16 janvier 2017

[Vivier du Lac - Ex Libris] «C’est moi, l’accusé, qui devrais vous juger!»

SOURCE - Vivier du Lac - Ex Libris - 16 décembre 2016

Commentaire des actes du Magistère pontifical condamnant les erreurs modernes« Un jour la Vérité reprendra ses droits. »
Il ne faudrait pas se méprendre. Avec un titre pareil [1] et un livre signé monseigneur Marcel Lefebvre, on pourrait s’attendre à un écrit de combat et vivement polémique. Mais rien de tel : il s’agit avant tout d’un cours donné par l’évêque à ses étudiants du séminaire international d’Écône. Le tout a été publié par les Éditions Clovis sous l’intitulé « C’est moi, l’accusé, qui devrais vous juger ! » [2]. La première édition date de 1994, et c’est la troisième que nous avons pu parcourir.
  
L’objet – ou du moins l’effet – principal de ce dossier très bien construit est de mettre en lumière des incompatibilités entre le Magistère constant de l’Église et certains documents conciliaires, comme la déclaration Dignitatis humanae (pas seulement ce qu’on leur fait dire – l’esprit postconciliaire –, mais aussi ce qu’ils disent). Le tout s’appuie sur des sources magistérielles authentiques, en multipliant les références et les citations.
  
L’ouvrage se compose de deux parties principales : 1° l’étude des documents pontificaux portant sur la franc-maçonnerie ; 2° ceux dédiés au libéralisme. L’encyclique E Supremi apostolatus de saint Pie X sert d’introduction à l’ensemble, tandis que tous les autres documents du Saint-Siège concernant ces matières font chacun l’objet d’un chapitre entier. Dans la première section, nous avons Quo graviora (Léon XII, 1826), Qui pluribus (Pie IX, 1846), Humanum genus (Léon XIII, 1884) et Custodi di quella fede (1892), tandis que nous trouvons dans la seconde Libertas praestantissimum (Léon XIII, 1888), Mirari vos (Grégoire XVI, 1832), Quanta cura (Pie IX, 1864), le Syllabus (1864), Notre charge apostolique (saint Pie X, 1910) et Divini Redemptoris (Pie XI, 1937). Mais cela n’empêche guère le professeur de s’appuyer sur de nombreux autres textes, à l’instar d’In eminenti (Clément XII, 1738), Providas (Benoît XIV, 1751), Ecclesiam (Pie VII, 1821), Inter praecipuas (Grégoire XVI, 1844), Quibus quantisque (Pie IX, 1846), Nostis et Nobiscum (1849), Incrustabili (Léon XIII, 1878), Quod apostolici (1878) ou Immortale Dei (1885).
  
L’auteur n’a pas d’autre programme que celui de saint Pie X (et de toute l’Église militante) : « Tout restaurer dans le Christ », Omnia instaurare in Christo. De là le rappel de grandes vérités, de foi mais aussi d’histoire ou de politique. Le constat d’introduction est réaliste : nous évoluons dans une société sans Dieu, une ambiance tout sauf catholique – d’où l’importance pour ceux qui auraient la chance de naître dans une vraie famille de remercier le bon Dieu pour cette grâce insigne [3].La liberté religieuse est dans le collimateur de monseigneur Lefebvre. Elle est injustifiable en théorie, puisque si le Christ est le fondement de l’Église et de la seule vraie religion, la sienne, il est impensable que l’homme puisse légitimement le repousser au profit d’une fausse religion, c’est-à-dire conçue par quelqu’un d’autre que Dieu. D’où l’incompréhension de l’intervention du Saint-Siège dans certains pays, ibériques notamment (les déceptions de Salazar et Franco sont à cet égard poignantes, p. 246), pour mettre fin à la reconnaissance officielle du catholicisme comme unique religion [4]. C’est la question de la séparation ou de l’union entre Église et Cité qui se pose [5]. Dans ce domaine l’argumentation du prélat spiritain est lumineuse : comme l’homme, créé à l’image de Dieu, est un « animal politique » (selon l’axiome aristotélicien bien connu) et que la société politique a été créée et voulue par Dieu, il serait illusoire et faux de penser que cette dernière pourrait être absolument séparée ou distincte de la religion, ou indifférente à son égard. En se trompant de route, ce n’est plus qu’une question d’années pour brader jusqu’au Décalogue et la loi naturelle…
  
Le constat ne s’arrête pas là. Il y a des conséquences aux premiers faits observés, à commencer par le laïcisme total : « La religion est absente de la vie publique ; l’homme est seul, il organise le monde, la société et toutes choses, absolument comme si Dieu n’existait pas [6]. » Naturellement, cela se couple à merveille avec le culte de l’homme [7], dont le pape Paul VI s’était lui-même fait l’apôtre en clôturant le concile Vatican II, comme si l’avènement de l’Antéchrist, conformément à un verset célèbre de saint Matthieu, était pour bientôt. Mais n’ayons crainte : Dieu remportera la victoire finale, et le Cœur immaculé de Marie triomphera, comme Notre-Dame l’a annoncé et promis à Fatima il y a un siècle déjà.
  
