SOURCE - Le Forum Catholique - 1er juillet 2017
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Accusé de schisme et d’intrusion par le clergé fidèle hostile aux réformes de la Constituante, le clergé constitutionnel s’est aussitôt efforcé de lui répondre. Si les prêtres scandaleux n’ont pas manqué dans les rangs du clergé jureur, on aurait tort de procéder à des généralisations abusives et de le croire composé uniquement d’aventuriers, d’opportunistes vulgaires ou d’ignorants. M. l’abbé Jean-Claude Meyer, tout en montrant avec justesse les graves erreurs auxquelles les ont conduits les lacunes de leur pensée, a ainsi pu rappeler dans une excellente étude que par exemple les évêques constitutionnels Barthe et Sermet, dans le sud de la France, étaient de véritables théologiens, qui ont cru sincèrement que les réformes constituaient le point de départ d’un renouveau chrétien (1).
Ce ne sont cependant pas les réflexions de Barthe ou Sermet que j’examinerai ici, mais celles de l’un des plus notables apologistes de la Constitution civile, Louis Charrier de La Roche, chanoine à Lyon, puis évêque constitutionnel de la Seine-Inférieure (2), qui se distingue d’autres controversistes ecclésiastiques de l’époque par la modération de son ton et par le soin louable qu’il met à éviter les invectives. Soucieux de réfuter les adversaires des réformes, qui accusent le nouveau clergé constitutionnel d’être dépourvu de toute juridiction et d’être donc dans l’incapacité de donner des absolutions valides, il s’efforce donc de leur répondre par des arguments doctrinaux et canoniques.
Le premier axe de l’argumentation de Charrier de La Roche concerne l’articulation des deux pouvoirs d’ordre et de juridiction, dont la distinction a été explicitement énoncée (chap. XXVI, §II) par le Catéchisme romain de 1566 : l’ordre donne pouvoir sur le Corps véritable du Christ dans la très sainte Eucharistie, tandis que la juridiction donne pouvoir sur son Corps mystique. Si le concile de Trente lui-même ne mentionne pas explicitement cette distinction, celle-ci sous-tend son enseignement sur le sacrement de pénitence : pour absoudre validement, un prêtre doit avoir juridiction sur son pénitent (Sess. XIV, cap. XVI) ; il n’est un ministre légitime des sacrements que s’il a été canoniquement envoyé (Sess. XXIII, can. 7) ; il ne peut être reconnu apte à entendre les confessions qu’après avoir reçu une approbation de l’évêque (Sess. XXIII, décret de réformation, can. XV). Tandis que le pouvoir d’ordre est immutable, le pouvoir de juridiction est transitoire et peut être retiré par l’autorité ecclésiastique (cf. S.T., IIa IIae, q. 39, a. 3).
C’est donc sur le rapport entre ces deux pouvoirs que l’apologiste de la Constitution civile du clergé porte son attention :
La jurisdiction est un pouvoir spirituel, un pouvoir auguste & sur-humain, invisible & sacré, que tout Prêtre reçoit dans son ordination (3).
Si ordre et juridiction sont deux pouvoirs distincts, tous deux sont également reçus par l’imposition des mains. La juridiction, formellement exprimée par les paroles de l’ordination, n’a donc de soi pas besoin d’être conférée par l’autorité ecclésiastique : celle-ci se borne à en permettre ou à en restreindre l’exercice. L’approbation nécessaire pour absoudre doit donc être distinguée de la juridiction proprement dite : cette approbation, dont la nécessité a été introduite par le concile de Trente, est une « pure police », une mesure purement disciplinaire qui vise à écarter du ministère de la pénitence les prêtres indignes (4).
Dès lors, pour Charrier de La Roche, il est faux de dire que les prêtres constitutionnels exercent sans juridiction. Certes, l’approbation fait défaut. Mais pour l’apologiste des réformes, la discipline même de l’Eglise permet de pallier ce défaut :
C’est là le véritable esprit de Jésus-Christ, de lEvangile et de l’Eglise, qui n’a pas manqué de le prévoir et de l’exprimer dans un des points fondamentaux de la discipline, qui donne à tout Prêtre l’exercice entier de sa jurisdiction dans les cas de nécessité (5).
Ce qui fonde la légitimité du ministère du clergé constitutionnel aux yeux de Charrier de La Roche, c’est donc l’état de nécessité dans lequel se trouvent les catholiques français privés des secours de la religion par l’attitude de leurs évêques qui en refusant de coopérer avec la puissance temporelle ont provoqué la vacance de leurs sièges. Ce point est fondamental dans l’argumentation du prêtre lyonnais, qui invoque constamment les « cas de nécessité ». Il est donc inutile de s’inquiéter du refus de la hiérarchie ecclésiastique de coopérer à l’établissement de l’Eglise constitutionnelle :
Ce sera l’Eglise qui donnera tous les pouvoirs nécessaires, par la constitution même de sa discipline, la moins contestée, qui a pourvû à tout.
D’abord l’Eglise confére tous les pouvoirs, par le seul fait de la nécessité qui, faute d’Evêques dans les Diocèses supprimés, & faute de chapitre dans les Cathédrales qui les exerce à leur défaut, donne l’exercice de la jurisdiction nécessaire pour le salut des ames, à ceux qui, dans les Diocèses conservés, voudront les exercer pour la portion du territoire qui leur sera échue (6).
