SOURCE - Disputationes Theologicae - abbé Matthieu Raffray - 5 novembre 2009
Les dérives actuelles dans le domaine liturgique nous invitent à une recherche plus approfondie des causes et des solutions possibles à ce problème. La première perspective ne peut être que théologique : le problème liturgique, qui préoccupe tant aujourd'hui les autorités ecclésiastiques, et le Saint Père en premier lieu, a, dans ses manifestations visibles parfois si effrayantes, une racine théologique. A la base de la débâcle contemporaine, désormais évidente pour tous, il y a dans une certaine mesure une atténuation de la véritable nature du sacrifice eucharistique, qui porte à considérer la Messe de façon partielle, quand ce n'est pas de façon totalement erronée.
Les dérives actuelles dans le domaine liturgique nous invitent à une recherche plus approfondie des causes et des solutions possibles à ce problème. La première perspective ne peut être que théologique : le problème liturgique, qui préoccupe tant aujourd'hui les autorités ecclésiastiques, et le Saint Père en premier lieu, a, dans ses manifestations visibles parfois si effrayantes, une racine théologique. A la base de la débâcle contemporaine, désormais évidente pour tous, il y a dans une certaine mesure une atténuation de la véritable nature du sacrifice eucharistique, qui porte à considérer la Messe de façon partielle, quand ce n'est pas de façon totalement erronée.
L'urgence actuelle est avant  tout de repositionner la question dans le cadre d'une théologie rigoureuse,  fondée sur le Magistère infaillible, pour ensuite se tourner vers la recherche  de solutions pratiques aux problèmes particuliers apparus durant les quarante  dernières années.
L'analyse qui suit cherche à  aborder la question relative à l'efficacité sacrificielle de la Messe, indépendamment  de l'état de grâce des fidèles ou du célébrant lui-même, et indépendamment  de la communion sacramentelle : la lumière de saint Thomas sera, encore une  fois, le phare qui permet d'éclairer cette question complexe, qui doit  retourner aujourd'hui, à cause de ses implications, au centre du débat.
Sacrosanctum Concilium et les fruits sacrificiels de la Messe
Sacrosanctum Concilium et les fruits sacrificiels de la Messe
par M. l'abbé Matthieu  RAFFRAY
 
1. But et limites du  renouveau conciliaire en matière de participation eucharistique 
La constitution conciliaire Sacrosanctum  Concilium sur la liturgie est souvent présentée comme une volonté de dépasser  le formalisme excessif qui caractérisait la liturgie post-tridentine, au profit  d’une participation plus « consciente, active et fructueuse »(1)  du Peuple de Dieu au mystère qui se réalise dans les sacrements, en  particulier dans le cas de l’Eucharistie. L’un des principaux rédacteurs du  texte, Mgr Ferdinando Antonelli, explique que cette préoccupation était le but  même du renouveau envisagé par le Concile : « Le but du renouveau  liturgique, évoqué dans la Constitution, est essentiellement de conduire de  nouveau les fidèles à une participation consciente et active à la vie  liturgique, en particulier à la messe qui est le centre de la liturgie »(2).  Ce renouveau voulait en premier lieu se démarquer des lacunes de la liturgie de  l’époque tridentine : « La conception que les Pères de Trente  avaient de la liturgie présente assurément des éléments positifs, mais elle  était désormais décidément dépassée », à cause de son manque de  scientificité critique, à cause de l’importance attribuée à l’aspect extérieur  des cérémonies « au détriment de l’âme de la liturgie », de  « l’attachement à l’aspect secondaire du rite » ou encore  d’une « véritable cristallisation des rites et des rubriques, ce qui  nuit à la participation des fidèles, tout en étant contraire à la nature de  la liturgie ». Toutes ces causes auraient abouti, selon Antonelli, à la  cléricalisation de la liturgie : « Les fidèles sont de simples  spectateurs obligés d’assister sans comprendre et sans prendre part à ce qui  se déroule » (3). Dans le cas de  la liturgie eucharistique, en vue de mettre en œuvre le renouveau souhaité, le  texte conciliaire recommande donc fortement « cette parfaite participation  à la messe qui consiste en ce que les fidèles, après la communion du prêtre,  reçoivent le corps du Seigneur dans le même sacrifice »(4). Dans le même  sens, les Pères conciliaires insistent sur la valeur communautaire de la Messe,  et favorisent les liturgies célébrées autour de la communauté réunie, au détriment  des « messes privées »(5).
