SOURCE - Jean Mercier - La Vie - 16 juin 2011
Rejeté par l’Église comme parti païen, le FN a pu séduire des catholiques radicaux. Mais, pour de nombreux chrétiens, son idéologie reste suspecte.
En 1984, au lendemain de son explosion sur la scène électorale (2,2 millions de voix aux élections européennes), Jean-Marie Le Pen décide de mettre Dieu dans le moteur de son mouvement, qui s’en était passé depuis sa création en 1972. Il n’est pas impossible qu’il ait été impressionné par la très massive mobilisation de mai 1984 pour l’école libre, qui attestait la forte vitalité d’un vieux fond chrétien chez les Gaulois... Il fait place, au sein de l’appareil, à de nombreux catholiques proches de Mgr Lefebvre, l’évêque rebelle à Vatican II. Le Pen apporte à ces catholiques frustrés une visibilité politique. Les catholiques intransigeants lui apportent un ancrage sur le terrain des symboles et des valeurs.
Ces cathos ralliés au lepénisme sont structurés autour de la forte personnalité de Bernard Antony, alias Romain Marie et ses Comités chrétienté-solidarité, mais aussi autour du journal Présent, où s’illustre la verve polémique de Jean Madiran. Sans oublier la fameuse association Agrif (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne). L’objectif de Le Pen est de séduire plus largement les catholiques qui refusent la loi sur l’IVG, se lamentent de la dissolution de la famille et de la perte des valeurs, mais ne sont pas intégristes. Le Pen dira plus tard : « Les valeurs que je défends sont celles du décalogue, de façon explicite. Et il n’existe aucun autre homme politique en France qui dit ce que je dis. »
La référence à un champ sémantique sacré – celui de la nation – fait partie d’un profilage du FN unique dans le champ politique des années 1980. Elle n’est pas sans faire penser à la rhétorique de l’Action française et de Charles Maurras, élaborée à la fin du XXe siècle. Ce matérialiste athée, exalte la nation, l’ordre, et l’idéal monarchique comme autant d’idoles. Il instrumentalise la religion catholique comme la représentante de l’ordre, indépendamment de la spiritualité évangélique. De très nombreux catholiques des années 1890-1910 ne comprennent pas que le pape Léon XIII leur demande de se rallier à la République, laquelle, violemment anticléricale, va bientôt chasser les religieux de France, et voter la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Ils sont séduits par une expression politique de la foi. Jusqu’à ce que, inquiet devant cette confusion dangereuse, le pape Pie XI condamne l’Action française en 1926.... Sans surprise, de nombreux lefebvristes qui soutiendront Le Pen sont des fans de Maurras.
Jean Marie Le Pen propose cette tentation de nouer le religieux et le politique, qui se matérialise par exemple avec sa prise en otage idéologique de Jeanne d’Arc. Les abbés traditionalistes qui célèbrent la messe lors des Journées bleu-blanc-rouge, n’y voient rien à redire... Devant le risque de récupération par l’extrême droite des idéaux chrétiens, des évêques montent au créneau dès 1985 à l’occasion des élections cantonales. Albert Decourtray, ancien cardinal-archevêque de Lyon et président de la Conférence épiscopale, parle ainsi dans sa cathédrale : « Comment pourrions-nous laisser croire qu’un langage et des théories qui méprisent les immigrés ont la caution de l’Église du Christ ? Il n’est pas possible de laisser subsister la moindre équivoque sur l’attitude du Christ par rapport aux étrangers. »
À sa suite, une quinzaine d’évêques appellent à ne pas voter pour un parti qui fait l’apologie du racisme et de l’exclusion. Le Pen ripostera dans Le Figaro Magazine : « Je suis croyant, mon credo, c’est celui de l’Église catholique romaine, celui que j’ai appris sur les genoux de ma mère, celui que les bons prêtres de mon enfance m’ont enseigné sur les bancs du catéchisme, celui qui a imprégné toute l’histoire de France depuis le baptême de Clovis et qui est, encore aujourd’hui professé par 80 % de Français. » Il va chercher plus haut sa légitimité. Le 10 avril 1985, il s’arrange pour se faire photographier aux côtés de Jean Paul II, place Saint-Pierre, à Rome !
