27 novembre 2018

[Henri de Begard - Le Rouge et le Noir] Abbé de Tanoüarn: «dans cette atmosphère apocalyptique où le droit naturel semble sombrer, il reste un idéal, communément partagé: la fraternité»

SOURCE - Henri de Begard - Le Rouge et le Noir - 27 novembre 2018

L’Abbé Guillaume de Tanoüarn vient de publier Le Prix de la fraternité aux Éditions Tallandier (Août 2018). Il a bien voulu répondre aux questions du Rouge & le Noir.
R&N : “Fraternité”, cela évoque un idéal abstrait, utopique et désormais vide de sens à force d’être brandi ad nauseam comme une incantation par la classe politique… Pourquoi en faire le sujet de votre livre ?
Abbé Guillaume de Tanoüarn : Le vrai sujet de mon livre, c’est de mener une recherche sur ce qui reste du bien commun aujourd’hui. Nous sommes dans une société individualiste dans laquelle les liens sociaux se distendent. Le patriotisme est moqué. L’Europe, on fait semblant d’y croire. L’entreprise devient gigantesque et, dans certaine grande boîte, on oblige les employés à se sentir « corporate », mais ce nouveau comportement est affreusement caricatural. Il repose sur une soumission à la hiérarchie et n’a rien de spontané. Quant aux familles, elles se décomposent et se recomposent, avec des parents qui parfois changent d’orientation sexuelle en cours de route. Rien n’est simple aujourd’hui quand on sort du milieu catho… Et même là… Dans cette atmosphère apocalyptique où le droit naturel semble sombrer, il reste un idéal, communément partagé : la fraternité, un mot présent dans la tradition républicaine, en particulier si l’on fait référence à la Révolution de 1848. Maurras, cité par Mona Ozouf dans sa belle contribution aux Lieux de mémoire de Pierre Nora, estimait que la liberté était un mensonge, que l’égalité était dangereuse (en particulier pour la liberté personnelle) et qu’il faudrait garder le mot de fraternité au fronton des mairies. La fraternité c’est ce qui rend possible le vivre ensemble (ou plutôt le vivre avec)… Cela reste en ce sens une valeur nécessaire.
R&N : En quoi la fraternité se distingue-t-elle du “bien commun”, autre principe philosophique et politique qui gagnerait lui aussi à être réhabilité ?
Abbé de Tanoüarn : Le bien commun, personne ne sait ce que c’est et les spécialistes se battent entre eux pour le définir : est-il plutôt politique ? Plutôt moral ? Même Aristote n’est pas clair sur le sujet. Il s’en tire en invoquant la transcendance et en affirmant que le bien commun, c’est ce qui est « plus divin que le bien individuel ». Le bien commun donc, c’est tout ce qui nous permet de nous dépasser. Quant à la fraternité, elle renvoie justement à ce dépassement de soi. La fraternité c’est le bien commun lorsqu’il naît, lorsqu’il ne se présente pas encore comme un concept mais comme une urgence vitale, comme une évidence.
R&N : La fraternité a un prix affirme le titre de votre ouvrage. Quel est-il ?
Abbé de Tanoüarn : Ce dépassement justement. La fraternité est louée dans le Nouveau Testament. Saint Pierre dans sa Première épître nous demande de « respecter toute créature et d’aimer la fraternité ». C’est très nouveau à l’époque. Cela ne va pas de soi. Dans l’Ancien Testament, la fraternité est toujours un lien problématique ; les exemples qui en sont donnés ne font pas envie : Caïn tue Abel, Jacob dépouille Esaü en toute bonne conscience ; Joseph est jalousé par ses frères et il échappe de peu à la mort qu’ils voulaient lui donner, à chaque fois cela ne fonctionne pas. Dans l’Evangile, la parabole du Fils prodigue montre à l’envi les limites du frère aîné quand il voit revenir son cadet qui a dépensé tout son héritage avec les prostitués. La jalousie trouve son chemin dans le cœur de ce garçon si parfait sous tous rapports. La fraternité ? Cela ne fonctionne pas s’il n’y a pas ce dépassement de soi que j’ai nommé dans ce livre une foi commune.
R&N : Vouloir retrouver la fraternité à partir d’une “foi humaine”, n’est-ce pas rejouer la question de la loi naturelle ?