Monseigneur Lefebvre montre un visage très différent de celui que l’on dépeint parfois au sein des milieux les plus « avancés ». S’il défend héroïquement l’intégrité de la vérité, ce n’est jamais aux dépens de la charité, mais au contraire au nom d’une charité bien comprise et ordonnée. Il condamne donc logiquement la dureté de cœur : « reprendre les vices avec âpreté cause très souvent plus de dommages que de profit » (il cite saint Pie X) ; « Pour être hérétique, il faut être pertinax dans l’erreur, et pas seulement avoir prononcé une phrase hérétique » (cela, de fait, contre la posture de nombreux sédévacantistes d’hier comme d’aujourd’hui) ; « Se garder des conclusions hâtives » ; « Certains vont jusqu’à tirer des conclusions invraisemblables : “Un tel a dit telle phrase, donc c’est un libéral. Et si c’est un libéral, ce doit être un franc-maçon, donc il est excommunié…” Avec de tels raisonnements, tout le monde serait franc-maçon ! » [8].
  
La lettre apostolique Quo graviora de Léon XII, du 13 mars 1826, s’attaque notamment à la franc-maçonnerie, dans la lignée de Clément XII et de Benoît XIV. Au passage, monseigneur Marcel Lefebvre ne manque pas d’épingler l’œcuménisme iréniste moderne, qui alimente une conception protestante de l’Église (entre autres choses). Le fondateur de la FSSPX opère une distinction entre la généralité et l’exception : « Que, dans certains cas, un accord spontané se produise lors d’un événement, une catastrophe, un tremblement de terre, un raz-de-marée ou un cyclone, quand tous sont dans le malheur, ou en temps de guerre ; qu’alors on s’entende avec un groupe d’une autre religion pour porter secours aux malheureux, cela devient une action précise, qui n’engage pas la foi. C’est un acte de charité et c’est tout à fait normal. En revanche, créer des institutions permanentes est dangereux, parce que les principes ne sont pas les mêmes [9]. »
  
