SOURCE - Slate - Henri Tincq - 25 octobre 2009
Pour la première fois, des discussions vont s'ouvrir lundi à Rome entre théologiens officiels et intégristes de l'Eglise catholique.
Jamais, depuis plus de vingt ans, une discussion de fond n'avait pu s'engager entre les catholiques intégristes et les gardiens officiels de la doctrine catholique à Rome. Ce sera chose faite à partir du lundi 26 octobre dans les bureaux de l'ex-Saint-Office au Vatican. Les deux parties vont pouvoir se regarder en face, se mesurer, se jauger, quitter le chemin des anathèmes et reprendre celui des subtilités de la théologie. Ils vont renouer le fil d'une histoire qui avait été brutalement cassé, en mai 1988, par Mgr Marcel Lefebvre (1905-1991), évêque dissident du concile Vatican II, chef de la rébellion traditionaliste. Celui-ci avait claqué la porte du cardinal Joseph Ratzinger — le futur Benoît XVI, qui était alors, sous le règne de Jean Paul II, le tout puissant préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi.
Mgr Lefebvre avait bafoué l'autorité du pape et précipité le schisme en ordonnant sans mandat pontifical, le 30 juin 1988 dans son fief d'Ecône (Suisse), quatre évêques de sa mouvance. Acte majeur d'insoumission qui signait sa propre mort. La voie était ouverte à son excommunication et à celle des quatre évêques dissidents de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, bastion de l'intégrisme catholique. Cette quadruple excommunication a été levée, en janvier 2009, dans le bruit et la fureur de l'affaire Williamson, du nom de l'un des quatre, dont les positions négationnistes (il nie l'existence des chambres à gaz nazies et l'ampleur du génocide des juifs) — que le Vatican avait fait semblant d'ignorer ou avaient caché au pape - lui valent d'être aujourd'hui poursuivi par la justice allemande.
Quarante années de pratique contre une tradition rigide
Deux délégations d'experts théologiens des deux camps vont donc se trouver pour la première fois autour d'une même table pour explorer tous les contentieux d'un schisme dont Benoît XVI, gardien de l'unité de son troupeau, veut hâter la fin. D'un côté, les représentants du Vatican, conduits par des responsables de la congrégation de la doctrine, chargés de défendre, contre les traditionalistes, les acquis du dernier concile, celui qui fixa le cap de la réforme. Ce ne sont pas de minces affaires.
Citons la reconnaissance de la liberté de religion pour tout homme, le dialogue œcuménique avec les «frères» chrétiens séparés (protestants, anglicans, orthodoxes, etc), le dialogue avec les religions non chrétiennes comme le judaïsme, l'islam ou le bouddhisme, l'attribution d'un rôle plus grand aux fidèles laïcs, la collégialité épiscopale pour déconcentrer le pouvoir du pape, etc. Toutes choses qui, depuis quarante ans, se sont imposées dans la pratique et sont devenues normales.
De l'autre côté de la table, les défenseurs d'une tradition catholique rigide qui n'ont jamais admis aucune de ces réformes et ne parviennent toujours pas à accepter leur défaite du concile. Ils sont rivés au sacro-saint modèle d'une Eglise de Contre-Réforme monolithique et arrogante, contre-révolutionnaire, antimoderniste, anti-œcuménique, arc-boutée sur ses certitudes dogmatiques et morales.
Dès le concile, Mgr Lefebvre avait marqué son désaccord avec tout progrès, défendu becs et ongles la messe en latin contre la «messe moderne», protesté contre la reconnaissance de la liberté religieuse qui lui paraissait rompre avec le vieux dogme et le dicton: «hors de l'Eglise, point de salut». «Le ver est dans le fruit », disait-il. Si l'Eglise catholique n'a plus le monopole de la vérité, la porte est ouverte au relativisme, au subjectivisme, à l'œcuménisme détesté. Que d'imprécations ont suivi, dans la bouche de ces défenseurs d'une tradition pure et dure, contre Vatican II et les papes qui l'ont conçu et appliqué (Jean XXIII, Paul VI, Jean Paul II), tous accusés d'avoir «bradé» l'Eglise, taillé en pièces la «saine doctrine», préparé l'«apostasie». Rien de moins.