Abbé de Tanoüarn : Chez saint Thomas d’Aquin, la loi naturelle dicte le bien à faire et le mal à éviter. Elle a pour organe la syndérèse, c’est-à-dire une sorte d’intuition, une mise en face de l’évidence qui est tout sauf une démarche démonstrative ou rationnelle. On peut effectivement la rapprocher de ce que j’appelle la foi commune, mais cette dernière expression insiste sur la nécessaire transcendance de cette connaissance du bien, qui, en pratique va avec la reconnaissance de Dieu, car comme dit Dostoïevski, « si Dieu n’existe pas tout est permis »
R&N : Mais la loi naturelle n’est-elle pas un concept issu du christianisme ? Et qui, comme celui des droits de l’homme, a bien du mal à survivre sans lui ?
Abbé de Tanoüarn : Non la loi naturelle est un concept grec – le logos d’Héraclite, bien avant Socrate. Cicéron en a été le grand vulgarisateur, comme le notait Maître Trémolet de Villers, dans son livre En terrasse avec Cicéron, dans lequel l’avocat cite par exemple cette formule de Cicéron : « La loi n’est ni une invention du génie des hommes, ni une décision arbitraire des peuples, mais quelque chose d’éternel qui règne sur le monde entier par la sagesse de ses commandements et de ses défenses ». Il est clair que nous n’avons plus ce sens de la loi naturelle. Mais tout indique qu’une fois sortis de l’artificialité dans laquelle nous vivons, elle s’exprimera de nouveau en chacun. La mode de l’écologie renvoie à la difficulté que nous avons à entendre en nous cette foi naturelle dans un bien divin.
R&N : Au moins peut-on dire qu’aujourd’hui la loi naturelle ne survit pas sans le christianisme ?
Abbé de Tanoüarn : Mais aucun d’entre nous ne peut survivre sans le christianisme. Vivre pour nous c’est le Christ. Cette proposition est universelle (c’est-à-dire catholique). Elle est valable, de droit et de fait, pour tout individu, qui vivra dans la mesure de son attachement (conscient ou inconscient) au Christ. Il faut accepter de ne pas voir le christianisme comme une chapelle qui serait de plus en plus étroite et étriquée. Le christianisme est présent dans notre monde, comme le levain dans la pâte, ainsi que l’indique la parabole du Seigneur que nous avons lue dimanche dernier. Cette foi humaine, qui est la condition de toute fraternité, est donc profondément marquée par la civilisation chrétienne, dont il nous reste au moins (personne ne le conteste encore) la morale du service : « Soyez soumis les uns aux autres » dit saint Paul aux Ephésiens de manière un peu provocatrice. Soyez au service ! Même les laïcs les plus agnostiques reconnaissent la notion de service public, de service du public, de service mutuel. La mort héroïque du colonel Beltrame, et les remous médiatiques qu’elle a suscités, montrent que cet idéal chrétien n’est pas encore perdu dans notre pays. Je ne suis ni décliniste ni adepte de ceux qui crient au suicide français !
R&N : La structure de votre livre met à plusieurs reprises deux auteurs face à face, l’un que vous défendez, l’autre que vous critiquez…
Abbé de Tanoüarn : Il y a deux grandes parties dans mon livre : la première qui englobe les quatre premiers chapitres, constitue ce que le Père Philippe nommait des « topiques historiques », parce que l’on ne peut pas prendre une position politique de manière argumentée et complète sans se situer par rapport à l’histoire. En opposant les auteurs deux à deux, je montre que l’histoire n’est pas aussi simple qu’on le pense. Par exemple, si je condamne les Lumières française et leur invraisemblable matérialisme dont Voltaire est le parangon, je montre que Diderot, l’auteur majeur de l’Encyclopédie, ne se réduit pas, malgré son athéisme revendiqué à ce matérialisme-là. Je compare des textes de l’un et de l’autre et il me semble que ma démonstration tient la route. J’essaie de monter par là simplement qu’il faut se garder de l’esprit de système, qui introduit toujours dans l’enfermement idéologique.
R&N : Défendre Adam Smith, l’un des théoriciens du libéralisme alors que le libéralisme est actuellement fortement critiqué, notamment à cause du développement de l’individualisme, a de quoi surprendre.