Les réformes qui ont suivi le  texte, plus de quarante cinq ans après la promulgation de Sacrosanctum  Concilium, ont montré, dans leur application concrète, un certain nombre  de limites : c’est le constat que faisait le pape Jean-Paul II lui-même,  en mettant en relation dans son ultime encyclique « la réforme  liturgique du Concile » et « une compréhension très réductrice du  Mystère eucharistique » : « Il n'y a pas de doute que la réforme  liturgique du Concile a produit de grands bénéfices de participation plus  consciente, plus active et plus fructueuse des fidèles au saint Sacrifice de  l'autel […] Malheureusement, les ombres ne manquent pas. Il y a  en effet des lieux où l'on note un abandon presque complet du culte de  l'adoration eucharistique. À cela s'ajoutent, dans tel ou tel contexte ecclésial,  des abus qui contribuent à obscurcir la foi droite et la doctrine catholique  concernant cet admirable Sacrement. Parfois se fait jour une compréhension  très réductrice du Mystère eucharistique. Privé de sa valeur  sacrificielle, il est vécu comme s'il n'allait pas au-delà du sens et de la  valeur d'une rencontre conviviale et fraternelle. De plus, la nécessité du  sacerdoce ministériel, qui s'appuie sur la succession apostolique, est parfois  obscurcie, et le caractère sacramentel de l'Eucharistie est réduit à la seule  efficacité de l'annonce. D'où, ici ou là, des initiatives œcuméniques qui,  bien que suscitées par une intention généreuse, se laissent aller à des  pratiques eucharistiques contraires à la discipline dans laquelle l'Église  exprime sa foi. Comment ne pas manifester une profonde souffrance face à tout  cela ? L'Eucharistie est un don trop grand pour pouvoir supporter des ambiguïtés  et des réductions » (6).
La praxis liturgique  actuelle, qui ne peut être réduite à des cas particuliers – surtout s’il  s’agit d’abus – reflète néanmoins une certaine perception, tant par les  fidèles que par le clergé, de la nécessité, de la fin et de l’efficacité  de l’action eucharistique, et donc une certaine théologie sacramentelle :  nombre de pratiques liturgiques habituelles, ainsi que les abus et dérives qui  sont encore courantes aujourd’hui, reflètent donc finalement une baisse du  profit spirituel lié aux fruits de l’Eucharistie.  Ces pratiques, si elles ne répondent pas à une stricte mise en œuvre des  directives conciliaires, et moins encore à l’intention des Pères du Concile,  sont néanmoins caractéristiques d’un manque de clarté théologique, qu’il  faut peut-être attribuer au texte du Concile, dans la mesure où c’est le  sens même du mystère eucharistique qui semble se voiler.
Le souci conciliaire de replacer au  centre de l’action liturgique la participation des fidèles en vue de prendre  part plus parfaitement aux fruits de la Messe nous amène donc ici à nous  interroger sur l’efficacité du sacrement de l’Eucharistie, c’est-à-dire  sur la façon et la mesure selon laquelle le Peuple de Dieu bénéficie des  fruits d’une célébration eucharistique. Comme nous l’avons dit, les  auteurs de Sacrosanctum Concilium; en vue de dépasser une telle  opposition, il peut être utile d’interroger, à nouveaux frais, la théologie  sacramentaire de saint Thomas d’Aquin : une lecture approfondie des  articles de la IIIa pars concernant le sacrement de l’Eucharistie,  lecture effectuée dans l’optique particulière des conditions de la fécondité  sacramentelle, nous permettra de saisir en quelle mesure et dans quels cas les  fruits de l’Eucharistie sont produits, et à quelles conditions ils  s’appliquent. Cette relecture nous permettra, en conclusion, de mettre en évidence  le lien entre pratique liturgique et théoloige sacramentaire. avaient la volonté  de se démarquer nettement de la liturgie post-tridentine, à leurs yeux trop  formaliste, au détriment de la finalité eucharistique
