Pour ou contre la messe "tradi" - débat Jean Pierre Denis / abbé de Tanoüarn |
Valeurs Actuelles n° 3653 paru le 1er Décembre 2006 - valeursactuelles.com |
A Rome, Benoît XVI étudie la possibilité d’autoriser plus largement l’usage du rite traditionnel, écarté après Vatican II, projet qui a suscité de vives réactions, notamment en France. Pour en débattre, nous avons invité l’abbé Guillaume de Tanoüarn, membre de l’Institut du Bon Pasteur, récemment créé par le pape avec l’usage exclusif du rite traditionnel, et Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire catholique la Vie VA : Libéraliser l’usage du rite traditionnel, est-ce redécouvrir un trésor liturgique dont on aurait eu le tort de se passer, ou raviver inutilement des querelles dépassées ? Abbé Guillaume de Tanoüarn : Le plus simple pour parler d’un rite, c’est de parler de l’expérience qu’on en a faite. Je suis d’une famille extrêmement pratiquante, mais où on est allé très longtemps à la messe dans sa paroisse, tout naturellement. J’ai rencontré des jeunes traditionalistes quand j’avais 16-17 ans, qui m’ont attiré à la messe traditionnelle et en particulier qui m’ont fait assister à des messe basses, c’est-à-dire le rite pur, sans musique, sans décorum, et là j’ai vraiment ressenti une puissance spirituelle extraordinaire. Ensuite, regardant ce qui avait été écrit sur la messe, j’ai découvert que la messe était un sacrifice. J’assistais à la messe depuis toujours, et je ne savais pas que c’était un sacrifice ! Le mot me paraissait même repoussant, et en même temps, comme j’avais lu ça sous la plume d’un saint, saint Léonard de Port-Maurice pour ne pas le nommer, je me suis dit que ça ne pouvait pas ne pas être vrai. Donc on m’a caché des choses, il y a des choses que je n’ai pas comprises : je suis né en 1962, je n’avais pas connu ce rite avant et j’ai eu l’impression en rencontrant le rite ancien d’une redécouvert de la messe, je suis tombé amoureux de ce rite. J’avais déjà l’intention de devenir prêtre : donc je ne cherche pas à dire que tout était blanc avant et tout était noir après, l’ombre et la lumière, mais je suis vraiment tombé amoureux de ce rite et je me suis dit : c’est cela que je veux célébrer. Jean-Pierre Denis : Pour moi, s’il y a quelque chose d’extraordinaire dans Vatican II, c’est qu’on s’est ressourcé dans la Tradition, précisément. Et il y a une phrase du Concile qui fait que je suis catholique, une phrase qui n’a rien de révolutionnaire : « L’Eucharistie est la source et le sommet de la vie chrétienne. » Ça, c’est Vatican II. C’est la raison pour laquelle pour moi, comme catholique, lors de la messe, le Christ est réellement présent. Je vis donc comme une souffrance que l’on puisse laisser entendre que la messe célébrée tous les dimanches dans la plupart des paroisses n’est pas la messe. Que le prêtre soit sympathique ou antipathique, que la subjectivité individuelle soit encouragée ou non, que ça me plaise ou que ça ne me plaise pas, c’est toujours la messe. Je suis toujours un peu blessé qu’on puisse dire que ce n’est pas la messe, qu’on puisse lui mettre des adjectifs, qui pour moi ne sont pas infamants – "messe conciliaire", ce n’est pas infamant – : mais il faut sortir de cette époque où on avait envie de mettre des adjectifs partout, pour stigmatiser. Il y a quelque chose qui m’inquiète, c’est qu’on puisse ne pas se réconcilier sur ça d’abord. Je pense qu’il faut d’abord travailler cette question-là : la messe, c’est la messe, et la messe dite par des traditionalistes ou la messe dite de Paul VI, je ne sais pas ce que c’est – je sais ce que c’est que la messe. En revanche, je sais que le rite n’a évidemment, comme toutes les réalités vivantes, cessé d’évoluer, donc le missel de Paul VI n’est effectivement pas le même que celui du bienheureux Jean XXIII, lequel n’est pas exactement le même non plus que celui de Pie XII. Donc il ne faut pas mythifier une époque en particulier, mais accepter que le rite soit une réalité vivante. Abbé Guillaume de Tanoüarn : Quand vous dites que la messe est un rite qui, comme tous les rites, a évolué et que, effectivement, il y a eu la messe de Paul VI, mais aussi la messe de Jean XXIII, la messe de Pie XII, la messe de Pie X, que toutes ces messes ne sont pas tout à fait les mêmes, etc… Jean-Pierre Denis : Ah si, justement, je dis que c’est toujours la même ! Abbé Guillaume de Tanoüarn : ...qu’elles ne sont pas tout à fait les mêmes, mais qu’en même temps elles sont identiques… C’est bien ça ? Jean-Pierre Denis : Voilà ! Je suis ce que j’étais quand j’étais un bébé de six mois, je ne suis plus tout à fait le même, mais je suis la même personne. Abbé Guillaume de Tanoüarn : Mais il me semble quand même qu’il y a eu une réforme liturgique en 1969, qui n’était d’ailleurs pas prévue directement au concile Vatican II, qui n’en parle pas, et que cette réforme, en tout cas pour un certain nombre de ses artisans (je cite ici Annibale Bugnini, qui en a été la cheville ouvrière), il s’agit d’une véritable révolution du rite – révolution qui est apparue d’ailleurs très souvent aux fidèles qui l’ont vécue, ne serait-ce que parce que les autels ont changé de sens, et que le sens étymologique du mot révolution s’en trouve en tout cas conforté. Il y a la messe face aux fidèles, qui se veut avant tout une assemblée, qui se veut aussi avant tout un repas – je dis avant tout, je ne dis pas qu’elle ne se veut pas autre chose, mais c’est une question d’accent théologique très clairement mis. Et puis il y a la messe face à Dieu, qui se veut un sacrifice, non pas un sacrifice humain, non pas un sacrifice accompli par des hommes, mais le sacrifice du Christ, qui offre à nouveau son corps et son sang à son Père. Il y a donc d’une part une messe qui met l’accent sur les textes, sur l’enseignement, sur la pédagogie et l’assemblée, et d’autre part, une messe qui met l’accent sur l’action sacrificielle, sur la prière, sur la transcendance, sur le sacré. Certes, ces deux modèles eux-mêmes sont effectivement modulables : la messe de saint Pie V n’est pas la messe de saint Pie V, elle est antérieure et elle est aussi postérieure, puisque comme vous le dites, c’est la messe du bienheureux Jean XXIII – que personnellement je célèbre tous les jours –, et de la même manière, la messe dite de Paul VI a déjà évolué depuis sa promulgation, pour ce qui est des rubriques. Mais je crois quand même qu’on doit reconnaître que, fondamentalement, il y a des accents théologiques foncièrement différents et qui font de l’ancienne liturgie une richesse qui reste incontournable. Jean-Pierre Denis : Vous parlez de richesse : tout le patrimoine de l’Eglise est d’une extraordinaire richesse. Et je pense que nous n’avons jamais cessé et nous n’aurons jamais de cesse de nous ressourcer dans le patrimoine de l’Eglise. La question n’est donc pas de savoir s’il y a, ou non, de la richesse dans ce patrimoine. Je suis d’accord avec vous pour penser que l’Eglise a 2000 ans de richesse et de patrimoine dans lequel on ne peut cesser de se ressourcer. Je crois que l’erreur que vous faites est de penser que la Tradition existe comme un objet fixe, figé et que vous confondez la Tradition telle qu’elle a été portée au XIXe siècle avec la tradition de l’Eglise au sens beaucoup plus large du terme, qui est quelque chose de vivant. Voilà, je crois, le désaccord que nous avons. Pour moi cette Tradition est vivante et je ne voudrais pas que l’on se mette à idolâtrer une époque particulière. Ni l’époque du Concile, ni aucune autre époque. Plutôt que de mythifier les époques particulières, il faut essayer de vivre l’Eglise telle qu’elle est aujourd’hui. Abbé Guillaume de Tanoüarn : Je crois que ce vous dites est très important et je vous remercie de nous en avertir : il ne faut pas que nous donnions l’impression de mythifier une époque. Il est vrai que la Tradition est vivante, je vous remercie de le souligner, ce n’est pas un objet mort, la tradition de l’Eglise ne sent pas le cadavre. On a eu l’occasion de la comparer à un grand fleuve : cela me gêne toujours un peu. C’est beau un fleuve, c’est vrai, et il y a des fleuves qui sont plus beaux que d’autres, plus lents que d’autres, plus rapides que d’autres. Mais j’en reste quand même à Héraclite qui dit que l’homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et je crois que la tradition de l’Eglise est faite pour apporter un certain nombre de constantes, même si nous nous les approprions de façon toujours différente selon l’époque dans laquelle nous vivons. (Je pense que nous serions très surpris, par exemple, de la manière dont saint Benoît Joseph Labre, au XVIIIe siècle, pratiquait sa foi). Et il me semble que dans cette tradition vivante, il y a des formes, formes liturgiques, formes théologiques, qui sont