18 avril 2008

[Abbé Laguérie - Institut du Bon Pasteur] Le poids des mots ou la violence du verbe

SOURCE - abbé Laguérie - Blog de l'Institut du Bon Pasteur - 18 avril 2008

La richesse particulière de notre liturgie de Carême nous travaille, nous bouscule et nous…interpelle. J’ai horreur de ce dernier mot mais l’emploie à dessein comme une de ces innombrables déformations du vocabulaire qui, prenons-y garde, attaquent lentement et sûrement la pensée. Je ne suis chargé par personne de maintenir la langue française en bon état de marche quoique je m’y efforce pour mon plaisir personnel et peut-être aussi par respect de ceux qui me font l’indulgence de m’entendre, à défaut de m’écouter…
Mais quand cette déformation atteint la parole de Dieu, écrite ou transmise, il m’apparaît évident qu’il s’agit alors d’une question de fidélité à la Foi elle-même. Partant, le verbiage qui remplace et dénature la puissance de l’énoncé détruit du même coup le message du Saint Esprit et empoisonne le pain quotidien dont l’homme est censé vivre : la parole de Dieu. Et comme il ne se trouve presque plus de prédicateurs suffisamment nourris (pétris, plutôt) du phrasé de l’Ecriture pour en restituer à l’oral la violence écrite, le chrétien qui veut conserver dans sa teneur et sa saveur le Verbe de Dieu est condamné à se cramponner à l’Ecriture Sainte pour ne pas penser que Dieu ait perdu son temps à nous raconter des fadaises. Encore faut-il qu’il en ait une bonne version et qu’il sache lire cette empoignade passionnée de Dieu avec les hommes, dans la violence de ses couleurs. C’est une autre question…
Ce n’est pas là une attitude protestante mais une nécessité catholique de survie spirituelle. D’ailleurs, à part certain grands exégètes protestants que leur science rend quelque peu prudents et qui aiment vraiment l’Ecriture, l’absence du Magistère romain en exégèse fait se répandre la majorité dans les marécages du subjectivisme le plus abscond. Il suffit d’avoir discuté un jour avec des évangélistes ou des témoins de Jéhovah pour s’en convaincre. S’ils tombent sur un vrai connaisseur de l’Ecriture, ils grincent des dents en moins de dix minutes. On y apprend en aussi peu de temps que le Verbe n’est pas Dieu, que la vie éternelle n’existe pas (sinon un paradis terrestre bucolico-socialisant sur un fond de boite de camembert digne des plus mauvaises pubs), que Marie de Nazareth n’est pas plus vierge que cela (à quoi bon le serait-elle pour avoir mis au monde un fils d’homme comme tous les autres…) etc. et nous retournons aux fadaises précédentes d’un Esprit qui ne plane plus du tout sur les eaux vives, mais bien sur des marécages malodorants.
L’Ecriture Sainte conserve seule un phrasé divin que la langue des hommes a perdu. Et si les hommes retrouvent un jour cette veine quasi miraculeuse, ils le devront au Saint Esprit qui, ne pouvant inventer de nouvelles vérités, fécondera leur lecture de l’Ecriture. Il faut que nous-nous remettions à parler comme l’Ecriture, par l’esprit qui est en nous, mu par Celui qui est en Dieu. Ou bien le verbe divin ou la langue de bois. Il y va de la survie de Dieu en ce monde, car, dit le psaume, « les vérités ont été amoindries par les fils des hommes… ».
Tachons de préciser le génie de Dieu dans l’Ecriture Sainte et donc les caractéristiques providentielles qui confèrent à ce texte sa violence, sa saveur et sa puissance insurpassables de main d’homme. Certes, nous tenons par la Foi qu’Elle est exempte d’erreur, dans sa version originale, de la première à la dernière ligne. Mais ce n’est pas là sa force, c’est sa garantie. Je n’apprécie pas non plus ceux qui en vantent ses qualités littéraires. Outre qu’elles sont très loin de sauter aux yeux, (certains passages pourrait même passer pour illisibles, les prêtres me comprennent, qui récitent les psaumes) on voit mal l’Esprit de Dieu noyer dans des artifices de formes « la splendeur du vrai » qu’Il nous découvre. Cependant, et ceci n’est en rien contradictoire, on peut dire que le Saint-Esprit a le génie de la formule, mais carrément par contre. « Le Désiré des collines éternelles ! » employée par Jacob pour désigner le Messie dans la permanence de la race royale. « Conservez moi votre esprit principal » (Ps. 50) soupire David qui craint que son pêché ne lui « hôte son candélabre de sa place » (Apoc). Ou encore « Il y a ici plus que Salomon » lequel, au regard des lys des champs « n’a jamais été revêtu comme l’un d’eux ». (Jésus, bien sûr). Mais qui ne voit que la puissance de la formule, son incision, sa percussion appartiennent à la compréhension d’une vérité sublime tandis que la beauté du caractère littéraire en détournerait plutôt. (Sans préjudice d’ailleurs du recours au genre littéraire parfois utile à l’exégète). « Le semeur sortit pour semer sa semence… ». On peut y voir, y entendre même, le geste auguste et répétitif du semeur, mais ce n’est pas phonétiquement beau. Et tant mieux pour la parabole la plus ciselée et la plus aristocratique du Sauveur ! D’ailleurs le roi David qui n’écrivait qu’en chantant sous l’emprise de l’Esprit et se trouve être l’auteur des deux tiers des 150 psaumes ne se vantait-il pas « d’ignorer l’artifice littéraire » ?