2. L’efficacité sacramentelle chez saint Thomas d’AquinLa structure même du traité De  sacramentis in genere, aux questions 60-65 de la IIIa Pars met en  évidence les fondements de la théologie sacramentaire thomasienne : la  question 62 traite de « l’effet principal des sacrements, qui est la grâce »  et la question 63 porte sur « l’effet second du sacrement, qui est le  caractère ». Ces deux éléments, grâce et caractère, permettent à  saint Thomas d’articuler, tout au long du traité, formalité et finalité des  sacrements, autour de la question primordiale de l’efficacité des signes  sacramentels et de leur condition de réalisation fructueuse : l’enjeu  d’une telle mise en œuvre est loin d’être anodin – c’est ce que nous  voulons montrer ici, en particulier par comparaison avec le texte des Sentences.  On sait que c’est en adoptant la doctrine de la distinction entre opus  operatum et opus operantis (ou opus operans) – consacrée  plus tard par le Concile de Trente sous la forme ex opere operato (9)  – que saint Thomas différenciait dans son Commentaire des Sentences  la valeur objective du sacrement des effets liés aux mérites du ministre qui  l’accomplit. C’est précisément en tant que les sacrements sont cause  instrumentale de la grâce que cette distinction est possible : l’efficacité  du sacrement ne dépend pas du ministre qui le réalise comme de sa cause  principale, mais bien plutôt de Dieu, dont l’action est infaillible. Cette  double causalité entraîne un double niveau d’efficacité qu’il faut caractériser  clairement, car l’instrument peut, s’il est mal utilisé, mal disposé ou  s’il est défectueux, constituer un obstacle à l’efficacité divine. Cela  est clair lorsqu’on compare l’efficacité des sacrements à celle de la prière :
« Dans la prière, celui qui  prie est comme l’agent principal, et non pas seulement comme un agent  instrumental. En donc pour que la prière soit efficace, est requis ce qui relève  de l’effet ex opere operante, et non pas seulement de l’ex  opere operato, comme c’est le cas pour les sacrements »(10).
Ainsi donc, la grâce est causée  instrumentalement dans l’âme, ex opere operato, dès que le  sacrement est réalisé par le ministre dans les conditions requises (matière,  forme et intention), et donc indépendamment de sa qualité propre et de sa dévotion  personnelle. C’est qu’il faut entendre cette expression conformément à  l’intention du Docteur angélique, non pas au sens d’une efficacité  infaillible, comme magique, mais bien au sens d’une efficacité per se,  au sens où l’inefficacité d’un sacrement, lorsqu’il est valide, ne peut  venir que d’un obex extérieur qui empêche la grâce de  s’appliquer à l’âme. Cette remarque est d’une importance capitale, car  elle laisse ouverte la question de l’application des fruits du sacrement, dans  le cas où il rencontre un tel obstacle. Les textes du Commentaire  manquent, sur ce point, de précision.
Paradoxalement, dans la Somme  de Théologie, l’expression ex opere operato n’apparaît pas  une seule fois, bien que la même doctrine de la causalité instrumentale y soit  largement développée. La raison en est, à notre sens, la systématisation  doctrinale qui caractérise ce traité, et qui est la principale innovation par  rapport aux traités correspondants du Commentaire des Sentences et de  la Somme contre les Gentils (11) ; dans notre texte, saint Thomas  traite de façon organique des sacrements en général, dès la première  question du traité, autour de la distinction entre les deux aspects sous  lesquels l’usage des sacrements doit être étudié : le culte divin et  la sanctification de l’homme.
« On  peut considérer deux aspects dans la pratique des sacrements : le culte  divin et la sanctification de l’homme. Le premier point de vue regarde  l’homme dans ses rapports avec Dieu. Le second, à l’inverse, regarde Dieu  dans ses rapports avec l’homme »(12).