des invariants. Un invariant, c’est quelque chose qui ne change pas au milieu du fleuve qui change. Le fleuve existe, mais il y a dans ce fleuve des îlots à sec sur lesquels on peut prendre pied et qui nous aident à nous orienter. Jean-Pierre Denis : Je suis d’accord avec vous sur ce point. Mais pour moi, l’invariant par excellence c’est le fait que le Christ est réellement présent dans l’Eucharistie telle qu’elle est célébrée. Et là, on touche un point absolument essentiel : soit on considère que ce que je dis à l’instant est vrai - auquel cas, je ne comprends pas que vous, monsieur l’abbé, vous ne puissiez pas vous retrouver avec moi un dimanche dans ma paroisse à la messe à laquelle j’assiste ; parce qu’il me semble que cela résume le cœur de la foi catholique. Si ce que je dis est vrai, il me semble impossible que vous ne soyez pas amené, demain, par exemple, à concélébrer et à être présent à la messe chrismale avec votre évêque. Soit vous considérez que ce que je dis est faux, et il me semble que vous êtes en désaccord fondamental avec l’Eglise catholique. C’est la raison pour laquelle j’étais opposé à la création de l’Institut du Bon Pasteur, parce que je pensais que cette ambiguïté devait être levée d’abord. Cela dit, j’ajoute aussitôt que maintenant que cette décision a été prise, comme catholique je l’accepte et c’est la raison pour laquelle je suis ici en train de discuter. VA : Monsieur l’abbé, comment répondez-vous à Jean-Pierre Denis, sachant que les statuts de l’Institut du Bon Pasteur vous donnent mission de célébrer exclusivement la messe traditionnelle ? Abbé Guillaume de Tanoüarn : Je réponds de plusieurs manières. La réponse, comme vous pouvez l’imaginer, n’est pas simple. Je vous remercie d’abord d’avoir été aussi clair dans votre mise en cause. Je crois que c’est cette clarté qui nous fera avancer tous ensemble. Le premier aspect de ma réponse est doctrinal. Comme je vous l’ai dit, je crois vraiment que le rite de Paul VI, au moment en tout cas où il a été publié, a mis l’accent sur un certain nombre de dimensions de la messe, qui avaient été peut-être un peu occultées auparavant, mais qui ne sont pas les mêmes, en tout cas, que celles sur lesquelles le rite traditionnel insiste. Et je remarque que vous-même ne parlez à aucun moment du sacrifice de la messe. Et c’est vrai que ce terme est dur et que cette réalité doctrinale est difficile à comprendre, en particulier à notre époque. Mais pourtant, il me semble que, si on travaille la théologie de la messe, le sacrifice est vraiment l’essentiel. Pourquoi ? Parce que la sainte Cène, le jeudi Saint, c’est le Christ qui s’offre en sacrifice avant même que les soldats ou les fiers à bras venus de nuit au Jardin des oliviers aient eu l’occasion de l’arrêter. Il pouvait quitter Jérusalem, Il est resté. Il s’est donc laissé arrêter volontairement. Non seulement Il s’est laissé arrêter volontairement mais Il a pris du pain et Il a dit « Ceci est mon corps livré », Il a pris du vin et Il a dit « Ceci est mon sang versé », avant qu’aucun soldat n’ait mis la main sur lui. Par conséquent, à la Sainte Cène, le Christ a déjà, en intention, en offrande, réalisé son sacrifice. Et la messe est ainsi, pour nous, essentiellement un sacrifice. Ce sacrifice est bien sûr un repas, ce sacrifice est bien sûr une assemblée mais ce sont des dimensions qui sont secondes par rapport au sacrifice. Et donc, rien que du point de vue de ces différences d’accent, qu’il ne faut pas forcément exagérer, mais qui existent, et notre conversation en est un signe, je crois qu’il faut accepter la différence des rites et accepter qu’on puisse avoir une préférence fondée, profonde, pas seulement subjective ou esthétique, pour le rite traditionnel. Cela dit, bien entendu, si au nom de cette préférence on anathémise tous les autres et on dit que le rite rénové n’est pas légitime, on n’a rien à faire dans l’Eglise. Je crois que c’est toute la difficulté de la situation et la difficulté dans laquelle nous a mis la réforme liturgique. Il faut apprendre à se reconnaître mutuellement sans exiger l’uniformité. Et à cet égard, vous parlez de la concélébration. La concélébration est un acte propre au rite nouveau. Qui n’existait pas antérieurement sinon dans des circonstances vraiment exceptionnelles comme la messe d’ordination par exemple. La concélébration a des avantages : elle marque l’unité