L’encyclique Qui pluribus, en date du 9 novembre 1846 et promulguée par le bienheureux Pie IX, stigmatise « le rationalisme [10] et les autres erreurs modernes propagées par les francs-maçons ». Où l’on remarque dès la première encyclique de ce souverain pontife que, contrairement à une légende bien tenace, il n’a jamais été un libéral – et, d’ailleurs, saint Pie X lui-même aurait été élu pape parce qu’on le croyait docile, mou, tolérant, conciliant… pour ne pas dire plus [11]. Revenons à nos moutons. Le principal écueil du rationalisme, c’est de penser que foi et raison seraient opposées, comme contradictoires. C’est l’envers du fidéisme : « Pourquoi croyons-nous ? À cause de l’autorité de Dieu qui révèle, bien sûr ! Mais nous avons aussi humainement de solides raisons de croire. […] Loin de la contredire, la foi est au contraire un complément de notre science, infiniment plus élevé, plus grand, parce que cette connaissance nous vient de Dieu et non pas simplement de notre raison humaine [12]. » Saint Thomas d’Aquin a, parmi bien d’autres, montré l’évidence de ces choses. « L’Église ne nous demande pas du tout d’accomplir un acte contraire à la raison. La foi est au-dessus de la raison, mais l’acte de foi est rationi consentaneus, il s’accorde avec la raison [13]. » Mais l’encyclique n’omet pas de révoquer l’indifférentisme en matière de religion, les attaques contre le célibat sacerdotal, le communisme… Comme le pédagogue s’adresse à des séminaristes, il n’hésite pas à mettre l’accent sur la haute mission des prêtres de Dieu, en rappelant un adage de la Chrétienté : « À curé saint, paroisse fervente ; à curé fervent, paroisse médiocre ; à curé médiocre, mauvaise paroisse ; à curé mauvais… il ne reste plus rien. » La question des vocations lui tient à cœur, et il remarque que l’éducation et l’instruction sont essentielles pour former les jeunes âmes, au point que 95 % des vocations sacerdotales en Italie étaient en son temps issues des petits séminaires, contre 50 %, malheureusement, déjà, en France à la même époque. La problématique de l’enseignement est si importante qu’il faut y appliquer un strict principe de précaution et ne laisser aucun poison se diffuser dans l’esprit des jeunes gens : « Que l’on chasse tous les professeurs, dira saint Pie X, qui auraient la moindre teinte de modernisme ou qui ne voudraient pas s’attacher à la doctrine de l’Église telle qu’elle doit être enseignée [14]. » Gabriel García Moreno avait appliqué avec succès cette politique en Équateur. La suppression d’un certain serment par nos pasteurs il y a un demi-siècle relève, à cet égard, d’une très grave responsabilité. Et les fruits en sont devant nos yeux… C’est aussi l’occasion de remettre en question la liberté religieuse des modernistes ou l’américanisme : « Mais la liberté des cultes, comme on entend aujourd’hui la liberté religieuse, la liberté de l’exercice extérieur des religions, cela conduit à la liberté de l’erreur, et l’erreur triomphe toujours sur la vérité. […] Bien sûr l’homme est toujours bien davantage tenté par une fausse liberté que par la discipline. L’ordre est toujours plus difficile, parce que moins attirant [15]. »L’encyclique Humanum genus de Léon XIII, signée le 20 avril 1884, n’est sans doute plus à présenter aux lecteurs du Rouge & le Noir. En l’introduisant, l’auteur commence par réhabiliter la sagacité doctrinale de ce pape, tout en déplorant son esprit trop débonnaire quant aux bonnes dispositions des républicains français et quant à la perversité d’un certain système électif et étatique. Il n’en reste pas moins qu’il a dans ses enseignements pourfendu la franc-maçonnerie, la cité de Satan, le naturalisme [16] et le rationalisme. Monseigneur Lefebvre rappelle ensuite que le dialogue entre l’Église et la maçonnerie est impossible, en ce que cette dernière refuse la Révélation et que, en dépit de quelques apparences, elle n’a en rien changé dans ses fondamentaux, sa raison d’être étant de rejeter l’existence d’une vérité objective unique. C’est la dictature du relativisme fustigé par le professeur Roberto de Mattei [17], ou encore Sa Sainteté Benoît XVI. Cela est si vrai qu’historiquement les francs-maçons ont toujours été les locomotives des mesures visant à détruire la civilisation chrétienne, notamment dans le domaine des mœurs (l’exemple du divorce est à lui seul assez éloquent). Ajoutez-y la (dés)éducation obligatoire de la jeunesse, les droits de l’homme et l’idéologie démocratique ruinant toute autorité, et vous obtiendrez un cocktail détonnant. Mais combien de chrétiens croient encore, de nos jours, au mythe égalitariste ? Pourtant, « [n]ous sommes tous inégaux et le bon Dieu l’a voulu ainsi. Il a voulu cette inégalité, ces différences, précisément pour que nous nous complétions et que nous nous aidions les uns les autres, que nous fassions partager nos dons avec ceux qui en ont moins reçu. C’est cela, la société [18]. » Assurément, sans cela, l’homme ne serait guère un animal politique à part entière…
  
Sur ces entrefaites, l’archevêque émérite de Tulle introduit une critique assez originale de la messe Paul-VI : son adéquation au rationalisme contemporain. Pour saisir toute la profondeur de sa réflexion, permettez-nous de citer un passage relativement long :
  
Un exemple de la pénétration du rationalisme dans la nouvelle liturgie, c’est justement que l’on a désiré que les fidèles comprennent tout. Le rationalisme n’accepte pas de ne pas comprendre quelque chose : tout doit être, à ses yeux, jugé par la raison. Bien entendu, au cours des offices liturgiques, nombreux sont ceux qui ne comprennent pas le latin, la langue sacrée, ou les prières qui sont dites à voix basse. Le prêtre est tourné vers la croix et les fidèles ne voient pas ce qu’il fait. Ils ne peuvent pas suivre tous ses gestes. La liturgie entretient donc un certain mystère. C’est vrai : dans la liturgie il y a un mystère et une langue sacrée. Mais, même si les fidèles ne comprennent pas ce mystère, cette conscience du mystère de Notre-Seigneur leur est beaucoup plus profitable que de leur lire à haute voix et dans leur langue toute la messe. […] Ils le disent eux-mêmes : entendre continuellement parler à haute voix les fatigue, les empêche de se recueillir ne serait-ce qu’un instant. Ils s’en plaignent. […] S’il y a une prière extérieure, c’est afin de favoriser la prière intérieure, spirituelle, l’élévation de notre âme vers Dieu. Le but recherché est d’élever les âmes vers Dieu. Tandis que la liturgie toute à haute voix, avec son bruit continuel, fatigue au contraire. Il n’y a pas un moment de silence. Et à la fin, lassés, les gens se détachent [19].
  
