14 septembre 2017

[Père Dom Jean Pateau - Colloque «Summorum Pontificum»] Fruits de la grâce du motu proprio Summorum Pontificum pour la vie monastique et la vie sacerdotales (conférence)

SOURCE - Père Dom Jean Pateau - Colloque «Summorum Pontificum» (Rome) - via Item - 14 septembre 2017

Conférence du Très Révérend Père Dom Jean Pateau Abbé de Notre-Dame de Fontgombault Rome.

Dans le domaine délicat de la liturgie où les susceptibilités sont en éveil, le sujet de cet entretien comporte un avantage. Dégagé de toute idéologie, il se veut résolument pragmatique. Le paysan, alors qu’il sème une graine, peut avoir une idéologie… quand il récolte, il n’en va plus de même. L’idéologie au contact du réel, de la nature, a contribué à la naissance d’un fruit. Un fruit qu’il peut cueillir ; un fruit qui peut être beau, maigre, parfois absent.

l y a 10 ans, le Pape Benoît XVI a réalisé un projet mûri dès les premiers temps de sa charge de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la Foi (1 ) : redonner un statut officiel au Missel de 1962 à travers la promulgation du motu proprio Summorum Pontificum.

Mettons-nous humblement au service non de nos propres pensées, mais de l’Église, et plus particulièrement de sa liturgie, en considérant les fruits de ce document pour l’Église universelle.

Dans un premier temps, je voudrais évoquer l’histoire liturgique de l’abbaye de Fontgombault en guise d’état des lieux.

Des réflexions suivront sur les fruits du document pontifical selon les points de vue du rite et de l’Église.
Historique
Dom Jean Roy, abbé de Notre-Dame de Fontgombault de 1962 à 1977, accueillit de bonne grâce le petit train de réformes de l’Ordo Missæ en 1965. Ce n’est pas cependant sans quelques appréhensions qu’il suivit la fermentation qui devait aboutir en 1969 à la promulgation d’un nouvel Ordo Missæ dont il perçut à la fois les qualités et les limites.

Fidèle au principe de ne rien dire qui ne soit théologiquement certain, ni faire qui ne soit canoniquement en règle, et contre de nombreuses et fortes pressions, le Père Abbé maintint l’usage du missel tridentin jusqu’à la fin de l’année 1974.

Selon le document de promulgation du nouveau Missel, celui-ci devenait obligatoire dès que les conférences épiscopales auraient obtenu l’approbation de la traduction. C’était le cas en cette fin d’année. Le Père Abbé obtempéra, non sans réticences, mais en considérant que des moines ne devaient pas même donner l’impression de désobéir. Plus tard, il dira que sa décision relevait plus de la prudence que de l’obéissance, car il n’était pas certain que le nouveau missel était obligatoire et que le missel tridentin était légitimement interdit. L’avenir montrera que son doute était justifié.

Le Père Abbé recommanda aux prêtres de l’abbaye de conserver dans la célébration des saints mystères les dispositions de piété, de respect, de sens du sacré qu’ils avaient acquises à l’école du missel tridentin.

C’est dans ce climat liturgique pesant que le Père Abbé a achevé sa vie lors d’un Congresso bénédictin à Rome en 1977 ; vie sans doute abrégée, au moins partiellement, par la lutte qu’il n’a cessé de mener pour la défense de la Sainte Église et de sa Tradition.

Par la lettre circulaire aux conférences épiscopales, Quattuor abhinc annos du 3 octobre 1984, la Congrégation pour le Culte divin faisait écho au désir du Souverain Pontife saint JeanPaul II de donner satisfaction aux prêtres et aux fidèles désireux de célébrer selon le missel romain édité en 1962. À partir de la fête de l’Annonciation de 1985, les prêtres du monastère, à condition d’en faire personnellement la demande à l’ordinaire du lieu, reçurent la permission de dire la moitié des Messes de la semaine selon ce missel.

Une nouvelle étape fut franchie à la suite des malheureux « sacres d’Ecône », avec la création de la Commission Pontificale Ecclesia Dei. Au prix de tractations rendues difficiles par le fait de personnes influentes, Dom Antoine Forgeot, successeur du Père Abbé Jean, obtint de la Commission le rescrit du 22 février 1989 autorisant à reprendre de façon habituelle le Missel de 1962. Encouragée par la Commission pour tout ce qui pouvait esquisser un rapprochement avec le Missel de 1969, l’abbaye conserva le nouveau calendrier pour le sanctoral, et adopta quelques nouvelles préfaces, une prière universelle le dimanche… Ces usages se révéleraient aller dans le sens de la pensée du cardinal Ratzinger.