du presbyterium. Elle a des inconvénients puisque, par exemple, un certain nombre de religieux n’ont jamais dit la messe personnellement au bout de 5, 6 voire 10 ans de sacerdoce parce qu’ils disent la messe de communauté. J’en ai croisé. C’est aussi un inconvénient, réel. Jean-Pierre Denis : Il s’agit d’une fois par an, ce n’est pas tous les dimanches. Abbé Guillaume de Tanoüarn : Justement, il faut qu’on soit capables de ne pas uniformiser les rites et de se respecter l’un l’autre dans la différence. V.A : Cela nous amène à la question de la coexistence de différents rites à l’intérieur même de l’Eglise catholique. Les opposants à la libéralisation du rite traditionnel ont souvent mis en avant les risques de ce biritualisme en termes de communion. Jean Pierre Denis, je crois que c’est votre position… Jean-Pierre Denis : D’abord, je veux préciser que j’expose ici ma position personnelle comme simple laïc, comme intellectuel catholique. Je ne suis pas là en train de défendre une position officielle. Il est important de le rappeler. On a besoin d’une chose, c’est que les catholiques parlent – qu’ils se parlent certainement, mais déjà tout simplement qu’ils parlent, dans la société dans laquelle on est. On a besoin qu’ils disent ce en quoi ils croient. Aujourd’hui, je crois qu’on change d’époque. On entre dans une époque dans laquelle nous sommes tous amenés à dire ce en quoi nous croyons. Et cette crise, car c’est pour moi une crise, a au moins cette vertu de nous amener à dire ce en quoi nous croyons. C’est pour cela que j’ai pris deux risques. Le premier risque, c’est de dire que je n’étais pas d’accord avec la création de l’Institut du Bon Pasteur, quoi que je doive ensuite l’accepter, et un second risque qui est actuellement d’accepter ce dialogue. Je m’exprime donc à titre personnel parce que je crois qu’il est important que les catholiques disent ce en quoi ils croient dans la société dans laquelle nous sommes. Cela dit, je constate que les évêques, pas seulement Mgr Dagens dans la Vie (il l’a fait de façon particulièrement nette et courageuse aussi, d’ailleurs), ont manifesté, à Lourdes, dans une quasi unanimité, leur profonde inquiétude. Et je les comprends, je trouve bien qu’ils l’aient fait parce que le biritualisme nous conduit à un danger de relativisme, danger si souvent dénoncé par le cardinal Ratzinger comme l’un des principaux qui menacent le christianisme, et je crois que c’est profondément vrai. Il l’a tellement répété que je crois qu’aujourd’hui nous en sommes tous persuadés et je pense que c’est aussi un des messages importants de son pontificat. Il faut faire attention. Le relativisme existe un peu dans tous les domaines. Je ne crois pas que, chacun dans son coin, on puisse décréter quel est le rite, quelle est la messe. C’est un premier danger. Le second danger c’est qu’une mesure, qui ne soit pas pensée, voulue, travaillée par les évêques eux-mêmes mettrait gravement en danger leur autorité. C’est un danger très profond. J’ajouterais qu’à mon avis il est aujourd’hui écarté par le fait même qu’à Lourdes, les évêques se sont exprimé de façon unie et même spectaculaire. C’est la première fois que je voyais un message aussi clair autour du président de la conférence épiscopale. D’une certaine façon, je pense que cette conférence de Lourdes modifie fondamentalement les données du problème. Abbé Guillaume de Tanoüarn : Je suis tout à fait d’accord avec votre critique du relativisme. Elle nous mènerait d’ailleurs à une relecture de Vatican II, elle nous mènerait à toutes sortes de considérations sur la société actuelle et aussi sur la transmission de la foi, sur la catéchèse, etc. Mais je crois que l’Eglise s’est toujours honoré de respecter l’antiquité des rites. Et qu’un rite antique (on trouve cela très abondamment expliqué dans Dom Guéranger, mais aussi ailleurs) est par là-même un rite qui échappe à la relativité ; qui a été expérimenté, validé, en quelque sorte, par les siècles : s’y attacher ne peut pas être un signe de relativisme. Ce qu’il faut, c’est que l’attachement à ce rite ne se fasse pas au détriment de l’attachement à l’Eglise. Là aussi je vous rejoint. Et je crois qu’il y a un très grand danger aujourd’hui, sans qu’on l’ait toujours saisi, c’est que chacun veut avoir son « petit religion à soi » comme disait déjà la princesse Palatine. Son « petit religion à soi » en se faisant