15 mars 2016

[Lettre aux Amis & Bienfaiteurs de Bellaigue] S. Bernard : XVIe Sermon sur le Psaume 90

SOURCE - Lettre aux Amis & Bienfaiteurs n° 26 - mars 2016

Vers moi il a crié (Psaume 90) : le voici vraiment le testament de la paix, le voici le traité de l’alliance de la bonté, le voici le pacte de la miséricorde et de la compassion. Il a espéré en moi : je le libérerai, il a connu mon nom : je le protégerai (Psaume 90) ; il m’a invoqué, et je l’exaucerai. Dieu n’affirme pas : « Il s’en est montré digne, il s’est révélé juste et droit, un homme aux mains innocentes et au cœur pur : voilà pourquoi je vais le libérer, le protéger, l’exaucer ». En effet, s’il s’était exprimé de la sorte, qui ne perdrait toute confiance ? Qui se glorifiera d’avoir le cœur chaste ? (Proverbes XX. 9). Or maintenant, près de vous se trouve le pardon, et en raison de cette loi qui est vôtre, j’ai espéré, Seigneur (Psaume 129). Douce loi, en vérité, puisqu’elle a placé dans le cri de sa demande le mérite de l’homme à se voir exaucé.
   
Vers moi il a crié, et je l’exaucerai. À bon droit, il n’exauce pas celui qui évite de crier vers lui, ou qui ne demande absolument rien, ou qui demande avec tiédeur et mollesse. C’est vrai, aux oreilles de Dieu un violent désir équivaut à un grand cri, alors qu’une molle requête ne représente qu’un vague murmure. Comment celui-ci pourrait-il traverser les nuées ? Comment l’entendrait-on du ciel ? Or, pour que l’homme sache qu’il doit crier, il est aussitôt averti, dès les premiers mots de sa prière, que le Père à qui elle s’adressera est dans les cieux. C’est là que, dans un élan de l’esprit, il lui faut lancer sa prière. Dieu lui-même est esprit, et c’est en esprit que l’on doit crier si l’on désire que le cri parvienne jusqu’à Dieu. Car, de même que Dieu, à la différence des humains, considère non pas le visage de l’homme mais son cœur, de même ses oreilles perçoivent la voix du cœur plutôt que celle du corps. Aussi est-ce à bon droit qu’on l’appelle : Dieu de mon cœur (Psaume 72). Pour la même raison, Moïse, qui se taisait extérieurement, fut entendu intérieurement par le Seigneur, qui lui dit : Pourquoi cries-tu vers moi ? (Exode XIV, 15).
   
Vers moi il a crié, et je l’exaucerai : non sans raison, car l’ampleur du besoin arrache un grand cri. Et dans ce cri, que demande-t-on, sinon la consolation, la libération, la glorification ? Comment en effet serait-on exaucé à ce propos, si ce sont d’autres choses qu’on demandait à grands cris ?
   
Je l’exaucerai, dit Dieu. Quel sera cet exaucement, Seigneur, ou quels seront-ils ? Je suis avec lui dans la tribulation ; je l’en arracherai et le glorifierai.
   
C’est au grand triduum des jours saints, dont la célébration est toute proche, qu’à mon sens il faut rapporter ce triple exaucement. Effectivement, à cause de nous, il a lui-même connu la tribulation et la souffrance lorsque, au lieu de la joie qui lui était proposée, il endura la croix, dont il méprisa l’infamie (Hébreux XII, 2). Cependant, comme il l’avait prédit avant de mourir, ces souffrances, en ce qui le concerne, eurent une fin ; c’est bien ce qu’il exprima aussi à l’heure de sa mort : Tout est accompli (Jean XIX, 30). Et, dès lors, il entra dans le repos du sabbat. Mais la gloire de la Résurrection ne se fit pas attendre : le troisième jour à l’aube, le Soleil de justice s’est levé pour nous, sortant de la tombe. Ainsi, le fruit de sa tribulation et la vérité de sa délivrance apparurent ensemble dans la manifestation de sa gloire.
   
Or c’est à nous aussi que les événements de ces trois jours se rapportent. Je suis avec lui dans la tribulation, dit-il. Quand donc réalisera-t-il cela ? Évidemment au jour de notre tribulation à nous, au jour de notre croix, en accomplissement de cette parole qu’il a lui-même prononcée : Dans le monde vous aurez à souffrir (Jean XVI, 33), et conformément aussi à ces mots de l’Apôtre : Tous ceux qui veulent vivre dans le Christ avec piété ont à souffrir la persécution (2 Timothée III, 12).
   
C’est que la libération pleine et achevée ne saurait précéder le jour de notre sépulture, tant que demeure le joug qui pèse lourdement sur les fils d’Adam, depuis le jour où ils sortent du sein maternel jusqu’au jour de leur sépulture dans le sein de la mère universelle (Ecclésiastique XL, 1). Ce jour-là, je les en arracherai, dit-il, c’est-à- dire lorsque le monde n’aura plus aucune possibilité de faire quoi que ce soit ni à leur corps ni à leur âme. Effectivement, la réalisation de la gloire attend le dernier jour, le jour de la résurrection, lorsque surgira dans la gloire ce qui, entre temps, est semé dans l’ignominie.
   