Ce n’est certes pas la lecture de la fort indigeste Réforme de la liturgie [20] de monseigneur Annibale Bugnini qui lui donnera tort… ! Pour détruire égalitarisme et rationalisme, Monseigneur met en avant le TOF : le tiers-ordre de saint François. Combien de grands saints en ont fait partie (à commencer par sa propre mère), ou alors ont été cordigères ! Mais Léon XIII ne se cantonne pas à la sphère religieuse : l’encyclique évoque le monde temporel, qui doit encourager les âmes à faire leur salut éternel. Pensons à Rerum novarum. Aussi les syndicats politisés (et toujours dans le même sens) sont-ils condamnés, au profit des corporations traditionnelles. Les « PME », plus proches du naturel et au maillage territorial extensif, sont préférables aux grandes concentrations modernes, où les travailleurs ne s’appartiennent plus en tant que tels, ni même en tant qu’habitants de villes ou de banlieues pleines de vices.
  
Libéralisme est un mot piégé. Aujourd’hui, trop souvent, sous la pression du communisme et du socialisme, on l’applique volontiers à la sphère économique. Comme si les libertés économiques [21] et corporatives n’étaient pas en réalité hautement traditionnelles ! En fait, la gauche n’a fait que reprendre et détourner un mot chargé d’un sens péjoratif. Ce libéralisme-là, incompatible avec le catholicisme et fustigé par l’Église, appartenait au champ des idées et à lui seul. Paradoxalement, la manœuvre de l’ennemi a fait mouche : la liberté pratique est honnie en économie et dans l’entrepreneuriat, tandis que le libéralisme est béni dès qu’il s’agit de mœurs dépravées… Singulier renversement de l’ordre naturel des choses !
  
Le libéralisme condamné par les papes consiste grosso-modo en un non-respect du principe intellectuel de non-contradiction. Le libéral ne va pas jusqu’au bout des principes, ou du moins ne les met pas – tous – en pratique. C’est un inconséquent ou un tiède. De ces hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. Une race de créatures détestée par Bossuet : « le libéral est absolument obsédé par la recherche de l’union, il ne veut pas combattre le mal [22]. »
  
Dans l’histoire de l’Église, monseigneur Lefebvre voit dans le dernier concile général en date un renversement historique. Une entrée de la politique moderne et de la dialectique marxiste (ou, tout au moins, révolutionnaire) au sein de l’Église. Après tout, le cardinal Suenens y avait lui-même vu, parmi d’autres, « 1789 dans l’Église » ! L’assise aurait suivi un schéma comparable à celui de l’Assemblée de 1789 et des années suivantes : « Il y avait les libéraux et il y avait les conservateurs, les cardinaux traditionalistes. Une division à l’intérieur de l’Église, on n’avait jamais vu une chose pareille ! Et cette division existe depuis que le libéralisme catholique est né à la faveur de la Révolution française [23]. » Et la situation ne s’est guère améliorée depuis, où, à cause de l’influence du luthéranisme et de son principe du libre examen malgré une raison « prostituée du diable » (cf. Luther), tout n’est plus qu’affaire de « sensibilité » et d’« impression », davantage même que de « volonté ». Et le libéralisme (pour ne pas dire l’égout du modernisme) de triompher en profitant de la pastorale.
  
