16 octobre 2018

[Paix Liturgique] Martin Mosebach nous appelle tous à un nouvel et grand effort

SOURCE - Paix Liturgique - lettre 665 - 16 octobre 2018

Martin Mosebach, un écrivain de renom en Allemagne (Grand Prix de littérature de l’Académie bavaroise, Prix Georg Büchner, etc.), auteur de romans (par exemple, Un hasard nécessaire, Grasset, 2013), nouvelles, essais (comme Das Leben ist kurz. Zwölf Bagatellen, La vie est courte. Douze bagatelles, Rowohlt Verlag, 2016), de poèmes, livrets pour opéras (par exemple, les dialogues de Fidelio pour l’Opéra-Garnier), pièces de théâtres et pièces radiophoniques, nombreux articles sur la littérature, l’art, la politique, la religion. Dans un pays dont l’Église est malade des tensions progressistes qui ne cessent de l’affaiblir, Martin Mosebach a représenté l’un des principaux relais de la pensée et de la parole de Benoît XVI. Il a signé, avec des personnalités telle que Nikos Salingaros, Steven J. Schloeder, Steen Heidemann, Duncan G. Stroik, Pietro De Marco, Enrico Maria Radaelli, un appel « plein de tristesse la plus poignante préoccupation quant à la terrible situation actuelle de tous les arts qui ont toujours accompagné la liturgie sacrée ». Il a été invité à prononcer une conférence sur la liturgie devant l’assemblée du catholicisme allemand, de tendance très progressiste, le Katholikentag de 2004, où il développa le thème : « La crise de la liturgie n’est pas pour moi une forme de décadence : elle est quelque chose d’infiniment plus grave. Elle représente une catastrophe inédite, une catastrophe spirituelle et culturelle ». Dans cette ligne, il est l’auteur d’un livre très original, Häresie der Formlosigkeit : die römische Liturgie und ihr Feind (Hanser, 2002), publié en français sous le titre La liturgie et son ennemie : l’hérésie de l’informe, (Hora Decima, 2005). C'est tout naturellement vers lui que Paix liturgique s'est tourné pour préfacer l'édition allemande de son livret de présentation de onze sondages réalisés entre 2000 et 2017, en France d'abord puis dans sept pays d'Europe ( Italie, Suisse, Allemagne, Espagne, Portugal, Pologne et Grande-Bretagne ), au Brésil enfin, en 2017, qui révèlent tous, et qui ont révélé à notre préfacier quant à ses proportions, l'existence d'un important groupe de « silencieux », lesquels souffrent et peinent dans une Eglise saisie par l’hérésie de l’informe.
Préface de Martin Mosebach
Quiconque en Allemagne désire parler de ses expériences en matière de liturgie catholique doit d’abord décliner son âge et son origine car ce pays religieusement divisé connaît de telles différences dans les régions qui le composent qu’il ne peut être parlé de « catholicisme allemand » que dans un sens extrêmement superficiel, même si ces derniers temps la toute récente évolution a eu une influence fortement unificatrice.

Quand donc je dis que je suis né en 1951 à Francfort-sur-le-Main, cela signifie que je suis né dans une grande ville à majorité protestante faisant partie du diocèse de Limbourg, diocèse qui a toujours entretenu une certaine distance vis-à-vis de Rome. Je n’ai pas non plus connu la « culture catholique » d’avant le concile : détruites pendant la guerre, les églises ont par la suite été reconstruites dans un style très dépouillé. Les liturgies que j’ai connues dans mon enfance disparaissaient presque entièrement derrière un paravent de chants et de lectures de textes allemands dites devant l’assemblée et qui souvent pour la plupart n’étaient même pas les traductions des prières en latin. Cette « messe priée et chantée » comme on le disait alors en Allemagne, avec des chants que l’on avait même autorisés à remplacer les parties les plus importantes de l’ordinaire - chants du Gloria, du Sanctus - contribua de façon décisive à saper tout sentiment liturgique. Parmi les simples croyants, nombreux étaient ceux qui, gagnés par l’émotion, chantaient au cours de l’Offertoire des vers pleins de piété portés par des mélodies agréables à l’oreille, mais qui ignoraient tout simplement d’importantes parties de la Sainte Messe. Les servants d’autel que nous étions étaient entraînés à débiter à toute allure les répons en latin, la vitesse étant mesurée au chronomètre par l’abbé qui nous avait en charge. Il est révélateur de voir que par la suite, pour faire passer la réforme de la messe paulinienne, ce prêtre tint dans sa paroisse une « messe coca-cola ».