sa petite mixture personnelle à laquelle personne n’a rien à voir et rien à dire. L’honneur d’un chrétien c’est vraiment de reconnaître que s’il a Dieu pour Père, il a l’Eglise pour Mère et de vivre de façon filiale, et vis-à-vis du pape et vis-à-vis des évêques. Le grand défi qui nous est jeté à nous, Institut du Bon Pasteur, dans les circonstances un peu turbulentes qu’on vient de traverser, c’est de manifester envers et contre tout cet esprit filial envers l’Eglise. Pas seulement envers le pape, qui est loin, à Rome, mais aussi envers les évêques français parce qu’une Eglise est faite d’évêques. On ne peut pas réinventer la structure divine de l’Eglise. Le Christ l’a fondée comme ça et par conséquent cette reconnaissance d’un lien filial vis-à-vis de l’évêque n’est pas quelque chose de facultatif. Nous en avons tout à fait conscience, en tout cas pour notre part. Ce qu’il ne faudrait pas, c’est que cette conscience que nous avons rencontre une sorte soit d’hostilité soit de défiance systématique. Mais il me semble que l’assemblée de Lourdes aura vraiment aidé chacun à avancer dans le bon sens. Et qu’on doit en particulier de grands remerciements pour cela au cardinal Ricard, parce que si ses confrères évêques lui ont voté la confiance de façon si personnelle, c’est bien qu’il a un rôle clef à venir dans le dénouement de cette crise. V.A : Vous parliez de la tentation de faire sa petite cuisine chacun dans son coin, et le cardinal Ricard y faisait également allusion en conclusion de son discours. Justement, les traditionalistes soulignent le paradoxe qu’il y aurait à dénoncer le biritualisme alors que la nouvelle liturgie laisserait, dans la pratique dominicale des paroisses, une large place à l’improvisation, instaurant ainsi un relativisme liturgique de fait… Jean-Pierre Denis : Je pense qu’on parle de choses qui ne se situent pas toutes sur le même plan. Je connais ce reproche et je ne dis pas qu’il est sans fondements. Mais il me semble refléter une réalité historique plus que la réalité actuelle. C’est ce que j’ai entendu dire des années 1970 dont je n’ai personnellement pas grand souvenir. Ce n’est pas ce que je crois vivre dans l’Eglise aujourd’hui. Par ailleurs, il peut y avoir effectivement des façons de célébrer qui ont des accents différents. On ne peut jamais évacuer complètement la subjectivité. Cela dit, ce serait souhaitable. Je pense que le paradoxe est dans l’autre sens. Il serait que pour dénoncer la subjectivité qui existerait dans la célébration de la messe aujourd’hui dans l’Eglise on en vienne à en rajouter encore, et de façon autrement plus grave puisque, finalement, chaque catholique pourrait choisir le rite qui lui convient. C’est pour cela que le danger de relativisme et de multiplicité dans les rites existe évidemment, mais est accru par l’hypothèse d’un biritualisme tel qu’elle est envisagée actuellement. Abbé Guillaume de Tanoüarn : Il me semble que la question du biritualisme est quand même largement un faux problème, parce que dans l’Eglise il y a toujours eu pluralité des rites et en particulier dans l’Eglise latine où il y a, ne serait-ce qu’en France, le rite lyonnais. On a dit par exemple : « Le saint curé d’Ars célébrait la messe de Saint Pie V. » Or, pendant la plus grande partie de sa vie, il était du diocèse de Bellay et il a célébré la messe selon le rite lyonnais. Il y a le rite ambrosien. Il y a toujours eu des particularités, je pense au rite coutançais qui a des particularités musicales mais aussi de gestes. Il y a dans le propre de Paris certaines particularités. Je ne crois pas qu’il faille s’inquiéter de ces particularités si le principe de l’unité est clairement acquis. Au contraire, la pluralité des rites ne fera que mieux manifester l’unité du sacrifice dans ses différentes facettes. La question, c’est de bien faire comprendre qu’il faut un principe d’unité, au-delà justement de cette diversité. Vous parliez de cette subjectivité du célébrant. Mais ce serait une utopie que d’imaginer un rite qui fasse totalement abstraction de la subjectivité du célébrant. Ce serait monstrueux, cela dit, que le célébrant soit là uniquement pour imposer sa subjectivité aux gens. Jean-Pierre Denis : Nous sommes d’accord. Abbé Guillaume de Tanoüarn : Il y a forcément un juste milieu à trouver. Comment le trouver ? Par la force des formes rituelles. Comment trouver l’unité entre les