S’il place l’aspect de  sanctification en tête de son traité (la grâce est « l’effet  principal du sacrement »), il n’accorde cependant pas une place moindre  à l’autre aspect, puisque la dimension cultuelle des sacrements découle  directement de l’action de Dieu dans l’âme. On comprend là l’importance  de la doctrine du caractère sacramentel imprimé dans l’âme : non point  pour le profit spirituel de celui qui le reçoit, mais bien plutôt pour  accomplir validement les actions cultuelles que le Christ a instituées et  choisies. Le caractère est ainsi la marque de notre députation par Dieu à lui  rendre un culte en esprit et en vérité, aspect ascendant de la finalité des  sacrements, inséparable de son aspect descendant, la sanctification de l’âme.  L’une et l’autre finalité, sanctification et culte, ne peuvent être  dissociées, car elles trouvent leur fondement dans les signes sacramentels :  « les sacrements de la foi sont simultanément signes de la sanctification  et signes du culte. La sanctification et le culte sont rendus efficaces selon  l’économie de la signification sacramentelle ; seule la notion de signe  permet leur connexion […] L’homme du culte de la loi nouvelle n’est  donc pas seulement récepteur des signes sacramentels, mais il est encore, en  vertu de la dimension cultuelle inhérente à ses signes, sujet des actions  liturgiques »(13).
On peut donc affirmer que  l’introduction de la finalité cultuelle de la sacramentalité est le « motif-clef  de la dernière symphonie sacramentelle de Thomas »(14), au sens où elle  donne une perspective plus complète de l’ensemble de la théologie  sacramentelle, et permet ainsi de mieux saisir l’articulation entre fructuosité  et efficacité des sacrements. Thomas va appliquer cette double finalité,  c’est ce que nous allons voir maintenant, à la résolution des problèmes  concrets liés à la fécondité sacramentelle. 
3. La double finalité sacramentelle dans le cas de l’Eucharistie« Le  sacrement qui concerne le culte divin dans l’action sacramentelle elle-même,  c’est l’Eucharistie en quoi consiste comme en son principe le culte divin,  en tant qu’elle est le sacrifice de l’Église »(15).
En caractérisant de la sorte le  sacrement de l’Eucharistie, saint Thomas le place résolument au cœur de la  double finalité des sacrements, culte et sanctification. C’est là que se réalise  le plus pleinement et le plus parfaitement tant le « principe » du  culte divin, puisque c’est le sacrifice de l’Église, que la sanctification  la plus authentique, puisqu’il procure à l’âme la source et la cause même  de toute grâce. C’est d’ailleurs en raison même de cet aspect cultuel que  le sacrement de l’Eucharistie est le plus important du septénaire(16).
L’argument est de taille, et il  implique dans le traité thomiste un certain nombre de conséquences  importantes. En particulier quant à l’opportunité de célébrer l’Eucharistie,  que saint Thomas rapporte directement à cette double finalité, pour en déduire  qu’un prêtre ne peut s’abstenir de célébrer totalement, même s’il  n’a la charge d’aucune âme, car il en est obligé envers Dieu :  « l’opportunité  d’offrir le sacrifice n’est pas à considérer  seulement par rapport aux fidèles du Christ, auxquels il faut administrer les  sacrements, mais à titre principal par rapport à Dieu, à qui ce  sacrifice est offert dans la consécration de ce sacrement »(17).
C’est le même fondement qui  permet aussi de résoudre la question de l’étendue du profit qui découle de  la célébration d’une messe : en tant qu’action cultuelle,  l’efficacité du sacrifice est multipliée par le nombre de messes, puisque  c’est chaque fois une nouvelle offrande qui est accomplie ; en tant que  sacrement, au contraire, le nombre d’hosties consacrées, ou la multiplication  des communions au cours d’une même messe n’augmente pas la présence  sacramentelle(18). Quant à la communication des fruits de l’Eucharistique,  elle est explicitée précisément sur la base de cette distinction entre les  deux finalités de l’acte sacramentel :
« Ainsi  donc, ce sacrement profite à ceux qui le consomment et par mode de sacrement,  et par mode de sacrifice, car il est offert pour tous ceux qui le consomment  […] Mais aux autres, qui ne le consomment pas, il profite par mode de  sacrifice, en tant qu’il est offert pour leur salut »(19).