Le 7 juillet 2007, le motu proprio Summorum Pontificum rendit son entier droit de cité au missel de 1962. S’il ne fut pas à l’abbaye l’occasion de retrouvailles, déjà anticipées depuis plus de 20 ans, il augmenta la dévotion filiale et la gratitude des moines à l’égard de la Mère Église et envers Benoît XVI.

Depuis cette date, une centaine de prêtres dont la moyenne d’âge est aux alentours de 30-40 ans, désireux d’apprendre à célébrer dans la forme extraordinaire, sont passés à l’abbaye. Envoyés par leur évêque en vue d’un ministère spécifique, venus d’eux-mêmes afin de répondre à des demandes de fidèles, ou simplement désireux de célébrer en privé cette forme vénérable afin de profiter de sa spiritualité, ils achèvent leur séjour avec la conviction d’avoir découvert un trésor. Les difficultés rencontrées tiennent à l’usage de la langue latine et à une prise de conscience d’une « conversion » à opérer dans la manière de célébrer sur laquelle nous reviendrons plus tard.

La plupart d’entre eux continueront à pratiquer habituellement la forme ordinaire. D’autres célébreront régulièrement une ou plusieurs Messes en forme extraordinaire au sein de leur paroisse, ce que prévoit le motu proprio, et pas seulement pour des fidèles relégués dans une « petite chapelle».

Comment ne pas voir là les prémices d’un renouveau de l’Église-orante, la naissance de prêtres et de fidèles décomplexés, puisant généreusement à la source intarissable de la tradition liturgique de l’Église, marquée au moins pour les prières du prêtre, dites privées, d’esprit monastique. Le missel de St Pie V est un missel médiéval. Il bénéficie du climat d’une société où le monachisme a joué un rôle capital, tant par Cluny que par Cîteaux. Enrichi au contact de la tradition monastique, il est à l’image de ce que saint Benoît demande à ses moines : « Ne rien préférer à l’œuvre de Dieu. » (c.43)

Que des prêtres redécouvrent ainsi le sacré, que les fidèles s’y abreuvent, ne peut pas être sans retentissement sur la société. Voilà déjà un des premiers fruits du motu proprio.

Une forme tournée vers Dieu, mais à la mesure de l’homme .

Poursuivons l’enquête sur les éléments propres à la forme extraordinaire qui favorisent la prise de conscience de la présence du sacré.
Le rite 
Recueillement , adoration, silence
En premier lieu, viennent les dispositions de recueillement, d’adoration et de silence religieux. En ce sens, le cardinal Robert Sarah écrit dans La Force du Silence :

« J’appelle à une véritable conversion ! Tendons de tout notre cœur à devenir en chacune de nos célébrations eucharistiques « une Hostie pure, une Hostie sainte, une Hostie immaculée »! N’ayons pas peur du silence liturgique. Comme j’aimerais que les pasteurs et les fidèles entrent avec joie dans ce silence plein de révérence sacrée et d’amour du Dieu indicible. Comme j’aimerais que les églises soient des maisons où règne le grand silence qui annonce et révèle la présence adorée de Dieu. Comme j’aimerais que les chrétiens, dans la liturgie, puissent faire l’expérience de la force du silence ! (La force du silence, Fayard 2016, n°265, p. 209) »

Ces lignes sont illustrées par la récitation silencieuse du canon. Celle-ci est analogiquement à la forme extraordinaire ce qu’est l’iconostase pour nos frères orientaux : ce lieu, ce moment est sacré.

Si les moines de Fontgombault, après avoir pratiqué pendant environ dix ans le missel de 1969, ont souhaité un retour au missel de 1962, c’est que ce missel leur apparaît en particulière harmonie avec la vie monastique, quête de Dieu dans le silence du cloître, communion profonde dans un cœur à cœur prélude au face à face de l’éternité. Le caractère plus contemplatif de cette forme promeut la dimension verticale de la liturgie qui est « chemin de l’âme vers Dieu. » (Benoît XVI) Quelle joie ainsi à la redécouverte de la liturgie de l’octave de la Pentecôte!
Redites et sobriété
En second lieu, remarquons que le missel de 1962, comme les autres rites antérieurs à la réforme liturgique, n’a pas peur des redites, des doublets, des insistances. Il prend son temps, parce que l’homme a besoin de temps, sollicitant sans relâche un esprit vagabond pour le ramener à l’essentiel.

