Le Motu proprio : applications et ambiguïtés
La France est décidément une drôle de contrée. En certains pays d’Europe, la lettre apostolique du pape Benoît XVI n’était pas plutôt publiée que les épiscopats locaux, sans calcul ni retard, en faisaient application, allant jusqu’à devancer les desiderata des fidèles. Puisque l’ordo du Bx Jean XXIII et celui de Paul VI constituent un unique rite latin, en deux formes appelées à se nourrir l’une l’autre, pourquoi ne pas les appliquer ensemble ? C’est la volonté manifestée par le pape, successeur de Pierre, et c’est ce que la raison commande, tant au regard des divisions existant dans l’Eglise que des carences que les plus objectifs s’accordent à constater dans les deux formes liturgiques, à des degrés certes divers. Que faut-il de plus ? Eh bien non, chez nous, cela ne suffit pas. Cela ne suffit pas parce que, chez nous, rien ne doit être pareil qu’ailleurs. Un évêque français expliquait que notre contexte est spécial, à cause de notre propre histoire. Bien sûr. Mais si nous ne nous trompons pas, tout conflit s’exprime en histoire, et en histoires. Où que ce soit. Le propre d’un document comme celui que le pape a promulgué est d’en surmonter les logiques insidieuses, les raidissements, les fermetures irrationnelles. C’est à l’intelligence et au cœur qu’il s’adresse, à la bonne volonté et à la volonté bonne, c'est-à-dire orientée, voire traînée, si nécessaire, par la charité, et au-delà des contentieux. Est-ce toujours le cas ? A l’évidence, loin s’en faut puisqu’on observe ici ou là des réactions pastorales qui tendent à interpréter le document pontifical comme s’il ne s’agissait que d’un calque du Motu proprio de 1988 – entendez par là le Motu proprio tel que les pasteurs en question l’ont alors souvent interprété pour le vider de sa substance. Le pape Benoît XVI a beau rappeler qu’ainsi ont été manquées des occasions manifestes de réconciliation, rien n’y fait. A qui ne veut pas se résoudre à aimer, rien ne le presse, pas plus pour le présent que par le passé. Cela aussi fait partie de l’histoire, et d’une histoire douloureuse pour beaucoup. Une histoire malheureuse et, pourquoi ne pas le dire : une histoire souvent évangéliquement honteuse. Mais il faut être juste. Pour l’être il faut d’abord reconnaître ce fait : bien des pasteurs, qui se sont montrés initialement très hostiles au projet du pape, s’y sont finalement rangés. Parfois, sans doute, parce qu’ils pensaient, rassurés, que cela ne changerait rien à la situation acquise. Ils ne prenaient donc aucun risque à accepter un texte qui trouverait sa place en leur bibliothèque, où il pourrait gentiment vieillir à côté du Motu proprio de feu le pape Jean-Paul II… Parfois, aussi, par vertu, au sens où ils ont choisi loyalement, contre leur inclination première, d’entrer dans l’intention pacificatrice du Saint-Père. A ceux-là, qu’anime un esprit d’apôtre du Christ, va notre profonde gratitude. Etre juste, c’est aussi reconnaître que la tâche n’est pas aisée. Bien sûr, sur le papier, tout est simple. Il suffit de s’en rapporter au paragraphe 5 de la lettre apostolique. Vous disposez d’un « groupe stable » pour assister à la messe selon la forme extraordinaire ? Très bien, vous l’aurez ! Cependant, la pratique est plus complexe. L’histoire, puisqu’elle est invoquée, apporte sa leçon de choses. Et elle n’est pas forcément rassurante. Bien des groupes traditionalistes, on le sait, ne se sont séparés de Mgr Lefebvre, en 1988, que pour cette seule raison : non pas parce qu’il a eu tort, mais parce qu’il a été trop loin. Partir avec lui à l’aventure, en rupture déclarée avec le pape, sacrer des évêques, c’était trop. Mais sur le fond, bien des traditionalistes d’alors n’ont pas bougé d’un iota dans leurs positions intellectuelles. Il suffit de parcourir les pages du symptomatique Forum catholique, par exemple, dont on s’étonne autant du titre que des précautions qu’il prend pour le justifier, pour s’en convaincre. Près de 20 ans plus tard, on y rencontre les mêmes ingrédients : volontarisme forcené, libre-examen élevé au rang de discipline olympique, injures et hérésies, zèle haineux, on rencontre de tout – au milieu, il est vrai, de saines et réconfortantes exceptions – dans un pot commun de critiques systématiques et d’inintelligences obstinées mettant librement en cause la réforme liturgique, la hiérarchie et le concile. Dans l’entretien de Mgr Ricard, que nous avons rapporté il y a peu, celui-ci déclarait : « Par santé spirituelle, je ne consulte jamais les sites intégristes. Leur violence me ferait douter qu’une réconciliation soit possible… ». En vérité, pour parler ainsi, il paraît au moins nécessaire de les avoir consultés une fois. L’expérience est alors instructive, et le doute évoqué malheureusement justifié. Il est toujours difficile de s’exprimer sur ce sujet parce qu’il y a bien sûr de nombreux traditionalistes loyaux, ce que les évêques savent