Peut-être ici et là en alla-t-il quelque peu différemment dans les vieilles régions catholiques d’Allemagne – dans les territoires ayant de tout temps appartenu à la Bavière, dans la région de Münster, à Mayence – mais force est de constater que bien avant le Concile Vatican II déjà, la pratique liturgique était le plus souvent loin d’être satisfaisante en Allemagne. Dès les années vingt, les mouvements de jeunesse catholiques avaient organisé des « messes expérimentales » qui ressemblaient étonnamment à ce que la réforme de Paul VI mit plus tard en place. Très tôt ce « mouvement liturgique » particulièrement florissant en Allemagne fut en fait un « mouvement anti-liturgique », impulsé par des théologiens importants qui étaient loin d’être tous progressistes. Romano Guardini lui-même, que vénéraient tant de catholiques conservateurs, eut en ce domaine une influence lourde de conséquences.

La réforme de la messe arrivait donc en terrain bien préparé : de larges cercles de la société avaient le cœur ignorant de ce qu’était la liturgie ; le sens de l’événement surnaturel qui se produit dans le mystère sacramentel s’était beaucoup amenuisé, notamment dans les classes cultivées. L’effet produit par cette réforme n’en fut que plus surprenant : elle fut certes majoritairement saluée en dépit de la manière brutale et irrespectueuse dont elle fut souvent mise en œuvre, mais en même temps les églises se vidèrent. Le catholique moyen acquiesça certes à la Réforme, mais en même temps, il renonça à aller à l’église. Comme si à l’instar de ce qui se passe dans un processus physique, la réforme avait dissous le magnétisme du rite. Les atteintes profondes portées au culte, jusqu’ici sans égales dans l’histoire de l’Église, avaient été justifiées par des nécessités pastorales, mais c’est justement sur ce point qu’elles échouèrent. De hauts dignitaires de l’Église eux-mêmes affirment aujourd’hui encore que sans cette réforme, le désamour pour l’Église eût été plus dramatique encore, argument non satisfaisant car l’histoire ne connaît pas le conditionnel.

Je ne m’explique pas comment en de telles circonstances un nombre significatif de catholiques allemands purent rester attachés au rite traditionnel ni comment ils purent s’intéresser à lui. Cela concerne d’ailleurs surtout la nouvelle génération de prêtres, des hommes jeunes, qui n’ont jamais connu ce que l’on pourrait appeler une « culture catholique ». Ils semblent deviner que sans une liturgie transmise la prêtrise reste incomplète. Mais même chez les croyants laïques on sent croître comme le sentiment d’une immense déperdition sans que l’on puisse discerner ce qui le nourrit. Les représentants officiels de l’Église s’en tiennent certes à leur attitude de refus, mais ils ont largement renoncé à leur fureur idéologique. On constate à l’évidence que la réforme post-vaticane fut loin d’avoir fait naître une nouvelle Pentecôte, mais qu’elle fut bien plutôt la preuve d’une profonde incertitude et d’une profonde faiblesse. Peu à peu semble s’imposer l’idée qu’une pratique millénaire en Allemagne ne saurait être radiée par un simple décret administratif. L’histoire allemande connaît nombre de profondes ruptures, mais elle connaît aussi tout autant de continuités qui perdurent par-delà celles-ci, et peut-être ce nouvel attachement au rite traditionnel de l’Église ressortit-il à cela.