De 1985 au milieu des années 2000, Le Pen et les évêques de France sont à couteaux tirés. Un feuilleton à rebondissements multiples. En août 1992, l’archevêque de Reims, Jean Balland, interdit l’accès des militants FN à sa cathédrale. En 1998, l’évêque de Poitiers, Albert Rouet, refuse le baptême à un lepéniste. En 2005, l’évêque auxiliaire de Strasbourg, Mgr Kratz, demande sa démission à une enseignante de religion, candidate FN pour les législatives. De son côté, Le Pen accuse les clercs d’être des apparatchiks idéologues alors qu’il représente la voix des fidèles. Une prétention démentie par les sondages, qui montrent que les catholiques pratiquants ne votent guère pour le FN. Il trouve un adversaire résolu en Jean-Marie Lustiger, qui ne cessera ensuite de dénoncer le « néopaganisme » du FN. Les déclarations de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz et son calembour sur « Durafour crématoire » ne furent pas pour rien dans cette détestation réciproque.
L’année 1988 marque un tournant : Mgr Lefebvre et les quatre évêques qu’il a sacrés sont excommuniés par Jean Paul II. Surprise : l’immense majorité des militants et des cadres catholiques du FN décident de lâcher Lefebvre ! L’un des plus célèbres ralliés à Rome n’est autre que Dom Gérard Calvet, l’abbé du monastère bénédictin du Barroux, qui soutient le FN, comme d’autres abbayes traditionalistes. Un positionnement qui n’arrange pas les évêques français. D’autant que Le Pen fustige « l’influence de l’épiscopat français dont on sait que les sympathies vont plutôt à gauche, voire à l’extrême gauche ». Il va même jusqu’à traîner les évêques devant les tribunaux du Vatican, sans aucun succès cependant, car Rome n’est pas dupe.
Au tournant du millénaire, les choses s’infléchissent. En reconnaissant en 1999 que la France est un « État multiconfessionnel », Le Pen se démarque de ses cadres catholiques qui prêchent la reconquête chrétienne de la France, option que défend Bruno Mégret, futur sécessionniste. C’est le début d’une marginalisation inexorable des catholiques radicaux au sein de l’appareil du FN. À partir de 2005, la pression du FN diminue considérablement lors des élections, ce qui explique que les évêques soient plus discrets. Les frontières vont se brouiller dès lors que les évêques doivent désormais gérer la demande expresse, venue de Benoît XVI, d’accélérer la réconciliation avec les traditionalistes, dont beaucoup sont proches du FN. En 2006, la création controversée par Rome de l’institut du Bon-Pasteur, où officie un abbé, Philippe Laguérie, suscite la bronca de moult cardinaux et évêques. Le cardinal Lustiger part à Rome et explique au pape qu’il a fait une fleur à des extrémistes... En 2007, le Motu proprio sur la messe de jadis puis la levée des excommunications des lefebvristes en 2009 compliquent encore le positionnement de la hiérarchie.
Aujourd’hui, l’épiscopat reste mobilisé sur les dossiers exploités par le FN, comme on l’a vu avec les Roms en août 2010. Même s’ils peuvent secrètement se réjouir de la perte d’influence des tradis au sein du parti, les évêques ne baissent pas la garde sur d’éventuelles tentatives de récupération de l’électorat catholique par l’ambitieuse Marine. Et même si celle-ci ne joue pas, comme son père, avec les symboles et les valeurs du catholicisme, les clercs savent qu’ils devront encore s’acquitter de leur devoir d’expliquer que l’Évangile et l’idéologie FN sont incompatibles.
« On revient désormais à une réalité évidente : le FN n’a jamais été chrétien ! Il est né hors de l’Église et il y reste plus que jamais », explique Émile Poulat, historien, excellent connaisseur du dossier. Une page se tourne, résume Philippe Portier, qui enseigne à l’École pratique des hautes études les liens entre le catholicisme et la politique : « Si on regarde en Europe la mouvance nationale populiste, le FN a été le seul parti à se réclamer à un moment de son histoire des valeurs catholiques. Mais c’est fini. Désormais il s’aligne sur la droite dure, avec la dénonciation de l’islam, mais sans référence au sacré. »
Rejeté par l’Église comme parti païen, le FN a pu séduire des catholiques radicaux. Mais, pour de nombreux chrétiens, son idéologie reste suspecte.