bien eux-mêmes, qui ne vivent plus dans les étroites catégories mentales de leurs aînés. Il y a aussi beaucoup de gens, qui, sans être traditionalistes, souhaitent accéder aux richesses de la forme liturgique extraordinaire. Mais il y aussi beaucoup d’hypocrisies, de doubles langages, volontaires ou non, parce que les esprits sont profondément déformés. Ce n’est pas sans dommage que l’on se laisse convaincre, dès l’enfance, que l’on est dépositaire exclusif de la vérité ecclésiale – de la fameuse Eglise de toujours – et d’une Tradition dont on se réserve de définir soi-même les contours. Le pape, en promulguant la lettre apostolique que nous évoquons, a pris soin de souligner fortement qu’il allait de soi qu’on ne pouvait prétendre à l’usage de l’ordo du Bx Jean XXIII si l’on ne reconnaissait pas aussi la sainteté de celui de Paul VI. Comment pourrait-il rationnellement en être autrement si l’on admet que les deux ordos sont deux formes d’un unique rite latin ? Admettre l’ordo du Bx Jean XXIII comme rite extraordinaire, pour en bénéficier comme tel, c’est nécessairement reconnaître la pleine valeur du rite ordinaire comme tel. Personne n'est obligé d'admettre cette articulation des deux rites, ni les qualifications qui en découlent, qu'il est permis de juger volontaristes à certains égards. Mais si on les admet, alors il faut en tirer les conséquences rationnelles et théologiques. D’aucuns se sont jetés, clercs ou laïcs, sur la lettre apostolique qui leur ouvre cet usage, en vantant la gloire d’un pape si généreux et si clairvoyant, si bien de chez eux en somme. Cependant, dans le même temps, ils ignorent superbement l’exigence énoncée par ce même pape au sujet de la forme ordinaire du rite, comme ils n’entendent rien savoir du concile, cause toujours supposée de tous les maux. Ils vont réclamer leur droit à, en bons modernes, sans se sentir liés par rien, sans concevoir seulement la duplicité de leur langage et de leur comportement. Ils continuent de diffuser le fameux Bref examen critique des cardinaux Ottaviani et Bacci (1), qui présentait la messe “de Paul VI” comme éloignée dans l’ensemble comme dans le détail de la théologie catholique de la messe, et certains prêtres pourtant gagnés de papolâtrie rejettent toute éventualité de jamais la célébrer, en s’abritant derrière des arguties à quatre sous, parce que cette célébration constituerait à leurs yeux une faute morale. On a beau avoir l’esprit large, où est l’honnêté intellectuelle en tout cela, et l’élémentaire loyauté naturelle qu’un évêque est parfaitement en droit d’attendre soit de clercs, soit de fidèles qui se présentent à lui ? Très récemment, l’évêque d’Amiens, Mgr Jean-Luc Bouilleret, a opposé une fin de non-recevoir à des traditionalistes de la Fraternité Saint-Pie X, qui réclamaient l’application de la Lettre apostolique du pape Benoît XVI à leur profit, en leur rappelant que ce document « était destiné aux fidèles catholiques en communion avec le Saint Siège ». On peut juger cette réaction très sévère et inadéquate, parce que le document à appliquer vise à provoquer une unité qui, par hypothèse, n’existe pas, et que cette réaction la rend impossible. De fait, cette réaction semble davantage être raisonnée, encore une fois, et c’est très regrettable, dans le cadre du Motu proprio de 1988 plutôt que dans celui de 2007. Cependant, pour sévère qu’elle soit, cette réaction typique n’en est pas moins compréhensible. Comment peut-on avoir la naïveté de penser qu’un évêque accueillera favorablement une telle demande quand ceux qui la présentent estiment que la messe qu’il célèbre n’est pas vraiment catholique ? De qui se moque-t-on ? Et si l'on continue ainsi, comment espérer que les choses s'arrangent jamais ? Il faut cesser ce jeu de dupes. Le document du pape réclame des évêques une grande générosité et une grande intelligence de l’unité, que l’on ne peut que souhaiter voir se développer davantage. Mais ce n’est pas sans contrepartie. Il est inconcevable de penser qu'il entre dans l’intention du pape qu’un traditionaliste puisse bénéficier de l’avantage offert sans contrepartie. Le pape ne propose pas aux intégristes déclarés ou refoulés de l’être au-dedans plutôt qu’au-dehors, avec un vernis de communion ecclésiale. Il invite à une conversion commune dans l’approfondissement de la lex orandi, pour le bien commun de l’Eglise. Aucun traditionaliste n’est obligé de s’atteler à cette œuvre-là. Mais s’il l’accepte, ce n’est pas trop demander qu’il le fasse avec loyauté. Il y a tout lieu de penser que l'application du motu proprio à laquelle il aspire s'en trouverait grandement facilitée.
(1) Il convient de rappeler, une fois encore, que le cardinal Ottaviani a rétracté ce document en termes tout à fait explicites et a énergiquement protesté contre l’exploitation qui en était faite. Cette diffusion, sous couvert de l’autorité du grand prélat, constitue donc une escroquerie morale. |