Enfin, il reste à ajouter que dans  son aspect sacrificiel, la valeur de la messe ne dépend pas de celle du prêtre  qui la célèbre, non seulement en tant que l’action est réalisée ex  opere operato, mais aussi dans la mesure où le prêtre agit en tant que  ministre de l’Église. En effet, lorsqu’il examine la valeur de la messe  d’un mauvais prêtre (qu. 82, a. 6), saint Thomas applique les principes qui  valent pour tous les sacrements, mais il les complète en y ajoutant une  distinction fondée encore une fois sur l’aspect sacrificiel de la messe, dans  sa finalité impétratoire :
« En  ce qui concerne le sacrement, la messe d’un mauvais prêtre ne vaut pas moins  que celle d’un bon, car, de part et d’autre, c’est le même sacrement qui  est consacré. De plus, la prière qui se fait à la messe peut encore être  considérée à deux points de vue. D’une part, en tant qu’elle tire son  efficacité de la dévotion du prêtre qui prie. Et à ce point de vue, il est  hors de doute que la messe d’un meilleur prêtre est plus fructueuse.  D’autre part, en tant que la prière est prononcée à la messe par le prêtre  qui tient la place de toute l’Église, dont il est le ministre. Or ce ministère  subsiste même chez les pécheurs, comme on l’a dit à l’article précédent,  à propos du service du Christ »(20).
Ainsi donc, en tant que ses prières  sont faites in persona ecclesiae, le mauvais prêtre n’influe pas sur  le fruit qui en découle, et Dieu exauce ses demandes, au nom de l’Église qui  le prie. Le corollaire en est, par contre, que la messe d’un ministre séparé  de l’Église, hérétique, schismatique ou excommunié de façon formelle et  coupable, bien qu’elle soit valide du point de vue sacramentel et véritable  du point de vue sacrificiel, ne saurait être efficace quant aux prières du prêtre,  qu’elles soient privées ou faites au nom de l’Église(21). C’est dire que  la valeur cultuelle du sacrifice est même plus importante, au point de vue de  la fécondité, que la valeur purement sacramentelle de l’Eucharistie. De la  sorte, il serait insuffisant de placer la totalité – et peut-être même  l’essentiel – des fruits de l’Eucharistie dans sa consommation  sacramentelle : ce serait manquer l’une des finalités majeures de la  messe, et s’empêcher par là même de saisir, dans la perspective thomiste,  la fécondité du sacrifice offert à Dieu, dans son efficacité eucharistique,  latreutique, impétratoire et propitiatoire.
4. Comment profiter davantage des fruits eucharistiques ?En conclusion, il reste à  s’interroger sur la distinction entre les fruits du sacrifice et les fruits du  sacrement : puisque l’opus operatum du sacrement consiste à  recevoir passivement de Dieu, tandis que l’opus operatum du  sacrifice, lui, consiste à offrir de façon active à Dieu, les fruits sont nécessairement  divers. Dans le sacrement, le fruit est la sanctification de l’âme, qui reçoit  la grâce en consommant les espèces eucharistiques. Dans le sacrifice, l’œuvre  opérée ne pose rien en nous : ni grâce, ni don. Quelle est donc la  nature des fruits sacrificiels ? Le sacrifice rend à Dieu la louange et  l’honneur qui lui sont dus, nous ouvrant ainsi, à titre de cause morale  infaillible, et antérieurement à l’action des sacrements, l’accès à la  miséricorde et à la bonté de Dieu qui justifie l’âme, ou qui la fait  progresser dans la perfection. Cette différence de nature entre fruits du  sacrement et fruits du sacrifice met en évidence, de façon plus significative  encore, la richesse de cette double finalité : non seulement du point de  vue du nombre de ceux qui profitent de ces fruits, mais aussi en ce qui concerne  la fécondité pour l’âme du fidèle qui bénéficie de tels fruits.
L’examen attentif de la théologie  sacramentelle thomiste nous a donc permis de mettre en évidence l’importance  de l’aspect cultuel des sacrements, et en particulier de l’Eucharistie.  Cette lecture nous amène alors à remettre en cause la tentation moderne de  faire passer au second plan la finalité sacrificielle du culte divin, en  particulier à cause des conséquences d’une telle appréciation sur la  doctrine de la fécondité eucharistique. Or il faut bien reconnaître que  nombre de théologiens contemporains, s’ils n’ont pas, sous l’influence de  penseurs « réformés », purement et simplement abandonné la nature  sacrificielle de la messe, ont voulu recentrer le « Mysterium fidei »  sur son aspect purement sacramentel, prétendant ainsi rendre plus fructueuse la  participation eucharistique(22). C’était là, dans le meilleur des cas, une  illusion.
