SOURCE - Paix Liturgique - Lettre n°556 - 16 août 2016
Voici la troisième partie de l'allocution prononcée le 5 juillet 2016 par le cardinal Robert Sarah, Préfet de la Congrégation du Culte divin et de la Discipline des sacrements, lors des journées Sacra Liturgia 2016, et portant sur « une authentique mise en œuvre de Sacrosanctum Concilium ».
Voici la troisième partie de l'allocution prononcée le 5 juillet 2016 par le cardinal Robert Sarah, Préfet de la Congrégation du Culte divin et de la Discipline des sacrements, lors des journées Sacra Liturgia 2016, et portant sur « une authentique mise en œuvre de Sacrosanctum Concilium ».
Après avoir rappelé ce qu'était la sainte liturgie au regard de la constitution conciliaire, et s'être penché sur les intentions réelles des pères conciliaires, le cardinal dresse ici un bref bilan de ce qu'est devenue la liturgie après la réforme de Mgr Annibale Bugnini. Ce passage du discours est fondamental. On remarquera que le cardinal Sarah exprime au sujet de la réforme postconciliaire de franches critiques : « le travail de cette commission pour mettre en œuvre la Constitution sur la Sainte Liturgie fut sans aucun doute soumis à des influences, des idéologies » ; « certains rites furent construits ou révisés à partir de l’esprit du temps, en particulier à partir des sensibilités œcuméniques », etc. Il va même jusqu’à évoquer le Bref Examen critique des Cardinaux Ottaviani et Bacci, qui exprimait « des inquiétudes sérieuses ». Puis il fait un tableau très réaliste de son interprétation désastreuse, évoquant en particulier la question des traductions hâtives qui l'ont accompagnée, se demandant si cette liturgie nouvelle a été établi sur de solides fondations... Enfin, après avoir concédé que certains puisaient des grâces dans cette liturgie nouvelle, il conclut très raisonnablement : « Je pense que vous vous accorderez avec moi pour reconnaître que nous pouvons mieux faire ».
En outre, Son Éminence s'arrête un instant sur le Motu proprio Summorum Pontificum pour le présenter comme une réponse au fait que la liturgie soit devenue « l’expression de la division au sein de l'Église, au lieu d’être le lieu de l’unité de l'Église catholique ».
Je ne pense pas que nous pouvons honnêtement lire aujourd’hui ne serait-ce que le premier article de Sacrosanctum Concilium, et se satisfaire de ce qui a été fait. Mes frères, où sont les fidèles dont parlaient les Pères du Concile ? Beaucoup des fidèles de naguère sont aujourd’hui « infidèles ». Ils ne viennent plus du tout à la messe. Pour reprendre les mots de saint Jean-Paul II : « L'oubli de Dieu a conduit à l'abandon de l'homme, et c'est pourquoi, dans ce contexte, il n'est pas surprenant que se soient largement développés le nihilisme en philosophie, le relativisme en gnoséologie et en morale, et le pragmatisme, voire un hédonisme cynique, dans la manière d'aborder la vie quotidienne. La culture européenne donne l'impression d'une ‘apostasie silencieuse’ de la part de l'homme comblé qui vit comme si Dieu n'existait pas » (Exhortation apostolique Ecclesia in Europa, 28 juin 2003, 9). Qu’est-il advenu de l’unité que le Concile espérait réaliser ? Nous n’y sommes pas encore parvenus. Avons-nous fait des progrès substantiels dans l’appel lancé à toute l’humanité à rejoindre la grande famille de l'Église ? Je ne le pense pas. Et pourtant, nous avons beaucoup fait dans le domaine de la liturgie.
Au cours des 47 années de ma vie de prêtre, et après plus de 36 ans de ministère épiscopal, je peux attester que beaucoup de communautés catholiques et d’individus vivent et prient avec ferveur et joie la liturgie telle qu’elle a été réformée après le Concile, puisant en son sein beaucoup, sinon la totalité des biens qu’envisageaient les Pères du Concile. C’est un fruit magnifique du Concile. Mais, par ma propre expérience, et à présent en tant que Préfet de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements, je sais aussi qu’il y existe actuellement maintes altérations de la liturgie en de nombreux lieux de l'Église. Beaucoup de situations pourraient être améliorées de sorte que les objectifs du Concile soient réalisés.
Avant de méditer sur de possibles améliorations, examinons ce qui s’est passé après la promulgation de la Constitution sur la Sainte Liturgie.
Au XVIe siècle, le Pape avait confié la réforme liturgique voulue par le Concile de Trente à une commission spéciale qui prépara la nouvelle édition des livres liturgiques qui furent in fine promulgués par le Pape. Cela est une procédure parfaitement normale, et c’est à celle-ci que recourut le Bienheureux Paul VI en 1964 en établissant le Consilium ad exsequendam constitutionem de sacra liturgia. Nous connaissons l’essentiel des travaux de cette commission parce que son secrétaire, Mgr Annibale Bugnini, les décrivit dans ses mémoires (La réforme de la liturgie, 1948-1975, Desclée de Brouwer, Paris, 2015).