Pour parler du libéralisme, vient naturellement l’analyse de l’encyclique de Léon XIII Libertas praestantissimum du 2 juin 1888, faisant magistralement le point sur la notion de liberté. On retiendra d’abord que la liberté est une marque d’intelligence, et que la faculté de faire le mal n’est en réalité qu’un défaut de notre liberté. La liberté de l’homme, par volonté divine, ne s’étend pas au mal, contrairement à ce que voudraient les modernes et les libéraux ! Monseigneur Lefebvre en donne un exemple, montrant que la liberté vraie doit s’exercer entre plusieurs biens : « lorsque des jeunes gens choisissent d’être séminaristes, d’être prêtres, ils auraient pu choisir autre chose, comme de se marier, ou de rester célibataires, ou d’exercer une profession. Ils ont choisi entre plusieurs biens, leur acte est méritoire, ils disposaient de la liberté pour cela, et non pour choisir entre le bien et le mal [24]. » Léon XIII disait que la liberté est la faculté de se mouvoir dans le bien. La liberté est donc la faculté de choisir des moyens dans l’ordre de la fin : la gloire de Dieu et la béatitude céleste. « C’est le fait d’être orientés vers la fin ultime, qui constitue la moralité de nos actes [25]. » Y contrevenir, c’est offenser Dieu : « Le péché a pour objet un faux bien, un bien désordonné, qui n’est plus ordonné à la fin [26]. » D’où la nécessité de bien orienter sa raison ainsi que des – bonnes et justes – lois, divines et naturelles d’abord, humaines ensuite (il ne s’agit pas de parler de dispositifs législatifs iniques à la Taubira ou, plus simplement, au non-« droit » contemporain que trop d’étudiants soi-disant catholiques prennent comptant par souci pécuniaire et carriérisme). D’ailleurs, pour se départir du subjectivisme juridique actuel (et des rapports de forces qui lui sont inhérents), rien de mieux qu’un petit rappel ecclésiastique : « Le devoir précède le droit : il est très important de retenir cela. Nous naissons avec des devoirs, et nous avons des droits pour remplir ces devoirs. Nous naissons avec le devoir d’adorer Dieu et c’est pour cela que personne ne peut nous en empêcher [27]. » Et paf pour les fadaises droit-de-l’hommistes !
  
C’est une liberté mal entendue qui pousse les hommes dans les abysses du vice, et tarit les vocations. Comme en octobre 1789, les vœux religieux sont suspects pour la plupart des gens, y compris catholiques nominaux, ne serait-ce qu’inconsciemment : « La vie contemplative a aussi disparu, il vaut mieux se livrer à l’action, n’est-ce pas ? Alors on a brisé les grilles, les sœurs sont sorties de leur clôture : fin de la vie contemplative. Résultat : plus de vocations [28]. » On est facilement pris dans la tourmente de l’activisme ; on veut occuper les plus hautes places le plus tôt possible, et plus personne ne sait rester à sa place, au plus grand dam de ce que pouvait préconiser le comte de Maistre dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg ; l’humilité n’est qu’un vague souvenir.Dans la sphère de la liberté, la modernité nous tend un guet-apens avec la dénommée liberté de conscience. C’est actuellement un véritable cheval de Troie qui s’insinue dans toutes les législations étatiques et supra-étatiques. Et les conséquences pourraient en être terribles :
  
Les protestants acceptent le divorce, les contraceptifs [29] ; les musulmans ont droit à la polygamie [30]… Faut-il alors que les États admettent tout cela pour que les “groupes religieux” puissent “orienter leur vie propre selon leurs principes religieux” ? Et après, pourquoi y aurait-il des limites ? Pourquoi pas le sacrifice humain ? On dira peut-être : c’est contraire à l’ordre public… Mais un père qui sacrifierait son enfant [31] gênerait-il vraiment l’ordre public ? Voilà à quel genre de conséquences cela nous mènera ! Et puis, pourquoi pas l’euthanasie ? Tuer les vieillards dans les hôpitaux, cela libère la société de gens dont la charge est écrasante, trop coûteuse… Une piqûre, et c’est fini ! Et sans gêner l’ordre public ! C’est effrayant. On peut dès lors tout admettre, au nom du “droit pour tous de ne pas être empêché d’enseigner” et de “manifester leur foi publiquement par écrit ou de vive voix” [32].
  
Le cardinal Pie avait rappelé que dire que 2 + 2 = 4 équivalait à refuser catégoriquement toute proposition erronée (2 + 3 = 4 par exemple). Il ne faut pas chercher bien loin pour se rendre compte de la réalité de ce fait élémentaire. « S’il y a une vérité, le bon Dieu ne peut pas donner à l’erreur un droit pour qu’elle se propage comme la vérité. Ce n’est pas pas possible. S’exprimer ainsi revient à insulter Dieu [33]. » Rappelons que nous ne sommes pas là en train de parler de la tolérance pratique évoquée par un saint Thomas d’Aquin, sachant qu’on ne peut toujours tolérer qu’un mal pour éviter de plus grands maux ou pour éviter de supprimer certains biens en extirpant le mal (voir la parabole du bon grain et de l’ivraie) : « une chose est tolérer, autre chose est donner un droit [34]. » Et « le bon Dieu lui-même permet le mal, bien qu’il ne le veuille pas. Il ne peut pas le vouloir, mais il le permet en vue d’un plus grand bien ou pour éviter un plus grand mal [35]. » Le Magistère pontifical constant n’a pas enseigné autre chose : « il n’y a pas de droit pour l’erreur [36] ». Seuls le bien et la vérité ont des droits, puisque fondés sur Dieu même ; le reste est de Satan, qui n’a aucune légitimité. Contre Chateaubriand et son libéralisme, il faut rappeler l’action inlassable et incessante du prince de ce monde qui profite de la moindre brèche : « faire le mal est plus facile que faire le bien ; c’est plus conforme au désordre de la nature humaine. C’est pourquoi, quand on laisse la liberté à tous, c’est l’erreur qui progresse [37]. » La doctrine de l’Église à ce sujet ne saurait pouvoir varier : « la tolérance religieuse, c’est vraiment la doctrine traditionnelle de l’Église, pour laquelle il est impossible de parler de liberté des religions. On tolère l’erreur dans certains cas, on ne lui reconnaît pas un droit naturel [38] ! »
  