D’où savons-nous qu’il est avec nous dans la tribulation ? De l’expérience que nous faisons actuellement de la tribulation. Qui, en effet, pourrait, sans lui, la supporter, rester ferme, tenir le coup? Considérons comme la joie suprême de tomber dans toutes sortes de tribulations, mes frères : non seulement parce que c’est par beaucoup de tribulations que nous aurons à entrer dans le Royaume de Dieu (Actes XIV, 22), mais aussi parce que le Seigneur est proche de ceux qui ont le cœur malheureux (Psaume 33). Quand je traverserais l’ombre de la mort, a-t-on dit, je ne craindrais aucun mal, car tu es avec moi (Psaume 22). Ainsi, il est avec nous tous les jours jusqu’à la fin du monde.
   
Mais nous, quand donc serons-nous avec lui ? Pour sûr, lorsque nous serons enlevés à la rencontre du Christ dans les airs et qu’alors nous serons toujours avec le Seigneur (1 Tessaloniciens IV, 17). Et quand apparaîtrons-nous avec lui dans la gloire ? Lorsque le Christ, notre vie, aura été manifesté. Entre temps, il faut bien que cela demeure encore caché, de telle manière que la tribulation précède la délivrance, et celle-ci la glorification. Écoute comment s’exprime l’homme libéré : Tourne-toi, mon âme, vers ton repos, car le Seigneur t’a fait du bien : il a arraché mon âme à la mort, mes yeux aux larmes et mes pieds à la chute (Psaume 114).
   
Je l’en arracherai et le glorifierai : heureux celui pour qui, en attendant, vous êtes le consolateur et le soutien : soutien au moment critique et soutien dans la tribulation. Mais combien plus heureux encore celui que déjà vous avez arraché et soustrait à tous ces malheurs. Oui, combien plus heureux celui qui déjà a été délivré du filet des chasseurs, qui déjà a été enlevé, de peur que la malice n’altérât son intelligence et que l’artifice ne trompât son âme (Sagesse IV, 11). Pourtant le plus heureux de tous, et de loin, c’est celui que vous aurez accueilli auprès de vous, que vous aurez comblé des biens de votre maison et transformé à l’image de votre gloire éclatante.
   
Et maintenant, petits enfants, crions vers le ciel, et notre Dieu aura pitié de nous. Crions vers le ciel, car sous le ciel il n’y a que peine et douleur, vanité et affliction de l’esprit. En outre, le cœur de l’homme est corrompu et impénétrable au regard, son intelligence penche vers le mal. Non, il n’y a pas de bien en moi, c’est-à-dire dans ma chair. La loi du péché qui habite en elle convoite contre l’esprit. Enfin, mon cœur même m’a abandonné (Psaume 39), et le corps est mort en raison du péché (Romains VIII, 10). À chaque jour suffit sa perversité, et le monde gît au pouvoir du Mauvais. Totale dépravation que le siècle présent ! Quel mal peut faire à l’âme la guerre des désirs d’ici-bas ! Et voici encore les princes de ce monde de ténèbres , les esprits du mal, les puissances de l’air, et là au milieu le serpent, plus rusé que tous les autres animaux. Oui, voilà tout ce qui se trouve sous le soleil, tout ce qu’on rencontre sous le ciel. Où vas-tu, au milieu de tout cela, trouver un refuge ? Et parmi tout cela, quel appui espérer, quel secours trouver ?
   
Cherches-tu à l’intérieur de toi-même ? Tu t’aperçois que ton cœur est sec : te voici voué à l’oubli du cœur, comme un mort. Cherches-tu au-dessous de toi ? Voici que le corps corrompu appesantit l’âme (Sagesse IX, 15). Cherches-tu autour de toi ? Voici que cette tente terrestre alourdit l’esprit aux nombreuses pensées. Cherche alors au-dessus de toi : mais sois assez avisé pour aller au-delà des vents qui te combattent avec violence. Ils savent bien, en effet, que tout don excellent, tout don parfait ne peut venir que d’en-haut, et les voilà postés sur le parcours, embusqués entre ciel et terre, comme des brigands. Passe donc, oui, passe au travers de ces gardes pervers, qui veillent infatigablement et prennent grand soin d’empêcher quiconque de s’évader vers la ville.S’ils t’ont frappé, s’ils t’ont blessé, abandonne leur ton manteau, comme un jour, en Égypte, Joseph laissa le sien entre les mains de la femme adultère. Aux mains de l’impie, n’est-ce pas son manteau, et bien davantage encore, que dut remettre cet homme à propos duquel le Seigneur donna cet ordre à Satan : Respecte pourtant sa vie (Job VI, 6) ? Élève donc ton cœur, ton cri, tes désirs ; élève ta vie, la force de ta volonté, pour que toute ton attente vienne d’en-haut. Crie vers le ciel pour être exaucé, et que celui qui est au ciel, le Père, t’envoie du sanctuaire le secours et soit, de Sion, ton soutien (Psaume 19).
   
Oui, dès maintenant qu’il t’envoie son secours dans la tribulation, qu’il t’arrache à cette tribulation, qu’il te glorifie dans la résurrection. Grande est notre attente, mais c’est vous qui avez promis, vous, Seigneur, qui êtes grand. De votre promesse nous espérons tout cela, et c’est pourquoi nous osons dire : « Si d’un cœur fervent nous crions, vous devez à coup sûr tenir votre promesse ». Amen.