L’Ecriture est juive, dictée par des juifs, pour des juifs (au départ en tous cas) et toute entière bâtie pour nous conduire au plus juif des enfants des hommes : Jésus de Nazareth, fils de David et de Dieu. Ce n’est parce que, venu chez les siens, les siens ne l’ont pas reçu que cela change quoique ce soit (pour nous qui sommes des greffons, d’après saint Paul), à l’économie divine de cette histoire entièrement juive. Au contraire ! Et il ne suffit pas de penser que c’est très bien comme ça parce qu’après tout Dieu l’a voulu. L’extraordinaire saveur et force de ce texte unique lui vient premièrement de cette tournure juive, de cette mentalité juive, de ce style juif dans lequel est raconté l’histoire d’un peuple entièrement destiné à accueillir le don de Dieu. Seule la divinité, du créateur (avant), du rédempteur (ensuite) sort la tête infiniment du scénario exclusivement juif de cette histoire du salut. C’est ainsi que sont passés dans le texte les caractéristiques indispensables à la puissance du message. On sait que les juifs (au moins ceux d’alors) sont étrangers à toute philosophie, réfractaires même. Il ne faut pas inverser les causes : ce n’est pas parce que les juifs tenaient déjà des réponses divines aux questions philosophiques qu’ils se sont abstenus de philosopher ; c’est parce que leur structure mentale, voulue par Dieu, était exempte de cet encombrement qu’ils ont été choisis pour livrer sans l’artifice de la science humaine, la parole de Dieu. Nuance déterminante. C’est elle qui donne ce premier génie de l’Ecriture et par là sa violence : la pensée y est toujours d’une concrétude saisissante, débarrassée de toute circonlocution humaine. Un exemple : si dans un langage châtié vous voulez dire son fait à un menteur, vous lui direz que son langage est double. Mais quand Dieu parle il dit « os bilinguae detestor » (Prov). En bon français : « j’ai en horreur la bouche à deux langues » ! On voit déjà la monstruosité de cette unique bouche en laquelle s’agitent deux langues de serpent…et ça vous coupe l’envie de mentir. A ceux qui se plaindraient des préférences divines (comme si Dieu n’avait pas ses préférences, ni même un quelconque droit à en avoir !) l’Ecriture vous assène « j’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü ». Et les exégètes nous fatiguent à faire dire à ce texte, avec mille précautions mondaines, qu’on aurait mal compris à faire dire à ces mots ce qu’ils disent. « Maudit soit celui qui pend au bois » dit le Deutéronome. Dieu peut maudire un homme vivant ? Et parce qu’il est déjà si cruellement frappé ? Est-Il un monstre ? Demandez à saint Paul : c’est avec cette phrase qu’il a compris le mystère insondable de la croix du Christ. « Malheur à moi si je n’évangélise pas » crie l’apôtre. Eh oui, un pasteur paresseux ou passé à l’ennemi n’y trouve pas son compte, je vous le concède.
Toujours dans le registre juif, semble-t-il, l’Ecriture Sainte ne dit pas les choses, elle les martèle. Les livres sapientiaux répètent toujours la même chose deux fois avec des mots différents, à longueur de pages. « Le fil double ne rompt pas et le frère, soutenu par son frère, est une forteresse imprenable » (Prov). Cette capacité de l’image forte dans un langage toujours concret, répété de deux (ou trois) manières, revêt une force de persuasion remarquable. Les Evangiles n’échappent pas à cette règle et l’on peut dire que la parole du Maître, c’est normal, porte au paroxysme cette constante. La construction du sermon sur la montagne obéit à un schéma répétitif d’une exceptionnelle puissance. « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens…et Moi je vous dis… ». Ainsi le harcèlement de Dieu dans la prière ou encore la nécessité d’être toujours prêts à la rencontre du Seigneur sont illustrés de tant de sentences et paraboles que le feu croisé de ces doctrines les rend contraignantes. Les deux récits de la création dans la Genèse, les trois Evangiles synoptiques, idem.