formes rituelles ? Par la force du principe de l’unité de l’Eglise qui est le pape, ultimement, et qui est l’évêque dans chaque diocèse. Il me semble que si ce principe d’unité est acquis – le pape dans l’Eglise universelle, l’évêque dans l’Eglise particulière – nous n’avons pas trop de souci à nous faire. Et je voudrais dire que les traditionalistes, dont je suis, ne demandent qu’une chose, très souvent (pas toujours mais très souvent), c’est de reconnaître la paternité de l’évêque sur eux. Mais, pendant des années ils ont surtout eu droit à des portes fermées. Là, on est en train de changer d’époque et d’atmosphère. Il faudrait vraiment que ce changement puisse se confirmer par quelques gestes forts et symboliques. Jean-Pierre Denis : D’une certaine façon je prendrais les choses dans l’autre sens. Je pense que les ambiguïtés doivent être levées, les questions de fond résolues. Ces questions sont beaucoup plus larges que le rite. C’est la question de la liberté de conscience, du dialogue interreligieux, du travail que l’Eglise a fait pour ce qu’on a appelé la repentance, et notamment par rapport à l’anti-judaïsme. Toutes ces questions-là doivent être définitivement éclaircies, moyennant quoi je suis convaincu que la question du rite cessera d’être un enjeu. Il faut travailler sur les questions des désaccords de fond, que je crois assez profonds. On se berce d’illusions si on pense qu’on va favoriser le biritualisme et qu’après l’unité se fera : on n’arrivera qu’à un grave malentendu. Mon inquiétude est là. Abbé Guillaume de Tanoüarn : Je crois comme vous que le principe de l’unité, au-delà de l’autorité dans ses différentes formes universelles ou locales, c’est bien sûr la foi et ses expressions concrètes. Il faut donc absolument que, sur les questions sensibles que vous avez énoncées, on puisse avancer ensemble dans une critique constructive d’une époque qui est révolue et dont les aspirations ne sont pas les nôtres. Justement, ce que j’ai beaucoup apprécié dans le numéro de la Vie que vous avez publié contre l’Institut du Bon Pasteur, et donc contre nous clairement, c’est que vous posiez ces questions. Au départ, j’ai été surpris par la couverture (« Pourquoi cet homme devait rester dehors », sur fond de photo de l’abbé Laguérie, NDLR) qui avait un petit côté “wanted”, lynchage à l’américaine. Et quand j’ai regardé l’intérieur, je me suis dit qu’en fait il ne s’agissait pas d’organiser le lynchage d’un homme. Il s’agit vraiment, sous votre plume, dans votre éditorial en particulier, de poser les questions fondamentales. Je dis ici que je suis prêt à le faire avec le plus grand nombre d’interlocuteurs, ou de contradicteurs si besoin, parce que je crois qu’il y a, sur nos positions réciproques, beaucoup d’ignorance mutuelle. Ce que j’ai fait dans le dernier numéro de la revue Objections c’est d’essayer de vous répondre, à vous, Jean-Pierre Denis, personnellement, en posant les questions que vous posiez et en essayant d’y apporter les réponses que je pensais pouvoir y apporter. Et il m’est apparu, relisant l’ensemble, que finalement nos positions n’étaient pas forcément extravagantes et qu’au contraire, n’étant pas forcément d’accord sur tout les uns et les autres, elles pouvaient représenter une richesse de discussion. Jean-Pierre Denis : J’ai le sentiment que, de votre côté, vous avez entrepris un grand travail, y compris par rapport à votre propre base, y compris par rapport à votre itinéraire, y compris par rapport à vos combats précédents. Je pense que vous avez tiré les conclusions du fait que, finalement, la tentation de l’intégrisme est à terme le confort de la secte. Abbé Guillaume de Tanoüarn : En 2003 déjà, j’avais fait un colloque universitaire sur l’intégrisme pour caractériser ce terme, et pour exclure clairement cette tentation. Jean-Pierre Denis : Par ailleurs, je pense que vous avez aussi pris conscience des contradictions totales entre votre aspiration à être catholique et le fait qu’à travers les ordinations épiscopales par Mgr Lefebvre, vous n’étiez plus catholique. Donc, je pense que vous avez tiré les conclusions qui s’imposaient. C’est un point extrêmement important. Vous avez fait une partie du chemin, une partie qui était certainement extrêmement difficile puisqu’il fallait d’abord reconnaître que vous étiez stratégiquement dans une impasse, et vous avez eu e courage de le faire. La deuxième