On sait que l’encyclique Mirari vos de Grégoire XVI s’attaqua le 15 août 1832 à Lamennais en condamnant le libéralisme, l’indifférentisme et la liberté de conscience. Le pontife y rappelle l’inaliénabilité des doctrines établies, en pointant du doigt la perpétuelle incohérence de l’esprit libéral (le cardinal Billot ne pensait pas autrement) et la mort de l’esprit missionnaire inhérente à l’indifférentisme : « Il est donc absolument contraire à la doctrine de l’Église de parler d’évolution du dogme selon les époques, au rythme du progrès des sciences [39]. » Pareillement, quelques décennies avant Pie IX, Grégoire XVI identifie dans la liberté de conscience une simple et banale… liberté de l’erreur.
  
C’est comme naturellement que l’on peut passer de Mirari vos et Singulari nos à Quanta cura et au Syllabus du 8 décembre 1864. Trente ans après. Les erreurs modernes sont les mêmes, mais elles ont gagné du terrain à cause de leur apparence séductrice. Le mot État y apparaît enfin, dans des propositions condamnées. Sa conception moderne y est fustigée : « C’est le devoir de l’État de protéger la foi des fidèles contre les erreurs, comme c’est son devoir d’empêcher l’immoralité de se répandre [40]. » Si ces deux textes sont extraordinaires de clarté, ils n’ont malheureusement pas été entendus. Le libéralisme s’est insinué jusque dans le cœur de l’Église, d’où sa passion actuelle.
  
L’ouvrage « C’est moi, l’accusé, qui devrais vous juger » se termine de façon magistrale avec l’étude de textes de saint Pie X et de Pie XI. L’analyse de Notre charge apostolique, lettre aux évêques français sur le Sillon, du 25 août 1910, est extrêmement complète, avec de nombreux rapprochements effectués par rapport au concile Vatican II et l’après-concile, sur des cas et exemples concrets. Le tout est présenté à la manière d’un miroir, d’un renversement : « La situation est l’inverse de celle qu’a connue saint Pie X, car ce sont désormais les libéraux qui occupent Rome. Ce sont eux qui, maintenant, veulent imposer leurs idées. En apparence, les traditionalistes désobéissent à l’Église ; en réalité, ce sont eux les désobéissants [41]. » Monseigneur Lefebvre s’attaque alors, en s’appuyant sur les enseignements de saint Pie X, à l’indépendance de principe vis-à-vis de toute autorité, à l’amour mal entendu des pauvres, à la théologie de la libération, à la suppression et nivellement des classes, à la fausse conception de la dignité humaine (la véritable étant d’être fils de Dieu), à la démocratie sillonniste, à la devise maçonnique de la République française, à la fausse libération qui mène toujours à la violence… Voici, par exemple, pour l’amour du prochain : « On aime son prochain pour ce qu’il y a de Dieu en lui et non pas pour ce qu’il met de lui en lui, c’est-à-dire ses péchés, ses caprices, ses idées personnelles – non. On l’aime dans la mesure où il est avec Dieu et où il reconnaît que les dons naturels et surnaturels qu’il a reçus viennent de Dieu et que toute son activité est à son service. En outre, nous devons aimer notre prochain pour le conduire à Dieu. Et cela, même relativement aux biens matériels : tout doit être orienté vers Dieu [42]. »
  
C’est dans cette charité bien comprise que s’entend la nécessité de la foi, contre le relativisme, le syncrétisme et l’indifférentisme. Les fausses religions, quel que soit le degré de « semina Verbi » qu’elles renferment d’après le dernier concile en date, cantonnent l’homme dans ses erreurs et ses fautes. « La véritable charité, l’amour du prochain, la grandeur du mariage, celle de la femme, la dignité des enfants, la suppression de l’esclavage, sont bien l’œuvre de l’Église. […] On trouve dans toutes les fausses religions des pratiques absolument contraires à la loi naturelle de Dieu [43]. »
  