L’Évangile nous apprend que la Vierge Marie méditait, gardait fidèlement en son cœur (cf. Lc 2,19;51) les événements qui marquèrent la naissance de son Fils. Il doit en être de même du contemplatif, du moine : non multa sed multum, non pas la quantité, mais la qualité.

Amie de la tradition monastique, Hélène Lubienska de Lenval (1895-1972) prônait une pédagogie fondée essentiellement sur le silence et les rites. Elle écrivait :

« La liturgie est lente : elle aime la minutie, les redites et les préparatifs interminables. Elle tient son rythme de la pédagogie divine qui a modelé le peuple élu au moyen d’un rituel lent et minutieux. Lorsque, sous la pression de la vie moderne (frénétique parce que inféodée à la matière), elle se hâte, elle perd son efficacité psychologique et devient formelle… Elle reste opérante là où elle garde son rythme propre, chez les moines. La liturgie combat ensemble la lourdeur des muscles et l’impatience des nerfs ; elle impose en même temps le mouvement et la lenteur. Et c’est par la lenteur que la liturgie domine le temps. Parce que temps et matière sont corrélatifs et que l’on ne peut vaincre l’un sans l’autre. L’homme moderne va en sens inverse et tâche de déjouer le temps au moyen de la vitesse. Hélas ! loin de maîtriser la matière, il s’y enlise. » (2)

Ajoutons une réflexion à propos du lectionnaire du missel de 1962 jugé pauvre. L’enrichissement abondant de la lecture de la Sainte Écriture issu de la réforme liturgique, la longueur de certaines péricopes, ne nuiraient-ils pas à la contemplation ? Certes, les laïcs qui ont de moins en moins de temps à consacrer à la lectio divina, peut-être même les prêtres séculiers, écrasés par le ministère, en tirent profit. Pour les moines, l’abondance et la variété des lectures, goûtées par certains et sûrement non sans valeur, apparaissent plutôt généralement comme excessives. Ce parti pris sacrifie la répétition de péricopes relues, ruminées, connues par cœur, jamais épuisées. La multiplication des Préfaces pourrait susciter la même réflexion. Le cardinal Ratzinger a évoqué sagement « quelques nouvelles préfaces… un Lectionnaire élargi – un plus grand choix qu’avant, mais pas trop – »(3 ) qui pourraient être adoptées dans la forme extraordinaire : non multa sed multum. La sobriété invite à la contemplation.
L’offertoire
Parmi les richesses du missel de 1962, beaucoup soulignent la profondeur des prières de l’offertoire : « Il est, affirme le cardinal Robert Sarah, ce moment où, comme son nom l’indique, tout le peuple chrétien s’offre, non pas à côté du Christ, mais en lui, par son sacrifice qui sera réalisé à la consécration » (ibid p. 210).

Suscipe sancte Pater…quam ego indignus famulus tuus… In spiritu humilitatis et animo contrito… Grandeur du mystère, du sacré, et humble condition du serviteur dont le Seigneur veut avoir besoin, se côtoient. Il en sera ainsi jusqu’au Placeat final : sacrificium quod oculis tuae majestatis indignus obtuli.
Les gestes
Alors que l’on vient de souligner l’aspect contemplatif de la forme extraordinaire, il peut sembler paradoxal de s’arrêter maintenant à la place du corps, sollicité par tant de gestes : génuflexions, inclinations, signes de Croix. La liturgie est une action !

Remarquons que la journée monastique associe elle aussi largement le corps à la prière, dans une liturgie qui s’étend du matin au soir.

Le monde, pourtant si actif, s’est accommodé d’une dépréciation du geste accentuée par les moyens modernes de communication. De façon paradoxale, l’homme moderne bouge, s’active davantage, mais pose moins de gestes. La réforme liturgique avait comme anticipé ce phénomène de société. À l’inverse, comment ne pas remarquer l’importance que le Seigneur accorde aux gestes tant dans ses miracles que dans ses rapports aux autres (« Qui m’a touché ? » dit-il à l’adresse de la femme atteinte d’un flux de sang (Lc 8,45)) La foi du prêtre, celle des fidèles, gagnent à la présence des signes sensibles, accomplis en vérité, pour être stimulée, attentive, présente. (cf St Thomas d’Aquin, Summa Theologica, IIIa Q.85, a.3).