Le travail de cette commission pour mettre en œuvre la Constitution sur la Sainte Liturgie fut sans aucun doute soumis à des influences, des idéologies et à de nouvelles propositions qui ne se trouvaient pas du tout dans les textes deSacrosanctum Concilium. Par exemple, il est vrai que le Concile n’avait pas proposé l’introduction de nouvelles Prières eucharistiques, mais que cette idée émergea et fut adoptée, et que de nouvelles Prières eucharistiques furent promulguées par l’autorité du Pape. Il est vrai également, comme Mgr Bugnini le dit clairement, que certaines prières et certains rites furent construits ou révisés à partir de l’esprit du temps, en particulier à partir des sensibilités œcuméniques (1). Qu’on soit allé trop loin ou non, ou que ce qui a été fait ait vraiment aidé à réaliser les buts de la Constitution, ou que, par contre, ceux-ci ont été des graves entraves, voilà autant de questions que nous devons étudier. Je me réjouis de ce qu’aujourd’hui les savants vont au cœur de ces sujets.
Néanmoins, il est important de se rappeler que le Bienheureux Paul VI jugea convenables les réformes proposées par la commission et qu’il les promulgua. Par son autorité apostolique, il les rendit normatives et assura leur licéité et leur validité.
Pourtant, pendant que le travail officiel de réforme suivait son cours, des mauvaises interprétations significatives de la liturgie apparurent et s’enracinèrent en de multiples lieux à travers le monde. Ces abus au niveau de la sainte liturgie augmentèrent à cause d’une compréhension erronée du Concile. Cela donna lieu à des célébrations liturgiques subjectives et qui étaient plus centrées sur les souhaits des communautés singulières que sur le culte sacrificiel dû au Dieu Tout-Puissant. Mon prédécesseur à la tête de la congrégation, le Cardinal Francis Arinze, appelait cette sorte de célébration, le « do-it-yourself Mass » (qu’on pourrait traduire par « messe bricolée »). Saint Jean-Paul II a même jugé nécessaire d’exprimer sa peine et sa tristesse dans sa Lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia du 17 avril 2003 en ces termes (n. 10) :
« Une croissance intérieure de la communauté chrétienne a répondu à ce souci d'annonce de la part du Magistère. Il n'y a pas de doute que la réforme liturgique du Concile a produit de grands bénéfices de participation plus consciente, plus active et plus fructueuse des fidèles au saint Sacrifice de l'autel. Par ailleurs, dans beaucoup d'endroits, l'adoration du Saint-Sacrement a une large place chaque jour et devient source inépuisable de sainteté. La pieuse participation des fidèles à la procession du Saint-Sacrement lors de la solennité du Corps et du Sang du Christ est une grâce du Seigneur qui remplit de joie chaque année ceux qui y participent. On pourrait mentionner ici d'autres signes positifs de foi et d'amour eucharistiques.
Malheureusement, à côté de ces lumières, les ombres ne manquent pas. Il y a en effet des lieux où l'on note un abandon presque complet du culte de l'adoration eucharistique. À cela s'ajoutent, dans tel ou tel contexte ecclésial, des abus qui contribuent à obscurcir la foi droite et la doctrine catholique concernant cet admirable Sacrement. Parfois se fait jour une compréhension très réductrice du Mystère eucharistique. Privé de sa valeur sacrificielle, il est vécu comme s'il n'allait pas au-delà du sens et de la valeur d'une rencontre conviviale et fraternelle. De plus, la nécessité du sacerdoce ministériel, qui s'appuie sur la succession apostolique, est parfois obscurcie, et le caractère sacramentel de l'Eucharistie est réduit à la seule efficacité de l'annonce. D'où, ici ou là, des initiatives œcuméniques qui, bien que suscitées par une intention généreuse, se laissent aller à des pratiques eucharistiques contraires à la discipline dans laquelle l'Église exprime sa foi. Comment ne pas manifester une profonde souffrance face à tout cela ? L'Eucharistie est un don trop grand pour pouvoir supporter des ambiguïtés et des réductions.
J'espère que la présente Encyclique pourra contribuer efficacement à dissiper les ombres sur le plan doctrinal et les manières de faire inacceptables, afin que l'Eucharistie continue à resplendir dans toute la magnificence de son mystère. »
Autant il y avait des pratiques abusives, autant il y avait des réactions hostiles aux réformes officiellement promulguées par l’autorité papale. Des personnes estimaient que les réformes avaient été trop loin et trop rapides, d’autres les accusaient d’être suspectes sur le plan doctrinal. On se souvient de la controverse qui éclata en 1969 suite à la lettre envoyée au Bienheureux Paul VI par les Cardinaux Ottaviani et Bacci (2). Ils exprimaient dans ce document des inquiétudes sérieuses et le Pape jugea opportun d’apporter certaines précisions doctrinales. Ces questions, également, doivent être étudiées avec précaution.