Car l’Ecriture ne démontre pas : Elle affirme ! Dieu a-t-Il besoin de démontrer ce qu’Il affirme ? A part saint Paul, peut-être, qui se contente de démontrer en affirmant, on n’y trouve pas de preuves. Tout au plus des explications du type de celle de saint Paul démontrant la résurrection de chaque chrétien par celle du Sauveur, leur tête. D’où, évidemment, la puissance d’autorité maximale déployée par l’Ecriture, à laquelle ne saurait prétendre aucun prédicateur depuis les Apôtres. Le record est encore détenu par le Seigneur. Et pas seulement par sa puissance de thaumaturge hors de paire (« Jeune homme, je te l’ordonne : lève-toi » « Lazare : dehors ») mais dans l’établissement des vérités les plus inadmissibles. Quand, au beau milieu du discours sur le pain de vie, les auditeurs rechignent et murmurent « mais comment cet homme peut-il nous donner sa chair à manger ? » l’explication de Jésus ne va pas s’embarrasser de théologie sacramentelle : « Si vous ne manger la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous ». Quand à ceux qui le ferons : « je les ressusciterai au dernier jour ». On comprend aisément la première réaction à des paroles semblables : « jamais homme n’a parlé comme ça » ! Les explications du Seigneur se bornent plutôt à ceci : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ».
Il y aurait encore mille et une choses à dire comme la rare puissance symbolique du texte sacré, dans les chiffres, dans les images inépuisables. La crudité des récits, également, dans les pêchés des hommes comme dans leurs hauts faits. A cet égard l’Exode et les livres des rois dépassent infiniment les meilleurs thrillers américains (vous me direz, c’est assez facile). Il y a par dessus tout cette histoire du salut, compliquée, rebondissante, surprenante mais une et captivante par l’omniprésence de Dieu qui est toujours le personnage principal de ces péripéties humaines. Dieu ! Qu’une histoire est désespérément ennuyeuse où Dieu n’est pas ! C’est Lui qui donne consistance à tout, et non pas seulement comme créateur (banal…) mais comme acteur, comme référence, comme présence, comme ambiance de la misérable et pitoyable anecdote humaine quand le soleil s’éclipse. Que je plains les athées ! Même leurs bons gros pêchés, même leur petite révolte sournoise n’a pas la moindre consistance. Pêcher ? Mais contre quoi ? Se rebeller ? Mais contre qui ?
Le XXIème siècle devra retrouver cette veine divine de la concrétude juive ou bien le christianisme disparaîtra. Devrons-nous réclamer aux juifs cette violence de l’Ecriture que nous avons perdue dans le marais de nos idéologies moribondes ? Mauvaise solution : chez eux la mauvaise lettre a tué l’esprit comme chez nous le mauvais esprit a tué la lettre. On ne serait pas plus avancés. Et puisque la violence du verbe est quasi interrompue, c’est presque désespéré. Notre religion est évidemment une religion du Verbe et non pas du Livre comme le répètent à l’envie les propagandes médiatiques (« les trois religions du Livre » : pouah !). Seul l’Islam est une religion du Livre, même si les talmudistes y ont réduit le judaïsme. Même chez nous, ce n’est pas l’Ecriture Sainte qui nous rendra la puissance du Verbe : elle n’en sera jamais que l’illustration la plus somptueuse, la trace culminante, le « ce dont Il est capable ». C’est le Verbe qui a fait l’Ecriture et non pas l’Ecriture qui a fait le Verbe. On nous avait pourtant prévenus : « tout a été fait par Lui ». Le mimétisme n’a jamais produit un bon verbe et copier l’Ecriture ne fera qu’un plagia. Je ne vois guère que le Saint-Esprit, le doigt de Dieu, qui puisse nous sortir de cette impasse mortelle du christianisme vieillissant, et de sa langue de bois. Celui-là seul qui l’a produite peut nous rendre, par fécondation (in vitro, hélas, sauf un viol), le fruit de la semence qu’Il a répandu si largement dans l’Ecriture, ultime témoin : la violence du Verbe, par Lui conçu.