À partir de la consécration, les gestes, accomplis autour des espèces du pain et du vin, impriment jusque dans le corps le rappel constant de la réalité du Calvaire représenté et rendu réellement présent. À condition de donner à chacun d’eux, sans affectation, le poids de sens spirituel qui convient, le corps s’associe de manière intense à l’esprit et à l’âme en incarnant la parole, en manifestant l’humilité de celui qui est face au mystère du Dieu présent. La crainte révérencielle s’installe alors dans le cœur, offrant à l’homme sa juste place. La Messe n’est pas qu’un repas, elle est aussi un sacrifice.

Accomplis négligemment, ces mêmes gestes accuseront sans pitié le ministre.

À travers la célébration de la forme extraordinaire, les prêtres redécouvrent l’importance de l’ars celebrandi et sauront en tirer parti pour une meilleure célébration dans l’une ou l’autre forme. Ce cheminement va de pair avec une plus grande fidélité au missel. « L’apparente minutie requise par le rite… n’enfonce pas le célébrant dans un carcan étroit, bien au contraire le prêtre se trouve dans un cadre fixe qui ne laisse guère de place aux initiatives personnelles et qui lui donne donc une grande liberté d’esprit pour être attentif au grand mystère qui s’accomplit sur l’autel et dont il est le ministre et le serviteur. »(4) De fait, la forme extraordinaire est plus longue, plus exigeante à apprendre. Ensuite, elle libère le célébrant. Paradoxalement, la forme ordinaire laissant place à plus de liberté, pourra conduire à une certaine surenchère liturgique nuisible à la rencontre du Mystère dans son dépouillement.

Saint Jean-Paul II écrivait : « La sainte Liturgie exprime et célèbre la foi unique professée par tous et, étant l’héritage de toute l’Église, elle ne peut pas être déterminée par les Églises locales isolément, sans référence à l’Église universelle. » (Ecclesia de Eucharistia, n°51) A fortiori, elle n’est pas la propriété du prêtre ou d’une équipe liturgique. Le rite liturgique est toujours à recevoir humblement. Le comprendre nécessite la conversion évoquée au début, qui de prime abord peut rebuter. Il y a là comme un pas à faire dans la foi, dans la confiance aussi en la pédagogie de l’Église qui sait comment conduire l’homme vers le mystère.

Pour le moine prêtre, la richesse des rites du missel tridentin est inépuisable. Il est déjà difficile d’exprimer brièvement ce qui s’expérimente jour après jour à longueur de vie dans l’intimité que procure au moine prêtre la messe, quel qu’en soit le rite ; mais non moins difficile d’essayer de mettre en lumière ce qu’apporte en ce domaine un rite sagement codifié à partir d’une tradition de plus de dix siècles et qui a façonné tant de saints.

Dès le premier instant, les prières au bas de l’autel invitent à quitter le devant du temple : le pro-fane pour gagner le lieu saint, l’autel de Dieu : Introibo ad altare Dei. Le prêtre est appelé à faire sienne l’angoisse du jardin des Oliviers : Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancta…tristis est anima me… Il est à la fois dans l’âme du Sauveur et dans celles de tous les pécheurs, compatissant à leur misère et la présentant au Sang rédempteur. Il faudrait suivre les rites pas à pas, nombre de commentateurs l’ont fait, en particulier au Bas Moyen Âge ; ils ont été déconsidérés depuis par de savants liturgistes qui, tout en disséquant les causes historiques des rites, oubliaient que le Saint-Esprit travaille à travers les causes secondes et peut faire adopter certains gestes ou certaines formules pour des raisons humainement explicables certes, mais en leur donnant une signification et des conséquences spirituelles beaucoup plus profondes que la raison immédiate ne peut le laisser deviner.

À ce point de vue la redécouverte du missel de 1962 a été vécue par les moines de Fontgombault comme un enrichissement. Que d’invitations, pour le moine qui n’a rien d’autre à faire que de se laisser prendre par le mystère et d’y passer du temps…

Permettez-moi une réflexion en vue d’un examen de conscience. L’argument qui permet d’établir que le missel de 1962 ne pouvait être abrogé (5) est la nature de la réforme remaniant profondément ce missel et en retour lui donnant droit de subsister en tant que tel. Pourquoi tant de richesses laissées de côté, dit-on aujourd’hui ? La vraie question ne serait-elle pas plutôt : Pourquoi tant de prêtres qui à l’époque célébraient selon le missel de 1962 n’ont-ils pas eu conscience de brader l’héritage liturgique de l’Église ? Célébrer un rite ne suffit donc pas ? Rencontraient-ils suffisamment le mystère ?