partie du chemin est encore plus compliquée parce que, quand on lit ce qui est publié, je ne parle pas de votre revue mais des forums sur Internet, de ce qui est publié dans toute une littérature, il y a une idée fondamentale contre laquelle je m’élève avec colère : c’est l’idée que l’Eglise fait fondamentalement fausse route et qu’on va la reconquérir pour la remettre enfin sur le droit chemin. C’est une idée fausse, dangereuse et en même temps illusoire. Une idée fausse car la déchristianisation, d’une certaine façon, nous dépasse tous. C’est un mystère : je m’interroge tous les jours pour savoir pourquoi le témoignage de prêtres aussi extraordinaires que ceux que j’ai rencontrés a laissé finalement aussi peu de traces. Je pense que c’est une idée totalement fausse de penser que la déchristianisation est liée au concile Vatican II. Je pense que c’est une idée dangereuse car elle introduit un combat idéologique dans l’Eglise et qu’il faut sortir de ce combat. Et je pense que c’est une idée illusoire car elle prend totalement à rebrousse poil l’état d’esprit des catholiques. Si vous arrivez dans l’Eglise catholique pour expliquer qu’elle fait fausse route, vous n’arriverez à rien. Je vous le dis aussi franchement que cela. V.A : Vous avez dit l’un et l’autre vouloir engager un dialogue sur les questions de fond. N’est il pas significatif que ce dialogue s’engage après que le pape ait créé l’Institut du Bon Pasteur ? La reconnaissance du droit des prêtres de cet Institut à célébrer la messe traditionnelle leur a permis de dialoguer de l’intérieur. Le dialogue que vous engagez ne prouve-t-il pas que la liturgie est un préalable ? Abbé Guillaume de Tanoüarn : Effectivement, par la grâce de Benoît XVI et par l’efficacité du cardinal Castrillon Hoyos, nous n’avons pas, en tant que membres de l’Institut du Bon Pasteur, à nous faire de soucis sur nous-mêmes. Nous nous sentons pleinement reconnus tels qu’en nous-mêmes. Il ne nous est pas demandé je ne sais quelle autocritique qui sentirait le rance. C’est dans les régimes totalitaires qu’on pratique ce genre de choses, et je pense que dans l’Eglise il vaut mieux les éviter. C’est cela la nouveauté de l’Institut du Bon Pasteur. C’est le fait qu’on nous ait dit : « A partir du moment où vous reconnaissez le magistère authentique de l’Eglise, à partir du moment où vous entrez dans l’Eglise non pas pour y mettre la pagaille mais pour y entretenir des relations fraternelles avec les prêtres et filiales avec les autorités, il n’y a pas à vous demander davantage, vous pouvez être ce que vous êtes. » C’est cela la grande nouveauté. Je dirais deux choses pour répondre à Jean-Pierre Denis. La première, c’est que ce parcours personnel que je reconnais, je l’ai commencé depuis longtemps et à l’intérieur même de la Fraternité Saint Pie X en me disant : « On ne peut condamner le concile sans l’avoir lu. » Mon grand souci a donc été de le lire et de le comprendre. Et il me semble qu’un certain nombre d’évêques feraient bien, à leur manière aussi, de faire cet exercice de relecture auquel nous a invité le cardinal Ricard à l’assemblée de Lourdes. Je crois qu’il faut faire cet effort tous ensembles. Il y a un certain nombre de choses dans le Concile avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, et un certain nombre avec lesquelles nous sommes d’accord. Il y a des « pistes extraordinairement importantes », je crois que l’expression est de Benoît XVI. Le Concile affronte la modernité avec beaucoup de franchise, et cela c’est très important. Il faut en débattre et laisser le temps au magistère de l’Eglise de donner une interprétation authentique. C’est le premier point. J’ai voulu essayer de travailler, interpréter – mon interprétation n’est sans doute pas la même que celle de tel théologien de l’Institut Catholique ou de tel professeur de l’Ecole cathédrale, mais elle n’est pas forcément plus mauvaise ou moins catholique pour autant. En attendant que le magistère se prononce. Le deuxième point sur lequel vous insistiez, c’est ne pas imputer les responsabilités de la crise actuelle aux évêques. De la même façon que les traditionalistes n’ont pas forcément à faire leur autocritique parce qu’ils ont apporté beaucoup à l’Eglise, de la même façon il serait vain d’imaginer qu’on va faire des procès en chaîne pour trouver des responsables. Dans une atmosphère chrétienne, c’est