11 janvier 2017

[Paix Liturgique] Summorum Pontificum: «un service rendu non seulement au christianisme mais au monde entier»

SOURCE - Paix Liturgique - lettre n°577 - 11 janvier 2017

En prévision du dixième anniversaire du motu proprio Summorum Pontificum, le journal catholique allemand Die Tagespost a publié le 30 décembre 2016 un entretien avec Martin Mosebach dont nous sommes heureux de vous proposer une traduction cette semaine. Romancier de renom outre-Rhin, auteur de récits, de poèmes, d’articles sur l’art et la littérature, de scénarios de films ainsi que de livrets d’opéra, Martin Mosebach est aussi l’auteur d’un livre très original, "Häresie der Formlosigkeit : die römische Liturgie und ihr Feind" (Hanser, 2002), publié en français sous le titre La liturgie et son ennemie : l’hérésie de l’informe, par Hora Decima en 2005, que nous avons souvent eu l’occasion de citer dans nos lettres, notamment en raison de la proximité entre Martin Mosebach et le cardinal Joseph Ratzinger.
I – ENTRETIEN AVEC MARTIN MOSEBACH
Recueilli par Regina Einig, Die Tagespost, 30 décembre 2016. (source)

1) Monsieur Mosebach, les fidèles traditionnels vont fêter en 2017 le dixième anniversaire du motu proprioSummorum Pontificum. En généralisant l’autorisation du rite romain traditionnel, le pape Benoît XVI n’a-t-il voulu faire de cadeau qu’à ceux qui croyaient déjà au Christ ?

MM : Je ne qualifierais pas simplement Summorum Pontificum de « cadeau ». Ce fut bien plutôt une tentative sérieuse de correction d’une faute massive et dangereuse pour toute l’Église. Malheureusement entreprise dans un monde marqué par les événements de 1968, la réforme liturgique issue du concile Vatican II a abouti en différents lieux à une dramatique incertitude sur la nature de l’Eucharistie. La tentative d’évincer totalement l’unique forme de messe jusqu’alors valable a représenté une rupture de tradition car, jamais, l’Église n’a interdit un ancien rite.

2) Qu’apporte sur le plan doctrinal la liturgie traditionnelle ?

MM : Quoi que l’on ait pu reprocher à l’ancienne liturgie, elle ne permettait en aucun cas, à la différence de la liturgie réformée, d’erreur sur sa nature. C’est pourquoi il était nécessaire de lui rendre une place d’honneur parmi les livres liturgiques. Je voudrais souligner en outre qu’il s’agit d’un service rendu non seulement au christianisme mais au monde entier. Car la liturgie traditionnelle, en tant que forme visible du christianisme, est le fondement non seulement de l’Église mais aussi de la culture qui émane d’elle. Cette liturgie est l’authentique architecte de nos grands édifices religieux ; c’est elle qui a inspiré la musique, la peinture et la sculpture. La basilique romane, la cathédrale gothique, l’église baroque parlent d’elle. Sans la liturgie traditionnelle, ces édifices sont incompréhensibles. C’est pour elle qu’ils ont été construits. Du fait qu’ils demeurent, d’une façon ou d’une autre, les sanctuaires de notre religion, il est hautement significatif que le culte qui les a générés ne tombe pas dans l’oubli.

3) Pourquoi ceux qui cherchent Dieu trouvent-ils parfois plus facilement la vérité de l’évangile dans la célébration de la liturgie traditionnelle que dans le nouveau rite ?

MM : Les personnes éloignées de l’Église, mais que ce monde sécularisé ne satisfait pas, s’étonnent souvent de constater, au contact de l’ancienne liturgie, que leur monde matériel antimétaphysique a des failles et des trous. Ils découvrent qu’il n’est pas l’unique réalité et qu’il y a un autre monde au-delà. Aux yeux de ces personnes, le reproche le plus communément fait à la liturgie traditionnelle, à savoir de ne pas être « de notre temps », apparaît au contraire comme une qualité appréciable parce qu’ils veulent justement entrer en contact avec une autre réalité que celle qui les entoure et les étouffe.