Par le motu proprio Summorum Pontificum, Benoît XVI invite à corriger deux erreurs liturgiques : le rationalisme desséchant et le formalisme rubriciste.

Rappelons aussi l’article 1er du motu proprio qui affirme que « les deux expressions de la lex orandi de l’Église n’induisent aucune division de la lex credendi de l’Église. » De fait, l’Église croit comme elle prie. L’unité du rite qui s’exprime sous deux formes participe de l’unité de la foi. Chaque forme en retour a le devoir d’exprimer au mieux l’unité du rite, et ainsi de participer de l’unique foi. Si le concile Vatican II a promu une ouverture de l’Église au monde, les derniers papes ont aussi rappelé que cette ouverture ne pouvait faire l’économie de la confession intégrale du mystère de Dieu et de Jésus-Christ, au risque pour l’Église de devenir une simple ONG. (Cf 1ère homélie du pape François, 14 mars 2013)
La Messe lue
Un dernier point mérite d’être abordé, qui concerne l’usage de la concélébration. La Constitution Sacrosanctum Concilium (n° 57 et 58), après avoir rappelé que la concélébration manifeste heureusement l’unité du sacerdoce, en a étendu l’usage, bien que dans des limites précises et relativement étroites (n° 57). Le texte a été compris en milieu monastique comme une invitation à la concélébration quotidienne.

Cet usage quasi-généralisé désormais a simplifié et concentré le travail des sacristains. Il a aussi décongestionné l’emploi du temps matinal des moines.

Peut-être faudrait-il se demander si ceux-ci ne subiraient pas en retour un détriment dans leur piété liturgique ?

Tenir chaque matin en ses mains l’Hostie sainte et immaculée, le calice précieux du Sang du Seigneur, soutenir l’action de la messe, le dialogue avec le Père éternel, ou participer à une concélébration au milieu de ses frères ne sont pas tout à fait du même ordre. Dans le cas d’une communauté nombreuse, le moine-prêtre peut espérer présider tout au plus une dizaine de fois la Messe conventuelle sur une année.

Au contraire, au terme des longs offices de Matines et de Laudes, la célébration quotidienne des Messes lues par chacun des prêtres achève comme sa conclusion naturelle la prière matinale et ouvre à la communion sacramentelle et aux saints mystères qui nourrissent l’Église. C’est à cette communion, spirituelle cette fois, que l’assistance à la Messe conventuelle dans la matinée convoque les moines.

En ce sens le motu proprio favorise la piété liturgique par un retour des Messes lues. Il semble cependant qu’il a été peu reçu en milieu monastique.

En conclusion de cette première enquête, la forme extraordinaire apparaît comme tournée vers Dieu, mais sollicitant l’homme tout à la fois dans la grandeur et la faiblesse de son humanité.
Fruit ecclésial : la Paix
Le moment est venu maintenant d’aborder le fruit ecclésial du motu proprio Summorum Pontificum. Il a été et demeure pour l’Église un facteur de paix.

N’est-il pas inquiétant que prêtres et fidèles s’accommodent des discordes dans la célébration de l’Eucharistie, le sacrement de l’amour ! Le cardinal Robert Sarah affirmait dans un entretien en 2016:

« »Sans un esprit contemplatif la liturgie demeurera une occasion de déchirement haineux et d’affrontements idéologiques… alors qu’elle devrait être le lieu de notre unité et de notre communion dans le Seigneur… » (6)

Le motu proprio du Pape Benoît invite pasteurs, prêtres et fidèles à se comprendre, à s’écouter, à se respecter. Tel est le rôle du pasteur suprême qui aime toutes ses brebis, qui les guide, qui les enseigne, qui les secourt.

