15 avril 2006

[Abbé Christophe Héry - Objections] La messe des Lumières

Abbé Christophe Héry - Objections - avril 2006

La « prière sur les offrandes » substituée à l’offertoire traditionnel dans la messe de Paul VI illustre à merveille l’esprit de la liturgie apparue après Vatican II, sous une lueur qui évoque à s’y méprendre la lanterne sourde des Lumières…

« Tu es Bénis Dieu de l’Univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes ; il deviendra le pain de la vie. » Les créateurs du nouveau rite ont justifié cette substitution par un emprunt au Bénédicité des rituels juifs auxquels aurait été reprise cette formule. Mais à la différence de la traditionnelle bénédiction juive des repas qui invoque « Dieu, Créateur de l’Univers », étrangement, la référence au Créateur a disparu de la liturgie de Paul VI.
 
Quel est ce « Dieu de l’Univers » ? S’agit-il d’un génitif partitif ou possessif ? autrement dit est-ce l’Univers qui est divin (résurgence panthéiste) ou bien a-t-il à voir avec le démiurge, l’Être suprême de Voltaire ou le Grand Architecte des Maçons ?… Et quel est ce « pain de la vie » tout court, qui n’est plus éternelle ? Pourquoi taire la référence claire au vrai corps eucharistique du Christ qui ornait l’offertoire grégorien ? Qu’il s’agisse ou non d’actes manqués, ces oublis parlent d’eux-mêmes et modifient la religion exprimée par la liturgie.
 
Parallèlement, se trouvent magnifiés le « fruit de la terre » et le « travail des hommes ». Certains ont ici repéré une citation de l’offrande de Caïn rejetée par Yahvé, au livre de la Genèse : « Caïn offrit à Yahvé le fruit de la terre en oblation […] Mais Yahvé ne regarda pas Caïn et son offrande » (Gn 4, 3)… D’autres ont relevé la célébration marxisante du « travail des hommes », connotée des années Soixante. Mais cette célébration moderne du travail n’est pas l’invention de Marx. Les historiens des idées comme Paul HAZARD (La Crise de la conscience européenne. 1680-1715, Fayard 1961, p. 277s.) ou Daniel ROCHE (La France des Lumières, Fayard, 1993, p. 101s.), l’attribuent à la naissance des Lumières, qui accordent le primat au développement matériel de l’homme, à sa domination et sa maîtrise heureuse sur le temps et l’espace par le travail, en vue d’un nouvel Eden fondé sur la croissance. Une telle perspective passe évidemment sous silence la valeur pénitentielle du travail, donné dans la Bible comme une peine consécutive à la révolte d’Adam et au péché : « La terre est maudite à cause de toi : c’est par un travail pénible que tu en tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie » (Gn 3, 17).
 
Conformément aux canons de la nouvelle morale bourgeoise, les Lumières sont fourmis et non point cigales. Le théisme de Voltaire sacralise l’activité humaine et la suppose transcendante par elle-même. Les moines qui prient sont des inutiles et doivent disparaître, dit Voltaire. Il faut relire son article « Fertilisation » dans Questions sur l’Encyclopédie, ainsi que les quatre « catéchismes » de son Dictionnaire philosophique. Le calcul des rendements et du développement des richesses y sont omniprésents. La prédication du curé voltairien [voir ci-dessous] ne manque pas de sel : il réinvente l’Écriture, au rebours des recommandations du Christ : « N’amassez pas de trésors sur la terre ».
 
Selon Guislain WATERLOT (« Voltaire ou le fanatisme de la tolérance », Esprit, août-sept. 1999), pour le patriarche de Ferney « les hommes doivent prendre possession de la terre. Il faut, pour mener à bien ce projet de développement, travailler davantage » et supprimer les dimanches ainsi que les cent jours fériés qu’accorde l’Église romaine.
 
Dans la liturgie de Paul VI, c’est surtout la célébration de l’homme qui prévaut, et de son activité, présentée à Dieu comme apte à être agréée, sans référence au sacrifice du Christ. Il n’est question dans ce rite d’offrande que du sacrifice de l’Église, c’est-à-dire des hommes croyants. L’offertoire traditionnel avait pour fonction de joindre l’offrande du labeur des hommes à celle du Christ, au titre d’un sacrifice spirituel associé au sacrifice de la Croix et qui prenait valeur de pénitence par celui-ci. Dans la liturgie de Paul VI, en revanche, l’homme semble faire seul, par son travail et par la solidarité humaine, le chemin vers Dieu.
 
Il serait aisé de multiplier les exemples d’ajouts et d’omissions dans la liturgie de Paul VI, significatifs d’un changement en profondeur qui ne laisse pas d’évoquer à la fois le déisme et l’humanisme des Lumières. L’ambivalence du rite acceptable par les protestants est une avancée dans le sens de la religion civile chère à Jean-Jacques ROUSSEAU (Le Contrat social, IV-8). Cette religion de l’homme, encore appelée théisme, a pour fin dernière la paix sociale. Or la théologie de la célébration et le Concile Vatican II commandent aux fidèles de se rassembler pour être le signe de l’unité du genre humain. La liturgie nouvelle est au service de l’homme et pour son utilité. L’assemblée, si possible œcuménique, se fête elle-même comme en marche vers des idéaux humains : un monde plus juste et plus prospère. En clôture du Concile, Paul VI relevait ce point décisif : « la religion du Dieu fait homme est allée à la rencontre de la religion de l’homme qui se fait Dieu », c’est-à-dire la religion des Lumières.
 
Il faut se souvenir du témoignage du père Louis BOUYER (Le Métier de théologien, France-Empire, 1979, p. 57-58), converti du protestantisme, prêtre chargé de la réforme liturgique au sein du Centre National de Pastorale Liturgique et qui dut en démissionner : dans la messe de Paul VI, « c’est une espèce de culte de l’homme qui s’est inconsciemment substitué au culte de Dieu […] Jésus-Christ n’apparaît lui-même que comme l’idéal de l’homme, et encore cet idéal tel que nous le concevons et tel que nous pouvons le réaliser naturellement, » par le travail de l’homme…
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Le sermon idéal d'après Voltaire
Dans l’article « Gueux, mendiant » des Questions sur l’Encyclopédie, les pauvres de l’Évangile, privilégiés du Christ, n’ont pas la faveur de Voltaire :

« C’est donc une bonne nouvelle que je viens vous apprendre, dit le curé voltairien ; et quelle est-elle ? c’est que si vous êtes des fainéants, vous mourrez sur un fumier […] Si vous travaillez, vous serez aussi heureux que les autres hommes. […] Travaillez pour manger, vous dis-je ; car l’écriture a dit “Qui ne travaille pas ne mérite pas de manger” […] travaillez donc, mes chers frères ; agissez pour vous, car je vous avertis qui si vous n’avez pas soin de vous-mêmes, personne n’en aura soin […] On vous dira : “Dieu vous assiste” ».
 
Voltaire réinvente l’Écriture, au rebours des recommandations du Christ : « Bienheureux les pauvres en esprit » ; « n’amassez pas de trésors sur la terre », « malheur à vous, les riches », « voyez les oiseaux du Ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent et votre Père du Ciel les nourrit ; voyez les lys des champs, ils ne filent ni ne tissent », « ne vous inquiétez pas de ce que vous mangerez ni de quoi vous vous vêtirez »…