4) Selon le pape François, Benoît XVI a simplement répondu aux attentes « de certains groupes et personnes qui avaient de la nostalgie » (ici). Que pensez-vous des reproches de nostalgie et d’esthétisme qui sont souvent adressés conjointement aux croyants attachés à l’antique rite romain ?

MM : Ce reproche est un bel exemple de la « mentalité postfaktisch » [néologisme allemand signifiant « qui ne se soucie plus de la vérité », NdT] qui caractérise notre époque. Le combat pour la liturgie traditionnelle a commencé il y a près d’un demi-siècle. Ses premiers défenseurs sont pour la plupart déjà morts. Des générations complètement différentes poursuivent ce combat. Celui qui s’engage aujourd’hui pour la liturgie traditionnelle ne l’a généralement pas connue dans sa jeunesse : il n’y a donc aucune place pour la nostalgie. En ce qui concerne le reproche d’esthétisme, il est un fait qu’il y a, parmi nos contemporains, une méfiance et même une haine à l’égard de la beauté. C’est un phénomène très répandu, qui relève de la psychopathologie : alors qu’autrefois la beauté était une preuve de Dieu, aujourd’hui la liturgie traditionnelle suscite des réactions violentes tout simplement parce qu’elle est belle.

5) « La loi de la prière correspond à la loi de la foi » : le sel de la liturgie traditionnelle peut-il se faire sentir dans une Église dont le magistère lui-même semble avoir rendu les armes ?

MM : Raison de plus pour y recourir ! Au milieu de la tourmente des opinions et des luttes partisanes, alors que le magistère semble se chercher un nouveau rôle, il est important de ne pas perdre de vue la tâche propre à l’Église : mettre les croyants en rapport avec le Christ présent dans les sacrements. La doctrine et la morale viennent seulement en second lieu dans l’Église du Christ. Chaque messe a infiniment plus de signification qu’une parole du Pape. Et elle en aura d’autant plus qu’elle sera célébrée dans une forme qui manifeste sans ambiguïté ce qu’elle contient.

6) À la grande surprise de ses formateurs, le jeune clergé est de plus en plus attaché à la liturgie traditionnelle. Personne n’a conduit ces jeunes prêtres et séminaristes sur le chemin de l’ancienne messe. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

MM : Celui qui se sent aujourd’hui appelé au sacerdoce – et il n’y a personne pour qui j’ai autant d’admiration que pour ces jeunes gens – comprend très vite que la prêtrise est indissociable des sacrements. Si on n’a pas une idée claire des sacrements, on peut bien être assistant social, enseignant, responsable associatif, mais pas prêtre. Le sacerdoce dépend de la messe que le prêtre célèbre in persona Christi. Or il est évident que cet agir in persona Christi saute aux yeux dans le rite traditionnel.

7) Y a-t-il un élan missionnaire qui se dégage des grandes démonstrations de foi – comme par exemple le pèlerinage de Chartres – organisées par les tenants du rite romain classique ?

MM : Je pense que les événements comme ce pèlerinage vraiment unique vers Chartres sont avant tout destinés à rassurer les participants eux-mêmes : ils se rendent compte qu’ils ne sont pas les seuls à avoir les mêmes convictions, qu’ils partagent leur foi avec beaucoup d’autres et qu’ils peuvent vraiment faire l’expérience d’être membres de l’Église. Évidemment, il arrive aussi que, de retour à la maison, les participants sentent grandir en eux le courage et l’enthousiasme pour rayonner leur foi dans leur entourage quotidien.

[…]

8) Comment envisagez-vous l’avenir ?

MM : À long terme, je pense que le motu proprio Summorum Pontificum va produire tous ses effets. Il y est dit que l’ancienne et la nouvelle messe sont « deux usages de l’unique et même rite ». Si cela veut bien dire ce que cela veut dire, le nouveau rite doit donc pouvoir satisfaire aux normes de l’ancien. Il est clair que, pour l’instant, il ne saurait en être question. Mais, tôt ou tard, il apparaîtra peut-être même au plus aveugle que dans la relation entre les deux rites, il y a quelque chose qui ne marche pas. Le jour d’une « réforme de la réforme » pourra alors être proche...
II – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE
1) Un journal catholique grand public s’intéressant au monde traditionnel et donnant honnêtement et librement la parole à l’un de ses acteurs et pas à l’un de ses contempteurs, c’est donc possible ? Y compris en Allemagne, pays où le modernisme théologique et liturgique continue pourtant de faire des siennes ? Voilà de quoi nous faire formuler le vœu pour 2017 de voir La Croix dresser le portrait de l'Abbé du Barroux ou de Fontgombault, ou celui du curé de Saint-Eugène Sainte-Cécile.