En 1984, au lendemain de son explosion sur la scène électorale (2,2 millions de voix aux élections européennes), Jean-Marie Le Pen décide de mettre Dieu dans le moteur de son mouvement, qui s’en était passé depuis sa création en 1972. Il n’est pas impossible qu’il ait été impressionné par la très massive mobilisation de mai 1984 pour l’école libre, qui attestait la forte vitalité d’un vieux fond chrétien chez les Gaulois... Il fait place, au sein de l’appareil, à de nombreux catholiques proches de Mgr Lefebvre, l’évêque rebelle à Vatican II. Le Pen apporte à ces catholiques frustrés une visibilité politique. Les catholiques intransigeants lui apportent un ancrage sur le terrain des symboles et des valeurs.
Ces cathos ralliés au lepénisme sont structurés autour de la forte personnalité de Bernard Antony, alias Romain Marie et ses Comités chrétienté-solidarité, mais aussi autour du journal Présent, où s’illustre la verve polémique de Jean Madiran. Sans oublier la fameuse association Agrif (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne). L’objectif de Le Pen est de séduire plus largement les catholiques qui refusent la loi sur l’IVG, se lamentent de la dissolution de la famille et de la perte des valeurs, mais ne sont pas intégristes. Le Pen dira plus tard : « Les valeurs que je défends sont celles du décalogue, de façon explicite. Et il n’existe aucun autre homme politique en France qui dit ce que je dis. »
La référence à un champ sémantique sacré – celui de la nation – fait partie d’un profilage du FN unique dans le champ politique des années 1980. Elle n’est pas sans faire penser à la rhétorique de l’Action française et de Charles Maurras, élaborée à la fin du XXe siècle. Ce matérialiste athée, exalte la nation, l’ordre, et l’idéal monarchique comme autant d’idoles. Il instrumentalise la religion catholique comme la représentante de l’ordre, indépendamment de la spiritualité évangélique. De très nombreux catholiques des années 1890-1910 ne comprennent pas que le pape Léon XIII leur demande de se rallier à la République, laquelle, violemment anticléricale, va bientôt chasser les religieux de France, et voter la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Ils sont séduits par une expression politique de la foi. Jusqu’à ce que, inquiet devant cette confusion dangereuse, le pape Pie XI condamne l’Action française en 1926.... Sans surprise, de nombreux lefebvristes qui soutiendront Le Pen sont des fans de Maurras.
Jean Marie Le Pen propose cette tentation de nouer le religieux et le politique, qui se matérialise par exemple avec sa prise en otage idéologique de Jeanne d’Arc. Les abbés traditionalistes qui célèbrent la messe lors des Journées bleu-blanc-rouge, n’y voient rien à redire... Devant le risque de récupération par l’extrême droite des idéaux chrétiens, des évêques montent au créneau dès 1985 à l’occasion des élections cantonales. Albert Decourtray, ancien cardinal-archevêque de Lyon et président de la Conférence épiscopale, parle ainsi dans sa cathédrale : « Comment pourrions-nous laisser croire qu’un langage et des théories qui méprisent les immigrés ont la caution de l’Église du Christ ? Il n’est pas possible de laisser subsister la moindre équivoque sur l’attitude du Christ par rapport aux étrangers. »
À sa suite, une quinzaine d’évêques appellent à ne pas voter pour un parti qui fait l’apologie du racisme et de l’exclusion. Le Pen ripostera dans Le Figaro Magazine : « Je suis croyant, mon credo, c’est celui de l’Église catholique romaine, celui que j’ai appris sur les genoux de ma mère, celui que les bons prêtres de mon enfance m’ont enseigné sur les bancs du catéchisme, celui qui a imprégné toute l’histoire de France depuis le baptême de Clovis et qui est, encore aujourd’hui professé par 80 % de Français. » Il va chercher plus haut sa légitimité. Le 10 avril 1985, il s’arrange pour se faire photographier aux côtés de Jean Paul II, place Saint-Pierre, à Rome !