Abbé de Tanoüarn : Je condamne le libéralisme de Bertrand Mandeville, qui est platement matérialiste et mécaniste et je sauve Adam Smith parce que sa théorie de la Main invisible montre qu’il a, comme le Français Frédéric Bastiat deux générations plus tard, le sens de la finalité politique et de la Providence divine principe spirituel de toute société. Dans mon livre, je montre que la théorie de la main invisible n’est ni un hapax dans le corpus d’Adam Smith ni une déviance dans sa théorie, mais qu’il est directement issu de réflexions plus anciennes dans la vie de Smith, qu’il a concentrées dans un livre paru dix ans avant La richesse des nations, sa Théorie des sentiments moraux, vraiment à lire : Adam Smith reconnaît la nécessité d’une foi commune dans le bien pour que son capitalisme fonctionne. Si l’on ouvre encore la perspective, je dirais qu’il y a une impasse Bertrand Mandeville. Mais je ne crois pas que « l’Impasse Adam Smith » existe ailleurs que dans la tête de Jean-Claude Michéa. Même si j’aime les fulgurances de l’auteur du Complexe d’Orphée, j’avoue que je me méfie de ces marxistes qui mettent toutes les formes de capitalisme dans le même sac. Il faut distinguer d’une part la financiarisation du capitalisme mondialisé, avec son mécanisme implacable, qui fait penser à l’essai de Mandeville sur la ruche et les abeilles et d’autre part, ce capitalisme né en Italie au XIVe siècle et qui a tant apporté à l’humanité, avec l’esprit d’entreprise, esprit né de la foi comme le sent Max Weber, malgré sa référence trop étroite au protestantisme.
R&N : Faut-il distinguer fraternité et solidarité ?
Abbé de Tanoüarn : Étymologiquement le mot « solidarité » renvoie tout simplement à la solidité du lien et donc à une fraternité solide : une fraternité suivie d’effets.
R&N : Le rôle prépondérant de l’Etat et du service public dans la solidarité (sécurité sociale, chômage, aides sociales, subventions,…) est-il raisonnable (et responsabilisant)?
Abbé de Tanoüarn : Il y a eu des sociétés sans Etat : ce sont les tribus anciennes, ou alors tel pays, je pense à la Pologne qui pendant le XVIIIe et une partie du XIXe siècle fut une nation sans Etat. On peut penser à l’Irlande aux Kurdes ou aux Kabyles. Dans tous les cas le résultat n’est guère probant. L’Etat comme opérateur de la solidarité, l’Etat protecteur est une bonne chose. Mais il faut éviter de tomber dans ce que le pape Pie XI appelait très bien la statolâtrie, cette idolâtrie de l’Etat qui consiste à faire de l’Etat l’unique garant de la fraternité. Parmi les théoriciens de l’Etat moderne, malgré sa radicalité, Hobbes ne divinise pas l’Etat, puisqu’il reconnaît l’existence d’une « loi naturelle », alors que Rousseau supprime tout principe transcendant et prône un absolutisme de l’Etat et de l’idée républicaine. C’est lui qui est à l’origine de cet Etat tentaculaire que vous décrivez. C’est le grand « saint patron » des Etats modernes, mais ne le croyez pas sur parole, ce n’est pas un petit saint, c’est un pur produit des Lumières françaises. Il diffuse largement leur agnosticisme, leur mot d’ordre, qui est de ne prendre face aux religions que des positions hostiles.
R&N : Vous écrivez que St Thomas d’Aquin “mérite d’être considéré comme le premier théoricien de la fraternité”. Pourquoi ? Une telle affirmation ne va-t-elle pas indigner les augustiniens ?
Abbé de Tanoüarn : La formule est un peu obscure sortie de son contexte. Ce que je voulais dire, c’est que Thomas est le premier à théoriser, au-delà du désir naturel, qui nous permet de survivre mais au prix parfois d’une guerre de tous contre tous, ce qu’il nomme l’amour naturel, cet amour naturel par lequel, naturellement, nous aimons Dieu plus que nous-même et le bien commun plus que notre bien propre. Cet amour naturel est une notion foncièrement chrétienne, que l’on retrouve chez saint Augustin dans son De libero arbitrio sous le nom de « bonne volonté ». Mais la notion du péché originel corrompant l’âme humaine chez saint Augustin, détruit l’amour naturel. Pour lui, seule la grâce peut recréer dans l’homme l’esprit du don de soi. Pour saint Thomas, en tout cas dans son interprétation cajétanienne, le péché originel ne détruit pas la nature et la nature est capable par elle-même d’un don total pour l’autre. On retrouve là la vieille notion gréco-latine du héros humain, à laquelle saint Augustin, lui, ne croit pas. Je vous rappelle dans Les Confessions, cette image des deux jumeaux se disputant déjà pour le sein de la nourrice. La fraternité naît de la propension au don de soi, qui est en nous. Elle est en nous par nature, osent Thomas et Cajétan. On ne la trouve dans la nature déchue que par la grâce dit Augustin.