L’Eglise, quoi qu’en pensent le pape et les évêques, donnera donc juridiction au clergé constitutionnel pour le salut des âmes : certes, il ne s’agit pas de procédés ordinaires, mais un « ordre de choses extraordinaires […] demande une marche & des procédés extraordinaires aussi (7) ». Du reste, estime Charrier de La Roche, il ne faut pas craindre les accusations de schisme : en effet, l’Assemblée Nationale a consacré les droits du pape comme chef de l’Eglise (Décret du 12 juillet 1790, titre II, article 19) ; on ne saurait donc comparer le clergé constitutionnel à l’Eglise anglicane (8). C’est un point que ne rappellent que rarement les « résistants » traditionalistes d’aujourd’hui : jamais les prêtres impliqués dans le schisme constitutionnel n’ont omis de mentionner le pape au Canon de la messe (9).
On aurait tort de croire que cette argumentation fondée d’une part sur l’atténuation de la distinction entre pouvoirs d’ordre et de juridiction, d’autre part sur l’invocation de l’état de nécessité est propre à Charrier de La Roche : elle a été au contraire celle de la plupart des théologiens et canonistes constitutionnels qui se sont efforcés de dépasser la polémique antiromaine ou le pur régalisme. Ainsi la retrouve-t-on encore à la veille du Concordat sous la plume d’Augustin Clément, évêque intrus de Versailles après la Terreur :
Dans le principe, on ne peut nier que le pouvoir foncier du sacerdoce ne comprenne essentiellement tout pouvoir d’exercice conféré à celui qui le reçoit. […] La retraite, coupable et inexcusable en tout sens, des anciens évêques, et même des ministres du second ordre, ayant fait vaquer une multitude de places ecclésiastiques, et provoqué, par ce fait, la cessation de tout culte catholique en France, il a fallu retrouver, pour le territoire de ces places, un supplément de ministres validement pourvus du caractère (10).
On retrouve donc substantiellement la doctrine exposée par Charrier de La Roche : la nécessité justifiait l’exercice du ministère par les prêtres constitutionnels dès lors que ceux-ci étaient validement ordonnés.
Telles étaient donc les raisons doctrinales et canoniques alléguées par le clergé constitutionnel soucieux de se laver de l’accusation de schisme et de justifier la validité des sacrements dispensés. L’état de nécessité, dans un sens extrêmement étendu, a bien été invoqué sous la Révolution ; mais il l’a été par le clergé jureur, pour justifier à la fois son refus de communiquer réellement avec le pontife romain et son droit d’administrer les sacrements, y compris ceux qui nécessitent le pouvoir de juridiction.
Il ne s’agit pas ici de procéder à des assimilations anachroniques, simplistes et fausses. L’état de nécessité allégué par les constitutionnels en 1790 était largement imaginaire, ou du moins résultait précisément des mesures schismatiques auxquelles ils avaient consenti aux dépens du clergé fidèle, tandis qu’il n’y a malheureusement rien d’imaginaire dans la confusion doctrinale, liturgique et pastorale subie par les fidèles après le dernier Concile. Mais il s’agit de rappeler un fait tenace : sous la Révolution, l’état de nécessité a été invoqué et transformé en système, au nom bien sûr de circonstances exceptionnelles, afin de justifier un schisme.
(A suivre)
Peregrinus
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(1) Jean-Claude Meyer, Deux théologiens en Révolution, Parole et Silence, Paris, 2011.
(2) Chanoine de la collégiale d’Ainay, vicaire général de Mgr de Montazet, archevêque jansénisant de Lyon, député à la Constituante, l’abbé Charrier de La Roche n’est pas le premier venu. Après avoir été élu évêque de la Seine-Inférieure, il démissionne de son siège dès l’automne 1791, manifestement déçu par le tour pris par la Révolution, puis, après avoir tenté de participer au relèvement de l’Eglise constitutionnelle après la Terreur, se soumet à Rome et devient en 1802 le premier évêque de Versailles, diocèse qu’il gouverne fort dignement jusqu’à sa mort en 1827.
(3) Louis Charrier de La Roche, Réfutation de l’instruction pastorale de M. l’évêque de Boulogne sur l’autorité spirituelle, Le Clère, Paris, 1791, p. 128.
(4) Ibid., p. 94.
(5) Louis Charrier de La Roche, Examen des principes sur les droits de la religion, la jurisdiction et le régime de l’Eglise catholique, Le Clère, Paris, 1790, p. 35.
(6) Louis Charrier de La Roche, Réfutation de l’instruction pastorale, op. cit., p. 46.
(7) Ibid., p. 47.
(8) Ibid., p. 127.
(9) On peut accorder cependant à ces « résistants » que contrairement aux constitutionnels, ils ne mentionnent pas au Canon un évêque intrus, ce qui est loin d’être négligeable.
(10) Augustin Clément, Principes décisifs sommairement établis sur les Pouvoirs du Clergé constitutionnel de France, et la legitimité de sa jurisdiction, exclusive de toute autre, s. n. l. s. d., p. 1-2.