Lundi à Rome, la Fraternité Saint Pie X et des théologiens de haut niveau vont engager un dialogue pour tenter de trouver un accord sur le concile Vatican II. Il va durer plusieurs mois. À la clé : une réintégration possible des lefebvristes.
C'est un voyage dans le temps. À la fois passé, présent et futur. Lundi prochain, à Rome, deux mondes et deux visions de l'Église catholique se confronteront. Les deux mondes, ce sont, d'une part, les disciples de Mgr Lefebvre. Connus sous la dénomination d'«intégristes», ils totalisent plus de 500 prêtres, 100 000 fidèles en France. Et, d'autre part, le Saint-Siège, l'Église catholique, soit 400 000 prêtres et 1,1 milliard de fidèles. La comparaison numérique est absurde car la confrontation est ailleurs. Elle n'a rien d'anecdotique : ce sont deux visions de l'Église qui s'opposent frontalement, une tradition de plusieurs siècles contre une rénovation datant du concile Vatican II (1962-1965).
Jusque-là, le conflit ouvert par Mgr Marcel Lefebvre - figure d'opposition de ce concile - était une guerre de tranchées. Chacun campait sur ses positions. Au point qu'en 1988 l'évêque dissident finit par ordonner quatre évêques à Ecône, pour assurer sa succession. Au prix d'une excommunication, de facto. La transgression aurait pu conduire à un schisme durable si Benoît XVI n'avait pas décidé d'en finir avec la rupture. À la différence de son prédécesseur Jean-Paul II, il a donc ouvertement tendu la main aux «intégristes».
Trois actes marquent d'ores et déjà le bilan de son pontificat. Le 14 septembre 2007, d'abord, il a autorisé la célébration - à certaines conditions, mais qui échappent désormais au pouvoir des évêques - de la messe selon le missel latin de 1963. Cette célébration en latin est rétablie comme rite «extraordinaire» de l'Église catholique. Le 24 janvier 2009, ensuite, il a levé les excommunications qui frappaient les quatre évêques ordonnés par Mgr Lefevbre, dont le désormais célèbre Mgr Williamson (actuellement mis au ban de la Fraternité Saint Pie X et poursuivi par la justice allemande pour ses propos négationnistes de la Shoah). Le lundi 26 octobre, enfin, les subordonnés du Pape ouvrent, au Vatican, une discussion avec les lefebvristes sur le désaccord fondamental touchant le concile Vatican II. En apparence peu spectaculaire, cette troisième étape du rapprochement est, de loin, la plus importante. Elle touche non plus les extérieurs mais le cœur même de la foi catholique. Non que le Pape hésiterait sur son interprétation. Mais il concède que l'Église catholique n'examine plus de manière disciplinaire - comme elle traitait jusque-là ces irréductibles résistants - mais de manière théologique les reproches que les lefebvristes adressent à l'Église Mère.
Les neufs négociateurs ne vont certes pas faire, à eux seuls, un nouveau concile. Mais leurs débats obéissent à un axe majeur du pontificat. En décembre 2005, lors d'un discours fondateur à la curie romaine, le nouveau pape avait prévenu : le temps de l'interprétation du concile Vatican II vu comme une «rupture» avec le passé est terminé ; il importe de mettre en application ce concile en «continuité» avec la tradition la plus ancienne de l'Église. Ce texte fit grincer des dents dans les milieux progressistes de l'Église catholique, mais cette «politique» de Benoît XVI est maintenant en acte.
Significatif, ce rendez-vous du 26 octobre avec l'histoire de l'Église va toutefois se dérouler de la plus simple des manières. Ni apparat ni cérémonie. Une salle de réunion, digne et sobre, de la congrégation pour la Doctrine de foi, sise dans l'enceinte de la cité du Vatican. Les travaux se dérouleront à huis clos. Les protagonistes seront même totalement protégés de la presse. Les deux parties voulant éviter «toute pression extérieure» sur la teneur de leurs échanges, «strictement réservés», selon le Vatican.
Pour l'Église catholique, il y a deux responsables de la délégation : un théologien italien, Mgr Guido Pozzo, secrétaire de la commission Ecclesia Dei (structure ad hoc du Saint-Siège dédiée au contact des lefebvristes), et Mgr Luis F. Ladaria Ferrer, jésuite et secrétaire de la congrégation pour la Doctrine de la foi. Quant aux experts, il y a le dominicain suisse Charles Morerod, secrétaire de la Commission théologique internationale et recteur de l'Angelicum, prestigieuse université pontificale, le vicaire général de l'Opus Dei, Mgr Fernando Ocariz, et le jésuite allemand Karl Josef Becker, tous deux consulteurs de la congrégation pour la Doctrine de la foi, c'est-à-dire conseillers théologiques habituels du Vatican. La délégation est de haut niveau, ses personnalités sont très qualifiées et de profils plutôt classiques.