Le Pape Jean-Paul II, par la lettre circulaire Quattuor abhinc annos faisait état du « souci du Père commun pour tous ses enfants ». Le pape polonais devait manifester à nouveau ses sentiments par le motu proprio Ecclesia Dei du 2 juillet 1988. Seuls les deux premiers mots du document ont été retenus en guise de titre, c’est dommage ! Le troisième mot est adflicta. La Commission du même nom n’est pas née dans les fastes d’une Église triomphante, mais plutôt sur la croix d’une division entre frères. Faut-il souligner que les deux premiers numéros de ce texte mentionnent la tristesse : tristesse de l’Église qui voit s’éloigner de la pleine communion quelques-uns de ses enfants, tristesse «particulièrement ressentie par le successeur de Pierre à qui revient en premier de veiller à l’unité de l’Église».

Au numéro 5, Jean-Paul II adresse aux pasteurs et aux fidèles un appel afin qu’ils aient conscience « de la légitimité mais aussi de la richesse que représente pour l’Église la diversité des charismes et des traditions de spiritualité et d’apostolat ». À tous les fidèles catholiques qui se sentent attachés à certaines formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition latine, le pape manifeste en outre sa volonté, à laquelle doivent s’associer les évêques et tous ceux qui ont un ministère pastoral dans l’Église, de faciliter la communion ecclésiale grâce à des mesures nécessaires pour garantir le respect de leurs aspirations.

Benoît XVI dans la lettre aux évêques jointe au motu proprio Summorum Pontificum exprime des sentiments similaires : « confiance » et « espérance » tout en reconnaissant que les échos à l’annonce de la parution du document allaient de « l’acceptation joyeuse à une dure opposition ». Dans des lignes paternelles à l’égard des pasteurs des diocèses, il cherche à éradiquer leurs craintes : crainte d’amenuiser l’autorité du Concile Vatican II et de mettre en doute sa réforme liturgique, crainte de fractures dans les communautés paroissiales. Ce qu’il veut, c’est aussi panser des blessures : blessures légitimes des fidèles devant les « déformations à la limite du supportable » (7) de la Liturgie, blessures des persécutions injustes contre des prêtres fidèles, blessures aussi dans des propos regrettables, qu’ils viennent des uns ou des autres. Il y aurait bien des repentances, des pardons justifiés à échanger en ce domaine sans parler d’examens de conscience toujours actuels.

Benoît XVI a voulu faire œuvre de pacificateur. L’idéologie en matière liturgique a conduit à la division, à la tristesse et au pessimisme. Benoît XVI par le motu proprio accélère un processus vers un temps de paix liturgique. Dans les endroits où celui-ci a été accueilli généreusement par les pasteurs et les fidèles, la communion renaît.
Conclusion
Au terme de ces lignes, deux expressions reviennent à l’esprit : action de grâces et espérance. Action de grâces parce que l’initiative de Benoît XVI pacifie la question liturgique dans le cœur des pasteurs, des prêtres et des fidèles, ouvrant la voie à une nouvelle évangélisation à partir de la liturgie dans toute sa richesse.

Espérance parce qu’il ne semble pas possible de se résoudre définitivement à un écartèlement, à une tension de l’unique rite romain entre deux formes, entre l’adoration du Corps et Sang du Christ réellement présent sur l’autel et le service de l’assemblée.(cf. La lettre déjà mentionnée au Professeur Barth)

Cette tension n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’Église et appelle à un dépassement.

L’Évangile rapporte la question (Mt 22,36-40 ; Mc 12,28-34) d’un docteur voulant mettre à l’épreuve le Seigneur : « “Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ?” Jésus lui dit : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même” ». (Mt 22,36-39)

Le mouvement liturgique a poursuivi la participation active de tous au sacrifice eucharistique. Ce but louable n’est-il pas devenu, parce qu’on l’avait mal compris, la fin même de la célébration ? L’exhortation apostolique post-synodale Sacramentum Caritatis rappelait : « Il convient… de dire clairement que, par ce mot [actuosa participatio], on n’entend pas faire référence à une simple attitude extérieure durant la célébration. En réalité, la participation active souhaitée par le Concile doit être comprise en termes plus substantiels, à partir d’une plus grande conscience du mystère qui est célébré et de sa relation avec l’existence quotidienne. » (n°55)

Aujourd’hui, le motu proprio répond au désir du cœur inquiet de nombreux prêtres. S’ils se reconnaissent comme serviteurs de la part du troupeau qui leur est confiée, ils sont aussi et d’abord les amis de Dieu, et ils ont besoin de le rencontrer, de se nourrir de lui à travers la célébration de la liturgie.