On perçoit donc la nécessité de  remettre en évidence, non seulement au point de vue théorique, mais aussi dans  la pratique liturgique, la valeur intrinsèque du saint Sacrifice de la messe,  indépendamment de la participation sacramentelle. C’est de la sorte seulement  que toute l’Église, et le peuple chrétien en premier lieu, bénéficiera véritablement  de façon « plus consciente, active et fructueuse », selon le  souhait des Pères conciliaires, de la fécondité du Mystère eucharistique.
Comment cela aura-t-il lieu ?  Avant tout, en replaçant au cœur de la liturgie son aspect sacrificiel.  C’est là l’un des objectifs de la diffusion de la messe dite « de  saint Pie V », qui exprime parfaitement ce caractère sacrificiel, comme  en témoignait le secrétaire de la Congrégation pour le Culte divin, Mgr  Albert Malcom Ranjith, quelques temps après la publication du Motu Proprio  « Summorum Pontificum » :
« Certaines  réformes postconciliaires ont abandonné des éléments importants de la  liturgie, en même temps que les aspects théologiques qui y étaient liés. Il  est devenu aujourd’hui nécessaire et important de les récupérer. Le Pape  considère le rite de saint Pie V […] comme une façon de récupérer les éléments  atténués par la réforme […] Il ne s’agit pas tant d’un retour au passé  que du besoin de rééquilibrer de façon globale les aspects éternels,  transcendants et célestes de la liturgie avec ses aspects terrestres et  communautaires »(23)
(1) Sacrosanctum  Concilium, n. 11
(2)  Ferdinando Antonelli, La  costituzione Conciliare sulla Sacra liturgia. Antecedenti e grandi principi  (lezioni di liturgia, 26 décembre 1964), in Archives de La Verne – fonds  Antonelli, p. 4, cité par Nicolas Giampietro,  Le cardinal Ferdinando Antonelli et les développements de la réforme  liturgique de 1948 à 1970, éd. Le Forum, coll. Liturgie, Versailles,  2004, p. 266.
(3)  Ferdinando Antonelli, Antecedenti,  principi e scopo della costituzione conciliare sulla Sacra Liturgia (lezioni  di liturgia, 12 janvier 1965), in Archives de La Verne – fonds Antonelli,  p. 3-4.
(4) SC,  n. 55 ou encore SC, n. 48 : « Aussi l'Église se  soucie-t-elle d'obtenir que les fidèles n'assistent pas à ce mystère de la  foi comme des spectateurs étrangers ou muets, mais que, le comprenant bien dans  ses rites et ses prières, ils participent consciemment, pieusement et  activement à l'action sacrée, soient formés par la parole de Dieu, se  restaurent à la table du Corps du Seigneur, rendent grâce à Dieu ».
(5) SC,  n. 27 : « Chaque fois que les rites, selon la nature propre de  chacun, comportent une célébration commune, avec fréquentation et  participation active des fidèles, on soulignera que celle-ci, dans la mesure du  possible, doit l'emporter sur leur célébration individuelle et quasi privée.  Ceci vaut surtout pour la célébration de la Messe (bien que la Messe garde  toujours sa nature publique et sociale), et pour l'administration des sacrements ».
(6)  Jean-Paul  II, Ecclesia de Eucharistia, 17 avril 2003, n.10.
(7) On peut  mentionner, parmi ces limites concrètes : la perte du sens du sacré et la  banalisation des célébrations ; la lassitude des fidèles face aux  sollicitations des prêtres pour participer aux célébrations, parfois de façon  incongrue ; la disparition presque totale des messes quotidiennes dites  « privées » ; la raréfaction du nombre de messes en faveur des  concélébrations, même dans des cas de pénurie de prêtres ; la  disparition des gestes d’adoration dus au Saint-Sacrement ; la facilité  de s’approcher de la table de communion sans être dans les conditions  spirituelles nécessaires pour recevoir dignement les saintes espèces, avec  comme corollaire l’incompréhension face au refus de la communion, par exemple  dans le cas des divorcés-remariés ; les gestes œcuméniques d’intercommunion,  même contre le droit de l’Église ; etc.
(8) Cf.  Jean-Michel Garrigues, « La  complémentarité de l’Esprit par rapport au Christ dans la vie sacramentelle »,  Revue Thomiste, 2006/4, 565-585 (en part. p. 569).