Mais il y avait aussi une réalité pastorale : que ce soit pour de bonnes raisons ou non, des personnes pouvaient ou ne voulaient pas participer aux rites réformés. Ils demeuraient à l’extérieur, ou participaient seulement à la liturgie non-réformée là où ils pouvaient la trouver, y compris lorsque ces célébrations n’étaient pas autorisées. De cette manière, la liturgie devint l’expression de la division au sein de l'Église, au lieu d’être le lieu de l’unité de l'Église catholique. Le Concile n’avait pas voulu que la liturgie nous divise les uns des autres ! Saint Jean-Paul II œuvra pour guérir cette division, avec l’aide du Cardinal Ratzinger, qui, devenu Benoît XVI, chercha à faciliter la nécessaire réconciliation au sein de l'Église. Par le Motu proprio Summorum Pontificum, du 7 juillet 2007, ce dernier déclara que les individus ou les groupes qui souhaitent puiser dans la forme ancienne du rite romain les richesses qu’elle contient, peuvent la pratiquer librement. Grâce à la Providence divine, il est désormais possible de célébrer notre unité catholique tout en nous respectant, et même en nous réjouissant, de la légitime diversité des pratiques rituelles.
Finalement, je souhaite noter qu’au milieu du travail de la réforme et de traduction qui eut lieu après le Concile (et nous savons qu’une partie de ce travail fut accompli trop rapidement, nous conduisant aujourd’hui à revoir les traductions pour les rendre plus fidèles au texte original latin), il n’y eut peut-être pas assez d’attention accordée aux intentions fondamentales des Pères du Concile : pour que la participation liturgique qu’ils désiraient soit réalisée : à savoir les prêtres doivent être « imprégnés de l’esprit et de la force de la liturgie, et [...] capables de l’enseigner ». Nous savons qu’un bâtiment reposant sur des fondations branlantes risque de s’altérer, voire de s’effondrer.
Peut-être avons-nous bâti une liturgie nouvelle et moderne en langue vernaculaire, mais si nous ne l’avons pas faite sur de solides fondations – si les séminaristes et le clergé ne sont pas « imprégnés de l’esprit et de la force de la liturgie » comme le Concile l’exigeait – alors le peuple qui leur est confié ne pourra pas être formé. Il faut prêter attention aux paroles des Pères du Concile : il serait « futile » d’espérer un renouveau liturgique sans une formation liturgique approfondie. Sans une formation essentielle, le clergé pourrait même altérer la foi des fidèles dans le mystère eucharistique.
Je ne voudrais pas que l’on me considère trop pessimiste. Et je redis encore : il y a beaucoup de laïques, de membres du clergé et de religieux pour qui la liturgie issue de la réforme postconciliaire est la source d’un extraordinaire zèle apostolique et spirituel. Pour cela, je remercie le Seigneur Dieu Tout-Puissant. Pourtant, à partir de la brève analyse que je viens de soumettre à votre attention, je pense que vous vous accorderez avec moi pour reconnaître que nous pouvons mieux faire. La sainte liturgie doit vraiment devenir la source et le sommet de la vie et de la mission de l'Église aujourd’hui, à l’orée du XXIe siècle, comme les Pères du Concile l’ont ardemment désiré.
De toute façon, c'est cela que le Pape François nous demande de faire : « Il est nécessaire, dit-il, d’unir notre volonté renouvelée d’avancer sur le chemin indiqué par les Pères conciliaires, parce qu’il reste encore beaucoup à faire pour parvenir à une assimilation complète de la Constitution sur la Sainte Liturgie de la part des fidèles et des communautés ecclésiales. Je veux parler en particulier d’un engagement en vue d’une initiation et une formation liturgiques solides et équilibrées des fidèles laïcs comme des prêtres et des personnes consacrées. » (Message du Pape François aux participants du Symposium Sacrosanctum Concilium, 18 février 2014)
© Cardinal Robert Sarah, Sacra Liturgia UK
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Notes de PL :
(1) « Je répète que Paul VI a fait tout ce qui était en son pouvoir pour rapprocher la Messe catholique – en ignorant le concile de Trente – de la Cène protestante », disait Jean Guitton (Dialogue avec Paul VI, Fayard, 1967).
(2) Cardinaux Ottaviani et Bacci, Bref examen critique du nouvel Ordo Missae, 3 septembre 1969. Réédition Renaissance catholique, 2004.