injustifiable, c’est inadmissible. Il ne s’agit pas de faire de procès à quiconque, et effectivement, vous avez raison de souligner que dans une certaine littérature, trop souvent, on cherche des boucs émissaires. Trouver des boucs émissaires, ce n’est pas chrétien, René Girard l’explique bien. Sur ces points, il faut que nous avancions ensemble, fraternellement, sachant que nous sommes différents mais sachant que nous sommes aimés de Dieu. C’est très important, l’amour de Dieu n’est pas réservé à une chapelle ou à une autre. Dieu nous a regardé chacun et nous aimé. Sachant que nous sommes aimés de Dieu et que nous essayons de répondre à cet amour – parce qu’il ne suffit pas de dire que nous sommes tous frères, il faut encore essayer d’avancer vers le même Père –, et je crois qu’à partir du moment où il y a fondamentalement tout cela et le respect de l’autorité, l’unité de l’Eglise est sauve. V.A : L’institut du Bon Pasteur a récemment organisé un débat, auquel vous participez l’un et l’autre, sur la question de savoir si l’Eglise n’est pas en train de sortir, avec retard, des problématiques des années 1970, si Benoît XVI n’est pas en train de la faire entrer dans l’après Vatican II. Est-ce que votre dialogue ne prouve pas que l’Eglise est en train de dépasser les clivages stériles d’hier ? Abbé Guillaume de Tanoüarn : L’abbé Barthe a fait ce jour-là un parallèle éclairant entre Pie XII et Jean-Paul II. Deux pontificats qui ont été longs et magnifiques chacun à leur manière. On peut aujourd’hui faire toutes sortes de critiques à Pie XII, on pourra sans doute demain en faire d’autres à Jean-Paul II… Jean-Pierre Denis : Personnellement, je préfère de beaucoup le pontificat de Jean-Paul II, vous vous en doutez… Abbé Guillaume de Tanoüarn : Mais ce sont des pontificats longs et magnifiques et qui ont cela en commun d’être des pontificats de stabilité. Il y a un rapport profond entre Jean XXIII et Benoît XVI, qui sont tous les deux élus au souverain pontificat assez tard dans leur vie et qui ont tous les deux un côté totalement inclassable. Jean XXIII avec son air à tutoyer tout le monde et à tutoyer tous les problèmes, et Benoît XVI avec sa volonté de ne pas laisser pourrir les situations mais d’y apporter petit à petit, et avec une apparente grande prudence dans les modalités d’exécution, de vraies solutions. Je crois quand même que le long pontificat de Jean-Paul II a été une période de stabilité mais où un certain nombre de problèmes ont grandi sans trouver de solutions. Benoît XVI a peu de temps, il le sait, et je crois qu’il a à cœur d’apporter des solutions. Et donc, je crois, il nous fait changer d’époque sans que nous nous en rendions compte. Jean-Pierre Denis : Le pontificat de Jean- Paul II, on n’a pas encore fini d’en apprécier toute la portée, qui est probablement encore plus grande que ce que l’on pensait. Ça a été un pontificat révolutionnaire. Pour moi, c’est sous Pie XII que les problèmes ont été laissés sous le boisseau. Je pense que Jean- Paul II a été l’homme qui a réellement mis en œuvre les plus grandes intuitions de Vatican II et notamment le risque de la rencontre interreligieuse. C’est parce que je suis impressionné par ce risque pris par Jean-Paul II que je pense que nous ne pouvons pas ne pas prendre le risque de la rencontre entre catholiques. C’est au nom de ce risque, au sens prophétique du terme, que l’on doit agir aujourd’hui. Quant au pontificat de Benoît XVI, il est beaucoup trop tôt pour savoir s’il va se passer quelque chose et quoi. Mais il y a déjà un élément qui me frappe beaucoup, c’est qu’on est passé d’un pontificat qui a mis l’accent beaucoup sur la morale à un pontificat qui me semble placé beaucoup plus sous le signe de la spiritualité. C’est un accent très nouveau, une nouvelle façon de parler aux jeunes finalement. Jean-Paul II avait un excellent contact avec les jeunes par sa présence personnelle, et Benoît XVI peut la retrouver par cette dimension de la spiritualité. Pour l’instant, c’est cela qui me frappe. Le reste, comment les choses vont tourner, personne n’est capable de le dire à l’heure actuelle. Ce n’est pas l’heure des conclusions, c’est au contraire le début d’un pontificat. V.A : un dernier mot ? Abbé Guillaume de Tanoüarn : Le dernier mot pourrait être Espérance. Jean-Pierre Denis : La petite fille Espérance, dont parlait Péguy… Débat animé par Laurent Dandrieu |