(9) Ces  formules remontent vraisemblablement au début du XIIIème siècle : on les  trouve chez Pierre de Poitiers, disciple de Pierre  Lombard, qui applique cette distinction dans le cas du baptême, afin de démontrer  que la valeur de ce sacrement est indépendante des mérites du ministre et de  ceux du sujet. Cf. Sententiarum, lib. V, cap. VI (PL 216, 1235) ; elles  sont ensuite généralisées par Innocent  III, De Ss. altaris mysterio, lib. III, cap. V (PL 227, 843) et  adoptées par s. Bonaventure et s. Thomas d’Aquin. Le Concile de Trente  s’exprime ainsi : “Si quis dixerit per ipsa Novae Legis sacramenta  ex opere operato non conferri gratiam, sed solam fidem divinae promissionis ad  gratiam consequendam sufficere, anat. sit” (Sess. VII, De sacramentis  in genere, can. 8, DzB 851). Cf. A. Michel,  “Opus operatum, opus operantis”, DTC XI/1, 1931, col. 1084-1087.
(10) In  IV Sententiarum, dist. 5, q. 2, a. 2, qc. 2, ad 2 : “Ad  secundum dicendum, quod in oratione orans est sicut principale agens, non solum  sicut instrumentale ; et ideo requiritur ad efficaciam orationis quod ex  opere operante effectum sortiatur, non solum ex opere operato,  sicut est in sacramentis”.
(11) Contra  Gentes, IV, 56-58.
(12) IIIa,  qu. 60, a. 5, corpus : “In usu sacramentorum duo possunt  considerari, scilicet cultus divinus, et sanctificatio hominis, quorum primum  pertinet ad hominem per comparationem ad Deum, secundum autem e converso  pertinet ad Deum per comparationem ad hominem” – traduction A.-M. Roguet,  Les sacrements, éd. de la Revue des jeunes, 1959.
(13) Franck  M. Quoëx, Les actes extérieurs  du culte dans l’histoire du salut selon saint Thomas d’Aquin –  Dissertatio ad lauream in Fac. S. Theologiae apud Pontificiam Universitatem S.  Thomae, Rome, 2001, pp. 224-225.
(14) M. Turrini,  L’anthropologie sacramentelle de s. Thomas d’Aquin, Université de  Paris Sorbonne, 1996, p. 108.
(15) IIIa,  qu. 63, a. 6, corpus.
(16)  « Ce sacrement l’emporte sur les autres en ce qu’il est sacrifice »,  IIIa, qu. 79, a. 7, ad 1m.
(17) IIIa,  qu. 82, a. 10, corpus ; cf. aussi Ibid., ad 1m.
(18) IIIa,  qu. 79, a. 7, ad 3m.
(19) IIIa,  qu. 79, a. 7, corpus.
(20) IIIa,  qu. 82, a. 6, corpus.
(21) IIIa,  qu. 82, a. 7, corpus  et ad 3m. Il reste à préciser  ici que pour le cas d’un prêtre schismatique ou hérétique de façon  non-coupable, donc en état de grâce, les prières faites au nom de l’Église  dont il est séparé ne sont pas efficaces, tandis que sa prière privée, elle,  reste fructueuse.
(22) Cf.  Joseph Ratzinger, Conférence  à Fontgombault, 24 juillet 2001 : « [La notion de sacrifice]  est devenue étrangère à la pensée moderne, et moins de trente ans après le  Concile, entre les liturgistes catholiques eux-mêmes cela fait l’objet de  points d’interrogation. Aujourd’hui qui parle encore du sacrifice divin de  l’Eucharistie ? [...] “Réparation”, “expiation” évoquent peut-être  encore quelque chose dans le cadre des conflits humains et de la liquidation de  la culpabilité qui règne entre les êtres humains, mais la transposition [de  l’idée de sacrifice] au rapport entre Dieu et l’homme n’a pas grand succès.  Cela se rapporte certainement au fait que notre image de Dieu est affadie,  qu’elle s’est rapprochée du déisme […] Ainsi donc, la crise de la  liturgie a pour fondement des conceptions centrales sur l’homme. Pour la dépasser,  il n’est pas suffisant de banaliser la liturgie et de la transformer en une  simple réunion ou en un repas fraternel »
(23) Mgr  Albert Malcom Ranjith, Agence Fides,  16/11/2007