«Un siècle» de discussions
Les positions sont si éloignées qu'on voit mal comment et quand, si elles y parviennent, les deux délégations, qui se réuniront à partir du 26 octobre, arriveront à trouver un accord. Le 11, Mgr Bernard Fellay, supérieur de la Fraternité Saint-Pie X, actuel chef des intégristes, vitupérait encore contre des idées et des réformes qui auraient transformé l'Eglise en «un amas de ruines spirituelles, alors que la façade extérieure se maintient plus ou moins, trompant ainsi la multitude sur son état réel».
Et il dénonçait la «subversion» dans l'Eglise qui aurait trouvé ses instigateurs lors du concile Vatican II. Voulait-il faire monter les enchères avant la discussion? Mgr Fellay ajoutait que «nous ne devons faire aucun compromis avec le concile» qui reste l'ennemi à abattre. «La réalité de la crise de l'Eglise est admise, pas les remèdes. Nous disons que la solution est un retour au passé». La «restauration » de l'Eglise prendra du temps. Il y faudra «peut-être un siècle».
Benoît XVI, 82 ans, n'a pas le temps d'attendre. Au Vatican, les moins pessimistes estiment que ces discussions, qui resteront strictement confidentielles, ne devraient pas durer plus d'un an. Le pape a mis tout le poids de son autorité dans la discussion. Pour tenter de ramener les intégristes au bercail, il a multiplié les concessions. Il a manifesté à maintes reprises son goût pour la tradition et l'ancienne liturgie de l'Eglise. Il a rétabli la célébration de la messe en latin comme rite «extraordinaire», levé les excommunications des quatre évêques ordonnés par Mgr Lefebvre, préparé un statut canonique d'exception pour pouvoir accueillir un jour, en cas d'accord doctrinal, les lefebvristes.
Critiques contre les concessions du pape
A chaque fois, il a fait face aux critiques de la très grande majorité des catholiques depuis longtemps acquis aux réformes de Vatican II et qui ne comprennent pas les attentions ainsi portées à une dissidence minoritaire, aussi insupportable que bornée, qui ne voit pas le monde bouger.
Le pape met ses interlocuteurs traditionalistes au pied du mur. Les évêques et les prêtres traditionalistes de la Fraternité sacerdotale saint Pie X ne seront réintégrés dans la «pleine communion» de l'Eglise que s'ils acceptent le dernier concile, ses documents, sinon toutes ses applications. Ce pape de la tradition admet que Vatican II a provoqué des dérives et des crises. Il s'est prononcé pour une interprétation du concile «en continuité», et non «en rupture», avec la grande tradition deux fois millénaire de l'Eglise. Mais il a maintes fois déclaré que les textes de Vatican II sur la liberté religieuse ou le dialogue avec les autres religions n'étaient pas négociables. Ils sont comme coulés dans le bronze. La foi catholique suppose d'accepter le concile comme un tout. Le choix «à la carte» de ses conclusions et enseignements ne sera pas possible.
En acceptant de discuter avec Rome, les intégristes sont mis en demeure de se prononcer autrement qu'en termes polémiques sur leur vision du monde et de l'Eglise. Ils savent que ce pape est un allié inespéré. Il fut l'un des derniers interlocuteurs de Mgr Lefebvre et il n'a jamais ménagé sa peine pour apaiser les esprits. Les intégristes n'ignorent pas son goût pour la plus stricte orthodoxie dogmatique, ni ses réserves quant au dialogue avec les religions non chrétiennes (surtout l'islam), ni son souhait d'une réaffirmation forte de l'identité catholique, ni son combat contre le relativisme moral et spirituel.
Mais s'ils croient qu'il reviendra un jour sur l'héritage et refermera la parenthèse d'un concile auquel il a participé comme théologien alors progressiste, ils se trompent lourdement. Ils doivent savoir que ce pape est, pour eux, la dernière chance de sortir d'un isolement devenu mortifère. Personne n'ignore l'état d'émiettement dans lequel se trouve aujourd'hui le milieu catholique intégriste, ni ses contradictions idéologiques. Au fil des ans, la dissidence intégriste est devenue la pitoyable victime des déviations familières à tout groupuscule sectaire qui, assuré d'avoir raison contre tout le monde, incapable de la moindre autocritique, s'enferme dans des impasses et n'a plus que la voie de l'exclusion pour régler ses comptes claniques.
Henri Tincq