La faveur croissante que rencontre l’ancienne liturgie ne doit cependant pas nous abuser par des chiffres qui impressionnent. La vérité théologique et mystique du culte traditionnel ne dépend pas de l’acquiescement du grand nombre. Sa légitimité dans l’Église, le rite traditionnel ne le tire pas du fait qu’il « plaise » à un nombre toujours plus grand de croyants, ni du fait qu’il les « intéresse », ni non plus de ce que de plus en plus de croyants « puissent imaginer pouvoir éventuellement le célébrer ». De tels chiffres certes peuvent faire réfléchir ceux qui dans les diocèses sont responsables de la manière dont sont administrés les sacrements. Ils jouent, ou plutôt doivent jouer un rôle pour les prêtres et les évêques qui, en ces temps où l’Église perd de son poids, réfléchissent à la manière d’enrayer le processus, par exemple en ne mettant pas d’entraves à ceux qui demandent avec conviction des célébrations régulières dans le rite ancien, mais au contraire en obéissant au Motu proprio du pape Benoît XVI et en accédant généreusement et en tous points à ce genre de requête.

Quiconque cependant a pénétré en vérité et en profondeur la pensée du rite traditionnel n’a nul besoin d’être conforté dans sa conviction par un nombre croissant de croyants qui le redécouvrent. La vérité du rite traditionnel ne dépend pas d’une adhésion massive, elle en est, bien au contraire, pleinement indépendante. On ne doit pas non plus se laisser tromper par cette adhésion sans cesse croissante : le rite ancien est difficile, il demande une fréquentation de toute une vie – je parle par expérience. Après avoir passé plus de trente ans à m’occuper de liturgie, je découvre aujourd’hui encore en elle des choses nouvelles qui jusqu’ici m’avaient échappé. La religion chrétienne peut se vivre à bien des niveaux, et chacun d’eux se justifie : la foi naïve des enfants tout comme la méditation philosophique, l’ascèse vécue loin du monde tout comme l’amour de la beauté et de la sensualité vécu dans le monde ; et la liturgie de l’Église peut être célébrée aussi bien par des analphabètes que par les intellectuels des grandes villes, mais cela ne change rien au fait qu’elle soit dans son essence même un mystère initiatique qui ne se dévoile ni au premier regard, ni au second, ni non plus au troisième, mais qui s’ouvre toujours plus profondément à celui qui cherche, et aussi à celui qui étudie ; et rien que pour cette raison, elle ne pourra jamais dépendre d’un suffrage à la majorité. Cela nous montre aussi ce sur quoi aujourd’hui se joue l’essentiel dans les cercles qui s’efforcent de faire perdurer le rite ancien, je veux dire la formation liturgique des croyants qui ne devront pas en rester à un vague sentiment de bien-être ni dans une sorte d’inclination instinctive pour que ce nouvel enracinement de la liturgie traditionnelle réussisse à long terme. Trop nombreux sont ceux aujourd’hui qui fréquentent la messe du rite ancien sans même savoir à quel point ils ont raison et combien ils font bien. C’est pourquoi le nombre étonnant de croyants qui en Allemagne déclarent avoir un penchant pour l’ancienne liturgie est avant tout un appel à un nouvel et grand effort.

Les compagnies de prêtres qui se consacrent exclusivement au rite ancien, mais aussi le nombre toujours plus grand de prêtres qui le célèbrent de temps à autre doivent, au sens littéral, au sens le plus strict du terme, se considérer comme des missionnaires. C’est comme cela que pourra être accepté, avec la reconnaissance qui lui revient, ce miracle qui a voulu que cinquante ans après une réforme liturgique menée à pas forcés et largement partie d’Allemagne, l’étincelle de la liturgie traditionnelle n’ait toujours pas cessé de brûler.

Martin Mosebach - 2018

Traduit de l’allemand par Françoise L’Homer-Lebleu