2) Il faut dire que Martin Mosebach est considéré comme un des grands romanciers allemands. Marié à une luthérienne convertie, son parcours n’est pas sans similitudes avec celui de GK Chesterton : il ne s’agit pas d’un auteur chrétien qui publie pour le petit nombre, mais d’un écrivain de premier plan qui parle librement de sa foi catholique. Pour cette raison, son livre sur la liturgie avait représenté en 2002 un véritable événement Outre-Rhin, au point que Martin Mosebach fut invité en 2004 à prononcer une conférence sur ses idées liturgiques devant l’assemblée du catholicisme allemand, de tendance très progressiste, le Katholikentag, au cours de laquelle il alla droit au cœur du sujet : « La crise de la liturgie n’est pas pour moi une forme de décadence : elle est quelque chose d’infiniment plus grave. Elle représente à mes yeux une catastrophe inédite, une catastrophe spirituelle et culturelle. »

3) « La liturgie traditionnelle, en tant que forme visible du christianisme, est le fondement non seulement de l’Église mais aussi de la culture qui émane d’elle »: la sensibilité de Martin Mosebach rejoint ici celle des innombrables artistes catholiques ou non qui, depuis la réforme liturgique, ont mis en garde l’Église contre la tentation de faire table rase de son patrimoine qui est aussi, et pour une part non négligeable, celui de l’humanité entière. Martin Mosebach avait fait partie des signataires, en 2009, d'un appel à Benoît XVI « pour le retour à un art sacré authentiquement catholique ». Il avait ensuite fait partie des artistes reçus par le Pape dans la Chapelle Sixtine, le 21 novembre 2009. Tout comme le philosophe Robert Spaemann, Mosebach fait partie des amis de Joseph Ratzinger et peut être considéré comme l'un des interprètes de celui dont l’histoire retiendra en définitive qu’il fut le Pape de Summorum Pontificum, celui qui dressa une première réaction officielle et institutionnelle contre cette « hérésie de l’informe » que la nouvelle liturgie a pu représenter tant du point de vue esthétique que théologique.

4) Dans un monde en pleine crise d’identité, où déracinement et hybris technologique vont de pair, la messe traditionnelle est une garantie d’équilibre et de stabilité car elle ordonne toutes choses à Dieu et non seulement relie la créature à son Créateur mais aussi l’homme moderne aux générations qui le précèdent tout en l’ouvrant aux générations à venir. Elle « manifeste sans ambiguïté ce qu’elle contient » résume parfaitement Mosebach.

5) Parlant du pèlerinage de Chartres, Martin Mosebach considère que sa première vertu – et celle des événements similaires – est de « rassurer », au sens de regonfler, ceux qui y participent. Cette vision, un peu restrictive, de ce qui est la première manifestation visible de la jeunesse et de la vitalité de la liturgie traditionnelle dans le monde, n’en demeure pas moins vraie. Elle est vraie d’un point de vue spirituel car la foule de Chartres restaure l’âme des pèlerins aussi sûrement que pourrait le faire une retraite solitaire dans le silence d’une abbaye. Mais elle est aussi vraie d’un point de vue ecclésial car elle redonne à des fidèles qui se sentent souvent isolés au niveau diocésain – même s’ils appartiennent à une communauté traditionnelle active – le sens de l’appartenance à la communauté ecclésiale. Ce qui était vrai du temps du motu proprio Ecclesia Dei, qui voyait les fidèles traditionnels comme une communauté à part de l’Église locale, reste hélas encore vrai à l’heure des 10 ans du motu proprio Summorum Pontificum qui, pourtant, traite les fidèles traditionnels comme des membres à part entière de la paroisse. Car, pour l’heure, la pratique n’est pas encore à la hauteur de la théorie.