R&N : L’Église porte un intérêt de plus en plus grand au bien-être matériel des populations migrantes au point d’en faire une raison valable pour immigrer et une raison contraignante pour les accueillir de la part des pays plus développés. Ce matérialisme sans cesse mis en avant est-il compatible avec une véritable fraternité ? Plus généralement, comment conjuguer le matériel et le spirituel au sein de la fraternité?
Abbé de Tanoüarn : Pour les habitants d’Afrique subsaharienne, la « ruée vers l’Europe » (Stephen Smith) n’est pas une question de matérialisme seulement. Certes il y a eu un « story-telling » au sujet de l’Occident pays de cocagne, qui a bercé les rêves des jeunes Africains. Il y a 25 ans déjà, au Gabon, je me souviens que tous les gamins que j’avais devant moi au Caté (et qui n’étaient pas forcément malheureux) ne rêvaient que d’Europe. Mais aujourd’hui, ce n’est pas seulement un rêve. L’explosion démographique africaine (exemple le Nigéria : 40 millions d’habitants à l’indépendance. 210 millions aujourd’hui) crée un besoin de fuir, qui n’a rien à voir avec le rêve de générations précédentes. Il y a des situations extrêmes d’urgence humanitaire. Mais tout cela ne fait pas une fraternité en acte. La fraternité c’est l’égalité, et, avec la meilleure volonté du monde, des ados issus, sans éducation qui viennent grossir les rangs des mineurs isolés, même s’ils ont une égale dignité avec l’homme de la civilisation européenne, ne sauraient, sans hypocrisie réclamer cette égalité dont naît la fraternité. Les migrants sont destinés à devenir du petit personnel corvéable à merci. Il s’agit moins de les accueillir que de les faire travailler à bas coût (je pense au million de migrants de madame Merkel et à l’Allemagne où le SMIC n’existe pas au niveau du nôtre).

En tout état de cause, il est fatal qu’il y ait des migrants car il y a une attirance spontanée des pays riches pour les pays pauvres et, grâce à la mondialisation, une grande aptitude à la communication. Mais il faut accueillir pour intégrer et pas pour laisser végéter des populations déracinées dans les nouveaux terrains vagues de l’Occident, au nom d’un multiculturalisme qui est l’autre nom de l’indifférence. En temps normal, une telle attitude d’accueil serait spontanée. Le premier et le principal problème est celui de la démographie occidentale avant le choc migratoire et la culture de mort qui s’y répand toujours.
R&N : Vous affirmez que la fraternité a besoin d’une autre vertu sociale, la tolérance. Cette tolérance ne conduit-elle pas cependant, au nom de la fraternité, à atomiser la “loi humaine”, au sens thomiste du terme, du fait des revendications sociales et communautaires actuelles, et à revenir finalement au problème initial?
Abbé de Tanoüarn : Il y a deux formes de tolérance : la tolérance que l’on invoque aujourd’hui est une tolérance qui se construit à partir du refus de la vérité. Il ne faut admettre aucune forme de vérité, toute proposition, toute formulation relève de l’opinion et doit pouvoir supporter son contraire. La seule règle d’or est qu’il n’y a pas de règle d’or. La seule vérité est qu’il est interdit de parler de vérité. Cette tolérance-là est essentiellement antichrétienne, vous l’aurez compris. La tolérance dont je défends dans ce livre la nécessité, se construit au contraire à partir de l’affirmation d’une vérité forte, mais qui n’est pas immédiatement accessible à tous, qui reste une vérité libre d’accès comme elle est libre de droit : gratuite. Il est impossible de ne pas considérer que le chemin des personnes vers elle est différent d’une personne à une autre. Pour les chrétiens, encore une fois, dans la mesure où la vérité est essentiellement objet d’amour, elle n’est le sujet d’aucune contrainte, même si elle oblige les cœurs. D’où la tolérance envers les personnes qu’elle suscite, qui n’est pas une attitude optionnelle, parce qu’elle est l’attitude de Dieu même, le grand Tolérant, « qui fait briller son soleil sur les bons et sur les méchants » comme parle l’Evangile de Matthieu.
R&N : Après avoir pourfendu le multiculturalisme, vous envisagez quelques pages plus loin la question de l’union des croyants, c’est-à-dire du christianisme et de l’islam, car ”la seule alternative à la fraternité vécue me semble être une guerre civile”.
Abbé de Tanoüarn : La politique concrète est toujours l’art du moindre mal comme le répètent saint Thomas dans le De regno et Cajétan dans son opuscule sur l’usure. Au contraire, le mode d’emploi du plus grand bien possible, en politique, est toujours un mode d’emploi idéologique. Et donc promis à l’échec.