SOURCE - Lettre à nos frères Prêtres (Lettre trimestrielle de liaison de la Fraternité Saint-Pie X avec le clergé de France) - Mise en ligne par "La Porte Latine" - décembre 2010
Nous n’avons évidemment jamais dit que le concile Vatican II serait la cause unique de la déchristianisation contemporaine, la source exclusive de tous les maux actuels de l’Église, la clé explicative complète de la crise religieuse : il y aurait là une conception ridicule.
Il est au contraire certain que la crise que traverse l’Église depuis un demi-siècle possède de multiples explications, des causes très diverses, dont on peut rapidement établir une liste sommaire.
Malaise dans la chrétienté
Il est clair qu’à la fin du pontificat de Pie XII existe déjà un profond malaise dans l’Église, même si les structures extérieures paraissent solides. Les statistiques montrent une diminution progressive et inexorable des vocations, bien avant le Concile : entre 1950 et 1960, le nombre des ordinations sacerdotales en France est divisé par trois. La pratique dominicale a commencé à décrocher : toujours en France, entre 1950 et 1960, elle a déjà baissé de 20 %.
Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, notamment de la division entre résistants, collaborateurs et attentistes, se font sentir. Une inquiétude sourde, un malaise spirituel travaille une partie du clergé et des fidèles, tandis que d’inquiétantes assertions théologiques et morales se répandent de tous côtés. L’énorme diffusion clandestine, dans les séminaires de l’époque, des œuvres de Teilhard de Chardin en est un signe très net. Un désir d’émancipation se fait jour, et la jeunesse, comme il est normal, est touchée la première : la grande crise de l’Action catholique, rappelons-le, commence dès les années 50 par les organisations de jeunesse.
En face de ce malaise, qui demanderait des remèdes spirituels appropriés passant par une rénovation intérieure, une partie de l’Église, malheureusement, se cantonne à une pastorale routinière, sans prendre à bras-le-corps le problème. L’Église ne produit pas suffisamment d’anticorps pour surmonter cette crise, dont le modernisme, sous le pape saint Pie X, a été un signal avertisseur. Des périls montent, annonciateurs d’orages à venir, mais la bonne société ecclésiastique s’en soucie trop peu, faisant confiance à un ordre tout extérieur.
Il est évident que ce malaise religieux plus ou moins diffus constitue un terrain propice à la terrible explosion des années 60-70.
Les Trente Glorieuses
Ce malaise dans l’Église dépend en partie d’une évolution technique, économique et sociale inédite. L’après-guerre connaît un extraordinaire enrichissement des nations occidentales, fruit de la diffusion des techniques (motorisation, électronique, chimie, etc.), ainsi que d’une énergie abondante et bon marché (le pétrole, notamment).
La médecine commence ses fantastiques progrès, qui ouvrent en particulier à l’homme la possibilité de maîtriser sa propre fécondité par des moyens artificiels (pilule contraceptive).
Les transports (navires, trains et avions), devenus rapides, sûrs et peu coûteux, permettent la montée de la globalisation (ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation) des personnes et des marchandises, ce que favorise le développement toujours croissant des télécommunications (banalisation du téléphone).
Ce sont les Trente Glorieuses, époque du plein emploi et de l’élévation du niveau de vie.
Crise de la conscience européenne (et mondiale)
Ces spectaculaires changements économiques et techniques s’accompagnent d’évolutions sociales et culturelles importantes.
La sécularisation de la société, entamée depuis le XVIIIe siècle, continue ses avancées, entraînant une disparition progressive des traces du christianisme dans la société.
Le succès toujours plus marquant des « maîtres du soupçon » (Kant, Nietzsche, Darwin, Freud, etc.) met en cause la capacité de l’homme à atteindre une vérité objective, la noblesse de ses choix éthiques, sa supériorité sur le monde animal, le contrôle de sa propre vie intérieure. Le marxisme, notamment dans sa version léniniste, domine une grande partie du monde, mais aussi des pans entiers de la société européenne.
L’accession des nations colonisées à l’indépendance, l’émergence de leurs revendications politiques, économiques, culturelles voire religieuses contribuent au rejet de « l’européocentrisme ». Les anciens colonisateurs sont mis au ban des accusés, leurs opinions publiques sont travaillées par la mauvaise conscience.
En raison de la prolongation et de l’universalisation de l’obligation scolaire, de l’entrée plus tardive dans le monde du travail, d’une certaine forme d’autonomie financière et de la valorisation de l’enfant (conséquence de la baisse de la fécondité), une nouvelle classe apparaît dans la société et réclame sa part de responsabilité et de considération : la jeunesse.
Cette crise de la conscience européenne et mondiale éclate avec les événements de Mai 68, qui touchent aussi bien l’Allemagne, l’Italie, la Tchécoslovaquie que les États-Unis, le Mexique, le Brésil, le Japon ou la Chine, mais sont particulièrement massifs et spectaculaires en France.
Crise conciliaire et postconciliaire
Tous ces faits, et bien d’autres qu’une analyse sociologique permettrait de mettre au jour, constituent sans aucun doute un terreau propice à une remise en cause globale de la tradition, de l’autorité, des normes, de la culture dominante, de la religion. Nous en sommes conscients et l’admettons volontiers : la crise dont nous subissons encore les conséquences possède sans aucun doute des causes multiples et variées.
Le fait que cette crise ait explosé à peu près au moment du concile Vatican II ne signifie donc pas que ce concile en soit la cause unique et nécessaire. D’une façon générale, si le fait B arrive après le fait A, cela ne signifie pas forcément que A soit la cause de B : si je tombe malade après avoir fait une promenade, cela ne prouve pas que je suis malade parce que je me suis promené.
Nous sommes également d’accord sur le fait que Vatican II a été l’occasion pour certains de réaliser des desseins qu’ils mûrissaient bien avant, et tout à fait en dehors du Concile : certains prêtres, par exemple, ont profité de l’atmosphère de remise en cause qui régnait alors pour quitter le sacerdoce (idée qu’ils caressaient depuis longtemps) dans les meilleurs conditions matérielles.
Par ailleurs, l’après-concile n’a pas forcément correspondu au Concile lui-même. Il y a eu de la part de beaucoup, c’est évident, et sous le fallacieux drapeau de « l’esprit du Concile », une utilisation de Vatican II étrangère à sa réalité et contraire à ses textes. De plus, certaines des réformes postconciliaires, telles qu’elles se sont réalisées en fait (par exemple, la réforme liturgique), n’étaient pas nécessairement contenues dans les textes mêmes de Vatican II (des mises en œuvre différentes du même texte étant possibles), et en conséquence il ne serait pas juste d’attribuer exclusivement à Vatican II les éléments contestables desdites réformes.
Mais peut-on faire comme si le Concile n’avait pas eu lieu ?
Toutes ces explications, toutes ces mises en perspectives, toutes ces nuances, nous les admettons de bon coeur. Cependant, elles ne peuvent ni ne doivent effacer un fait évident : une crise religieuse d’une extrême violence a éclaté pendant et après Vatican II.
Cela ne suffit nullement à démontrer que le Concile en soit la cause principale. Mais cela empêche d’affirmer sans aucune autre forme de procès que le Concile n’y est pour rien. Au minimum, il est nécessaire d’examiner, de s’interroger : deux phénomènes aussi visiblement concomitants (Vatican II, la crise religieuse et morale) peuvent-ils n’avoir strictement aucun lien de causalité ? Il serait difficile de faire avaler un tel « miracle » à n’importe quel historien sérieux.