Travailler à recentrer cette célébration sur le mystère, tout en conservant les acquis de la réforme, apparaît donc comme un soutien à la vie spirituelle des prêtres, comme l’accueil aussi d’un sensus fidelium auquel le Pape François invite si souvent à être attentif, et enfin, comme un défi pour l’Église.

Ré-introduire ad libitum des gestes tels que les signes de croix, les génuflexions, les inclinations, permettre la prière de l’offertoire de la forme extraordinaire, ainsi que la possibilité de réciter le canon en silence, seraient des pas, simples à mettre en œuvre dans la forme ordinaire.

Benoît XVI ouvrait une voie en ce sens en écrivant aux évêques : « Dans la célébration de la Messe selon le Missel de Paul VI, pourra être manifestée de façon plus forte que cela ne l’a été souvent fait jusqu’à présent, cette sacralité qui attire de nombreuses personnes vers le rite ancien. »

Récemment un missionnaire en pays asiatique écrivait à propos des chrétiens qui l’avaient sollicité pour célébrer la Messe en forme extraordinaire : « Ils aiment à la fois célébrer Dieu par un rite soigné, et être reliés via cette forme liturgique qui a nourri tant de saints à une Église universelle dont l’histoire est longue et riche, bien antérieure à son arrivée récente dans le pays. » Ne parlons pas du missionnaire pour qui la célébration, même en latin, est plus confortable que dans la langue du pays.

N’est-il pas réconfortant de retrouver en Asie les mêmes sentiments que chez les prêtres venus apprendre la forme extraordinaire à Fontgombault ? Ce trésor, cette histoire longue et riche qu’ils rencontrent, c’est l’universalité de l’Église qui, présente dans une civilisation, dans un temps et dans un lieu, domine les civilisations, les temps et les lieux.

Cette Église qui est, selon l’enseignement de Lumen Gentium, Mystère et Sacrement, voit cette richesse et en même temps cette tension de son être se refléter dans sa liturgie en deux ethos célébratoires, le mystérique et le social, (8) la forme extraordinaire, et la forme ordinaire. Elle ne peut se résoudre à les laisser s’opposer. Aussi le plus beau fruit du motu proprio est-il probablement encore à venir. Il naîtra du refus d’un « missel d’avant » et d’un « missel d’après ». Nullement envisagée par les Pères conciliaires, l’existence de deux formes du rite romain appelle une convergence, un enrichissement mutuel souhaité par le Pape Benoît pour le bien de l’Église et de sa Liturgie et qui répond aux paroles même du Fils : « Que tous soient un ! » (Jn 17,1). Alors tous pourront faire leurs les paroles prononcées par le pape Benoît à l’Abbaye de Heiligenkreuz : « Je vous demande : célébrez la sainte liturgie en ayant le regard tourné vers Dieu dans la communion des Saints, de l’Église vivante de tous les lieux et de tous les temps afin qu’elle devienne l’expression de la beauté et de la sublimité de ce Dieu ami des hommes ! » (Benoît XVI, discours du 9 septembre 2007 à l’Abbaye de Heiligenkreuz.)
----------
notes:

(1) : Réunion au Palais du Saint-Office le 16 novembre 1982 au « sujet des questions liturgiques » (Cf Claude Barthe, La messe à l’endroit,p. 50)

(2): Hélène Lubienska de lenval, l’entrainement à l’attention, Spes (Centre d’études pédagogiques) Paris, 1953. p. 85-86)

(3): Cardinal Joseph Ratzinger, Lettre au professeur Barth du 23 juin 2003.

(4): Dom Antoine Forgeot, Préface au fascicukle Apprendre la célébration de la messe basse selon le Miselle de 1962, par l’abbé pierre-Emmanuel Desaint, Editions Petrus a stella, Abbaye Notre Dame de Fontgombault 2009

(5): dans la lettre du cardinal Ratzinger accompagnant le motu proprio, et adressée aux évêques, il est écrit: « l’histoire de la liturgie est faite de croissance et de progrès, jamais de rupture. Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste. il est bon pour nous tous, de conserver les richesses qui ont grandi dans la foi et dans la prière de l’Eglise et de leur donner leur juste place. »

(6): (Entretien du Cardinal Robert Sarah à La Nef n°285 Octobre 2016 p.15)

(7): benoît XVI, Lettre aux évêques accompagnant le motu proprio Sommorum Pontificum.

(8): Cf. François Cassingena-Trévedy, te igiture. Ad solem, Genève, 2007, ch; 6, p.81-82