Les cérémonies en langue vulgaire constituent certainement l’une des expériences liturgiques les plus marquantes de la décennie révolutionnaire. Les tentatives de passage au français feront l’objet de deux parties distinctes. En effet, les historiens ont mis en évidence la césure que représente pour l’Eglise constitutionnelle la persécution terroriste (1) : la promotion de la liturgie en langue vulgaire n’a pas nécessairement la même signification avant et après la déchristianisation de l’an II.
Il faut tout d’abord noter qu’avant la Terreur, les expériences de liturgie française demeurent extrêmement marginales. En 1792, un an après l’installation de la nouvelle Eglise constitutionnelle, le canoniste Maultrot, adversaire infatigable du clergé jureur, peut écrire que l’office en langue vulgaire est avec l’autorisation du mariage des prêtres et du divorce le seul point qui sépare encore l’Eglise constitutionnelle du protestantisme (2), ce qui témoigne du maintien presque général de la liturgie latine par les prêtres assermentés.
Dans les premiers temps de la Constitution civile du clergé, le passage effectif au vernaculaire semble en effet avant tout le fait d’ecclésiastiques isolés. Certes, on compte parmi eux un évêque, Mgr Lafont de Savine, évêque de Viviers, l’un des quatre évêques d’Ancien Régime à avoir accepté le serment constitutionnel. Le prélat décide ainsi de remplacer les vêpres par des cantiques en vernaculaire par des jeunes filles et veille lui-même à l’application de cette réforme en en plaçant une dizaine à la balustrade de sa cathédrale. Cette initiative est cependant celle d’un prélat excentrique et psychologiquement instable, qui processionne au son de la Marseillaise et du Ça ira, fait repeindre aux couleurs de la Nation l’intérieur de sa cathédrale et retranche de la messe le chant du kyriale parce qu’il la trouve trop longue ; la réforme se heurte de plus à l’hostilité déclarée des paroissiens, qui protestent et menacent de fouetter publiquement les jeunes filles qui accepteraient de chanter à la tribune (3).
De même, au-delà du vernaculaire, il ne faut sans doute pas donner à certaines initiatives de l’épiscopat constitutionnel une signification qu’elles n’ont probablement pas. Certes, Lamourette, évêque intrus de Lyon, abat en septembre 1791 le jubé du chœur de sa cathédrale et déplace l’autel du fond du chœur à la croisée du transept pour le rapprocher des fidèles (4). Cependant, il reste douteux qu’on puisse véritablement attribuer à ces décisions la volonté de promouvoir une participation active des fidèles qui annoncerait le mouvement liturgique du XXe siècle, voire la réforme postconciliaire. La restructuration du chœur correspond en effet en réalité à l’application du nouveau statut constitutionnel des cathédrales, qui supprime l’office canonial pour le remplacer par un office paroissial : le jubé et l’autel très reculé correspondaient aux besoins de l’office des chanoines, et on sait qu’il était habituel avant la Révolution de dresser dans les cathédrales un autel à la croisée du transept pour les cérémonies auxquelles assistait un grand concours de peuple (5). Il est donc loin d’être certain que Lamourette entendait réellement promouvoir une liturgie participative.
En effet, la compréhension exacte des textes liturgiques par les fidèles ne semble pas se trouver au cœur des expériences vernaculaires antérieures à la Terreur. Significativement, alors que les dialectes restent très répandus, les projets de liturgie en langue vulgaire sont des projets de liturgie en français. « L’unité de l’idiome, écrit ainsi sous la Terreur Grégoire, évêque intrus du Loir-et-Cher et partisan de la traduction de la liturgie, est une partie intégrante de la révolution (6). » Pour Grégoire, la traduction en français des textes liturgiques permettrait de seconder les efforts des administrations pour éradiquer les patois et conforter l’œuvre de la Révolution.
Une telle perspective semble également celle de Robert-Thomas Lindet, évêque intrus de l’Eure, l’un des prélats constitutionnels les plus avancés. Pour Lindet, le passage au français dans le culte s’inscrit dans le combat que doit mener selon lui le clergé contre les superstitions et les «pratiques bizarres»:
les prêtres] ne conserveront que les institutions qui ont un but moral ; les fêtes religieuses prendront une couleur nationale, on ne se bornera plus à parler aux Français des murs de Jéricho, de la sortie d’Egypte, des exploits de Samson, de Judith, des Machabées, on leur parlera un jour des ruines de la Bastille, de la destruction des tyrans, du règne de la liberté, des exploits des Héros de la république, & les mystères seront célébrés dans la langue du peuple (7).Chez Lindet, le passage au français est inséparable d’un changement de contenu des mystères chrétiens, qu’il met ouvertement au service de l’exaltation de la Révolution. Il convient ainsi d’éviter l’anachronisme ou l’interprétation réductrice qui consisterait à désigner les partisans de la liturgie française comme les précurseurs purs et simples de la réforme des années 1960. Avant la réorganisation de l’Eglise constitutionnelle en 1795, la volonté de passer à la messe en français, chez Grégoire comme chez Lindet malgré ce qui les sépare par ailleurs, témoigne non tant de la promotion d’une « participation active » soucieuse de compréhension littérale des textes que de l’instrumentalisation de la liturgie par certains clercs fortement politisés, qui y voient un moyen de diffuser les idées républicaines et de conforter dans les départements l’appartenance à la Nation française révolutionnaire.
(A suivre)
Peregrinus
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(1) Cf. Rodney Dean, L’abbé Grégoire et l’Eglise constitutionnelle après la Terreur, chez l’auteur, Paris, 2008 ; Jules Gallerand, Les cultes sous la Terreur en Loir-et-Cher (1792-1795), Grande Imprimerie de Bois, Blois, 1928, p. 580-584 ; Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu, Le concile national en 1797 et en 1801 à Paris. L’Abbé Grégoire et l’utopie d’une Eglise républicaine, Peter Lang, Bern, 2007, p. 79.
(2) Gabriel-Nicolas Maultrot, Comparaison de la constitution de l’Eglise catholique et de la nouvelle Eglise de France, Dufresne, Paris, 1792, p. 280.
(3) Simon Brugal, Le schisme constitutionnel dans l’Ardèche. Lafont-Savine, évêque jureur de Viviers, 2e édition, Humbert et Fils, Largentière, 1977, p. 28-31.
(4) Paul Chopelin, Ville patriote et ville martyre. Lyon, l’Eglise et la Révolution (1788-1805), Letouzey & Ané, Paris, 2010, p. 160.
(5) Voir par exemple les plans de la cathédrale de Clermont (Archives Nationales, G/8/755).
(6) Henri Grégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser la langue française, Convention Nationale, Paris, 1794, p. 11.
(7) Robert-Thomas Lindet, Evêque du Département de l’Eure, aux Citoyens du même Département, chez Boulard, Paris, 1792, p. 10.