Face à ces erreurs, quand bien même elles auraient pénétré dans le sein de l’Église, tout catholique digne de ce nom se doit de redoubler de combativité : « Mais ce qui est et demeure un devoir, c’est de poursuivre l’erreur, de poursuivre le vice, d’empêcher l’erreur de se répandre et de la chasser. Pour les catholiques, pour tous ceux qui croient et qui ont la foi, obligation leur est faite de défendre la vérité contre l’erreur qui veut la détruire [44]. » Et il n’y a rien de moins militant que le langage moderne, « auquel on ne comprend rien et qui est équivoque [45] », « un langage tellement nébuleux et des termes invraisemblables, que c’est illisible, incompréhensible [46] ». Au passage, monseigneur Lefebvre s’en prend au concile Vatican II – argumentant sur sa non-infaillibilité et, partant, son caractère non contraignant – et aux papes depuis Paul VI qui ont versé dans le libéralisme (il donne l’exemple précis d’une anecdote vécue avec ce souverain pontife).Pour terminer le tout, l’étude de l’enseignement social de Pie XI est l’occasion de signaler les dégâts perpétrés par le libéralisme dans le domaine économique. C’est sur ces ruines que le socialisme et le communisme – « intrinsèquement pervers » – ont prospéré, et la seule réponse à apporter, comme toujours, est chrétienne.
  