De 1985 au milieu des années 2000, Le Pen et les évêques de France sont à couteaux tirés. Un feuilleton à rebondissements multiples. En août 1992, l’archevêque de Reims, Jean Balland, interdit l’accès des militants FN à sa cathédrale. En 1998, l’évêque de Poitiers, Albert Rouet, refuse le baptême à un lepéniste. En 2005, l’évêque auxiliaire de Strasbourg, Mgr Kratz, demande sa démission à une enseignante de religion, candidate FN pour les législatives. De son côté, Le Pen accuse les clercs d’être des apparatchiks idéologues alors qu’il représente la voix des fidèles. Une prétention démentie par les sondages, qui montrent que les catholiques pratiquants ne votent guère pour le FN. Il trouve un adversaire résolu en Jean-Marie Lustiger, qui ne cessera ensuite de dénoncer le « néopaganisme » du FN. Les déclarations de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz et son calembour sur « Durafour crématoire » ne furent pas pour rien dans cette détestation réciproque.
L’année 1988 marque un tournant : Mgr Lefebvre et les quatre évêques qu’il a sacrés sont excommuniés par Jean Paul II. Surprise : l’immense majorité des militants et des cadres catholiques du FN décident de lâcher Lefebvre ! L’un des plus célèbres ralliés à Rome n’est autre que Dom Gérard Calvet, l’abbé du monastère bénédictin du Barroux, qui soutient le FN, comme d’autres abbayes traditionalistes. Un positionnement qui n’arrange pas les évêques français. D’autant que Le Pen fustige « l’influence de l’épiscopat français dont on sait que les sympathies vont plutôt à gauche, voire à l’extrême gauche ». Il va même jusqu’à traîner les évêques devant les tribunaux du Vatican, sans aucun succès cependant, car Rome n’est pas dupe.
Au tournant du millénaire, les choses s’infléchissent. En reconnaissant en 1999 que la France est un « État multiconfessionnel », Le Pen se démarque de ses cadres catholiques qui prêchent la reconquête chrétienne de la France, option que défend Bruno Mégret, futur sécessionniste. C’est le début d’une marginalisation inexorable des catholiques radicaux au sein de l’appareil du FN. À partir de 2005, la pression du FN diminue considérablement lors des élections, ce qui explique que les évêques soient plus discrets. Les frontières vont se brouiller dès lors que les évêques doivent désormais gérer la demande expresse, venue de Benoît XVI, d’accélérer la réconciliation avec les traditionalistes, dont beaucoup sont proches du FN. En 2006, la création controversée par Rome de l’institut du Bon-Pasteur, où officie un abbé, Philippe Laguérie, suscite la bronca de moult cardinaux et évêques. Le cardinal Lustiger part à Rome et explique au pape qu’il a fait une fleur à des extrémistes... En 2007, le Motu proprio sur la messe de jadis puis la levée des excommunications des lefebvristes en 2009 compliquent encore le positionnement de la hiérarchie.
Aujourd’hui, l’épiscopat reste mobilisé sur les dossiers exploités par le FN, comme on l’a vu avec les Roms en août 2010. Même s’ils peuvent secrètement se réjouir de la perte d’influence des tradis au sein du parti, les évêques ne baissent pas la garde sur d’éventuelles tentatives de récupération de l’électorat catholique par l’ambitieuse Marine. Et même si celle-ci ne joue pas, comme son père, avec les symboles et les valeurs du catholicisme, les clercs savent qu’ils devront encore s’acquitter de leur devoir d’expliquer que l’Évangile et l’idéologie FN sont incompatibles.
« On revient désormais à une réalité évidente : le FN n’a jamais été chrétien ! Il est né hors de l’Église et il y reste plus que jamais », explique Émile Poulat, historien, excellent connaisseur du dossier. Une page se tourne, résume Philippe Portier, qui enseigne à l’École pratique des hautes études les liens entre le catholicisme et la politique : « Si on regarde en Europe la mouvance nationale populiste, le FN a été le seul parti à se réclamer à un moment de son histoire des valeurs catholiques. Mais c’est fini. Désormais il s’aligne sur la droite dure, avec la dénonciation de l’islam, mais sans référence au sacré. »