Une première depuis 1988
Pour la Fraternité sacerdotale Saint Pie X, c'est l'un des quatre évêques ordonnés par Mgr Lefebvre qui mènera la délégation, et non Mgr Bernard Fellay, l'actuel supérieur. Mgr Alfonso de Galarreta, directeur du Séminaire Nuestra Señora Corredentora de La Reja en Argentine, sera ainsi assisté par l'abbé Benoît de Jorna, directeur du Séminaire international Saint Pie X d'Ecône en Suisse, de l'abbé Jean-Michel Gleize, professeur d'ecclésiologie de ce même séminaire et l'abbé Patrick de La Rocque, prieur du Prieuré Saint-Louis à Nantes.
De quoi vont-ils concrètement parler ? Il y a trois semaines, en Afrique du Sud, Mgr Fellay qui visitait les implantations de la Fraternité a résumé les points qui font «difficulté» : «La liberté religieuse, l'œcuménisme, la collégialité» et «l'influence de la philosophie m oderne, les nouveautés liturgiques, l'esprit du monde et son influence sur la pensée moderne qui sévit dans l'Église.» Vaste programme qui n'effraye pas les interlocuteurs romains. De ce côté-là, on se réjouit - «enfin», il n'y a eu aucun échange officiel de ce type depuis 1988 - de pouvoir connaître «la position officielle» de la Fraternité Saint Pie X sur toutes ces questions issues du concile Vatican II, et non plus à travers les multiples points de vue, formulés par tel ou tel.
On ajoute, toujours de très bonnes sources, que trois principes vont guider les conversations. Le premier touche «l'herméneutique de la continuité» et non de «rupture» avec la tradition, voulue par Benoît XVI pour l'interprétation de Vatican II. Et il y a là une «convergence» sur cette volonté de réconciliation de l'Église avec son passé. Le second principe est plus problématique : Rome tient le dépôt de la foi «comme un tout». Il n'accepte pas un choix, à la carte, des enseignements du dernier concile. Le troisième principe sera certainement décisif. Il s'agit de «revenir à la lettre du concile Vatican II et non à sa vulgate». En clair, aux textes originaux et non à leurs interprétations, ou simplifications… Une sorte de relecture du concile donc, où les spécialistes clarifieraient des «questions de langage» ou les «ambiguïtés» souvent incriminées par les lefebvristes.
«Nous demandons la clarté»
Il va donc falloir du temps pour discuter, assure-t-on des deux côtés. «Un temps assez long», estime Mgr Fellay. «Plusieurs années», pense Mgr de Galarreta. «Pas beaucoup plus d'une année», espère-t-on du côté romain. L'accord n'a rien d'évident. Personne ne nie l'ampleur de la difficulté. À Rome, chez les techniciens de la théologie, c'est le «pessimisme» qui domine. On voit mal que de telles divergences puissent se résoudre aussi facilement. Mgr Fellay parle, lui, «d'espoir» mais avec prudence, pour ne pas dire méfiance, deux sentiments qui l'emportent du côté lefebvriste.
En mai dernier, Mgr de Galarreta précisait : «Nous n'avons pas fixé d'attente. Il nous semble qu'il est de notre devoir de donner le témoignage de la foi catholique, de la défendre et de condamner les erreurs contraires, mais nous ne savons pas quel fruit sortira de ces nouvelles conversations.» Mgr Fellay justifiait un mois plus tard : «Ce n'est pas nous qui sommes le problème (…). Nous ne pouvons pas prétendre dicter comment et quoi penser dans l'Église (…) Nous disons simplement ce que l'Église a toujours enseigné, tandis qu'à présent, règne la confusion. Nous demandons la clarté.» Et il ajoutait dans deux autres entretiens : «Nous ne devons faire aucun compromis sur le concile. La réalité de la crise (de l'Église, NDLR) est admise, pas les remèdes. Nous disons, et on le prouve par les faits, que la solution de la crise est un retour au passé.»
Nul doute que le théologien Benoît XVI, ouvert à la tradition mais très attaché au concile Vatican II, va suivre de près l'évolution des discussions dont il souhaite personnellement une issue positive. Quant à la question du statut canonique (administration apostolique ou prélature) qui permettrait, en cas de succès de ces négociations, à la Fraternité Saint Pie X d'être intégrée dans l'Église catholique, elle est totalement prématurée car rien n'est encore joué.