En résumé, un bel ouvrage d’analyses de sources de première importance, remettant de nombreuses notions à l’endroit, pour lutter contre les influences étrangères au catholicisme, lesquelles lui sont dommageables. Une lecture profitable pour une solide formation sur les quelques actes du Saint-Siège qui y sont exhaustivement commentés. Un tremplin pour communier avec l’Église, dans son horizontalité comme dans sa verticalité !
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[1] Son origine est évoquée en deux pages et demie (p. 13-15), faisant état d’un épisode historique réel entre le cardinal Garrone et monseigneur Lefebvre, suivi d’une réponse de ce dernier à ses interlocuteurs de la Congrégation pour la doctrine de la foi.
[2] LEFEBVRE (Mgr Marcel), « C’est moi, l’accusé, qui devrais vous juger ! » Commentaire des actes du Magistère pontifical condamnant les erreurs modernes, Suresnes, Clovis, 2014, 352 p., 18 €.
[3] Ibid., p. 22.
[4] « Comme si les hommes, lorsqu’ils sont réunis en société, n’avaient plus de devoirs envers Dieu ! Comme s’ils n’en avaient que lorsqu’ils sont seuls ! Ce n’est pas possible. […] Rares sont les catholiques qui comprennent encore que l’on peut interdire l’expansion d’une religion dans un pays. C’est dire combien les erreurs ont pénétré les intelligences ! […] On entend dire : “Il est mieux que l’État laisse tout le monde libre en matière de religion”, mais c’est un raisonnement absolument contraire à ce que le bon Dieu a voulu. Quand il a créé les hommes et les sociétés, c’était pour que la religion fût mise en œuvre, et pas n’importe quelle religion ! » Ibid., p. 182-183.
[5] Nous n’employons pas le terme État en raison de son ambiguïté : l’abbé Julio Meinvielle a il y a plusieurs décennies, en dénonçant la pensée moderniste de Maritain dans une très exigeante Critique de la conception de Maritain sur la personne humaine publiée en Suisse par Iris (2011, 320 p., 26 €), pointé du doigt l’opposition entre l’État chrétien ordination et l’État moderne singulier physique. Ce dernier est encore philosophiquement pourfendu par le professeur Hans-Hermann Hoppe, chantre de l’école autrichienne d’économie, dans son seul ouvrage paru à ce jour en langue française : La Grande Fiction. L’État, cet imposteur, Fleurance, Éditions Le Drapeau blanc, 2016, 196 p., 17 €. En ce qui concerne les documents du Magistère, il faut encore se méfier des traductions françaises, puisque le terme État n’apparaît pas dans le texte latin de Mirari vos ou de Singulari nos. Même dans Vehementer nos, l’encyclique de saint Pie X condamnant en 1906 la dénommée « loi de séparation des Églises et de l’État » en France, n’emploie jamais le mot État, sauf à deux reprises, sous la forme de citations… pour parler de l’institution qu’est le « Conseil d’État » français ! Un sacré tour de force, qui est loin d’être anodin et revêt sans doute une portée doctrinale considérable et jamais perçue à sa juste valeur.
[6] LEFEBVRE (Mgr M.), « C’est moi…, op. cit., p. 30.
[7] C’est l’une des raisons de la critique du Novus Ordo par la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X : « Dans la nouvelle messe, on remarque surtout l’homme, c’est une messe démocratique. Alors que la messe de la Tradition, celle que nous disons tous les jours, est une messe hiérarchique : Dieu, le Christ, l’Église en la personne de l’évêque et du prêtre, puis des fidèles, et encore parmi ceux-ci il y a une hiérarchie. » Ibid., p. 35. Ou, encore, au sujet du magistère contemporain : « Lors du discours de Jean-Paul II au Bourget, on a remarqué que ce discours a été en grande partie consacré à la glorification de l’homme ; l’homme, l’homme… toujours l’homme ! Il l’a nommé sans cesse. » Ibid., p. 244.
[8] Ibid., p. 41-42 pour l’ensemble de ces citations.
[9] Ibid., p. 54.
[10] « Quel est le grand principe des rationalistes ? La domination souveraine de la raison humaine ! En définitive, l’homme se fait Dieu. » Ibid., p. 171.
[11] C’est ce qui ressort clairement de la formidable biographie que lui a consacrée SICCARDI (Cristina), San Pio X. Vita del Papa che ha ordinato e riformato la Chiesa, Cinisello Balsamo, San Paolo, 436 p., 25 €.
[12] LEFEBVRE (Mgr M.), « C’est moi…, op. cit., p. 67.
[13] Ibid., p. 71.
[14] Ibid., p. 84.
[15] Ibid., p. 86-87.
[16] « [L]orsque les papes condamnent le “naturalisme”, comprenons bien, ce ne sont ni la nature elle-même, ni la nature humaine qu’ils désignent, mais l’erreur qui consiste à dire que la nature n’a pas été blessée par le péché originel et, par conséquent, que tout ce qui est désordonné dans notre nature est tout à fait naturel, et que l’on n’a pas le droit de s’opposer aux instincts qui sont dans l’homme. » Ibid., p. 99-100.
[17] MATTEI (Roberto de), La dictature du relativisme, Paris, Muller, 2011, 118 p., 14 €.
[18] LEFEBVRE (Mgr M.), « C’est moi…, op. cit., p. 120.
[19] Ibid., p. 130.
[20] BUGNINI (Mgr Annibale), La réforme de la liturgie, Perpignan, Artège, 2015, 1036 p., 39 €.
[21] Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas un libéralisme économique, en réalité opposé à ces authentiques libertés économiques et corporatives, dans la mesure où il est établi au profit de quelques individus : les détenteurs de capitaux, les agents de l’État, les membres d’un parti, les amis du pouvoir, etc.
[22] LEFEBVRE (Mgr M.), « C’est moi…., op. cit., p. 151.
[23] Ibid., p. 148.
[24] Ibid., p. 161.
[25] Ibid., p. 162.
[26] Ibid., p.164.
[27] Ibid., p. 172.
[28] Ibid., p. 181.
[29] Selon le mot de Montesquieu, « La Religion catholique détruira la Religion protestante, et, ensuite, les Catholiques deviendront Protestants », combien de catholiques de nom sont donc en réalité protestants ? À tel point que les méthodes dites « naturelles » de « régulation des naissances », de plus en plus, ne procèdent pas d’une autre mentalité que contraceptive, prenant volontiers ancrage dans les foyers qui ont fait le pari – si l’on peut dire, car il est nécessairement perdant – de la modernité et de sa vie si peu naturelle. « Le mariage est fait pour avoir des enfants. Les refuser est un cas de nullité du mariage. Par conséquent, combien y a-t-il maintenant encore de mariages valides ? » Ibid., p. 250.
[30] Où l’on voit que le lobbying LGBT n’a pas procédé autrement que par cette brèche juridique.
[31] Comment ne pas songer à l’avortement, que des fous à lier prennent aujourd’hui pour un « droit fondamental » ou « essentiel », y compris quand ils se disent « catholiques » ?
[32] LEFEBVRE (Mgr M.), « C’est moi…, op. cit., p. 184.
[33] Ibid., p. 185.
[34] Ibid., p. 193-194.
[35] Ibid., p. 194.
[36] Ibid., p. 185..
[37] Ibid., p. 187.
[38] Ibid., p. 194-195.
[39] Ibid., p. 229.
[40] Ibid., p. 219.
[41] Ibid., p. 260.
[42] Ibid., p. 278.
[43] Ibid., p. 280-281.
[44] Ibid., p. 285.
[45] Ibid., p. 301.
[46] Ibid., p. 297.