9 avril 2016

[Riposte Catholique] Amoris laetitia: l’« aide des sacrements » dans une « situation objective de péché » ? Observations sur un risque d’impasse

SOURCE - Riposte Catholique - 9 avril 2016

Les paragraphes et les notes de bas de page d’Amoris laetitia ne sont pas dénués d’ambiguïté. Après un contresens sur Gaudium et spes qui tend à justifier, au nom de la fidélité et du bien des enfants, l’exercice de relations charnelles dans une union irrégulière, c’est la question du soutien sacramentel qui fait l’objet d’un flou. Le paragraphe numéro 305 affirme qu’ « il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église ». La phrase renvoie à une note de bas de page (la note numéro 351) qui précise que cette « aide de l’Église » peut,« dans certains cas », consister en une « aide des sacrements ».  Dans cette note de bas de page, le pape cite deux fois son exhortation apostolique Evangelii gaudium: une fois pour rappeler que « le confessionnal ne doit pas être une salle de torture mais un lieu de la miséricorde du Seigneur » (n. 44), une autre fois pour signaler que l’Eucharistie « n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles »  (n. 47 ). Au passage, il est envisageable que le numéro 47 d’Evangelii gaudium ait été pensé dans la perspective du débat de l’accès à la communion des divorcés remariés. Il ne serait pas difficile de dire que dès 2013, la question est clairement posée comme un axe du pontificat. Il demeurait cependant difficile, dans le magistère récent de trouver un quelconque fondement à l’accès aux sacrements des divorcés dits remariés qui persisteraient dans leur union. Ce qui explique l’insertion de cette phrase dans Evangeli gaudium.
   
Quel sens donner à ces deux affirmations d’Evangelii gaudium que le pape entend appliquer aux « situations objectives de péché » ? En soi, ce sont deux vérités. Mais, associées à la phrase du paragraphe 305 d’Amoris laetitia, et sans aucune précision, elles peuvent aboutir à un problème théologique très grave. Mais soulignons d’abord ces deux références.
   
Tout d’abord, le confessionnal a pu être, dans le passé, un lieu où la dimension de miséricorde a été oubliée. Cela a certainement contribué à donner une mauvaise image, ce qui explique que le sacrement de pénitence ait pu être délaissé au cours de ces cinquante dernières années. Évidemment, il ne faut pas noircir le tableau: rien ne dit que le confessionnal ait toujours cette « salle de torture » en tout point de l’Église. Mais passons. Quant à l’Eucharistie « qui n’est pas un prix destiné aux parfaits », on en conviendra. Mais peut-on omettre le fait que l’Eucharistie suppose l’absence de péché grave sur la conscience ? L’enseignement de l’Église est constant sur ce sujet. On exige une intention droite et l’absence de péché grave sur la conscience. De notre indignité à l’Eucharistie, l’Église n’a jamais affirmé qu’elle pouvait être reçue à n’importe quelle condition (cela conduirait, dans ce cas, à nier ou à relativiser le péché et à admettre n’importe quel comportement). Or, il est difficile d’admettre qu’une situation de concubinage, qui persisterait après une confession, puisse être considérée comme une absence de péché grave qui justifierait la réception de la sainte communion. Au motif que l’Eucharistie n’est pas un prix destiné aux parfaits, il faut se garder de confondre l’une de ses caractéristiques et finalités, avec les conditions objectives de son admission. Ces dernières ont toujours existé et l’Église n’a jamais donné la sainte communion dans n’importe quelle situation. La Tradition constante de l’Église, qui dérive des paroles mêmes de Saint-Paul, a toujours affirmé que celui qui recevrait indignement l’Eucharistie se condamne. Citons Saint-Paul: « Quiconque mange ce pain ou boit cette coupe du Seigneur indignement aura à répondre du Corps et du Sang du Seigneur. Que chacun donc s’éprouve soi-même et qu’il mange alors de ce pain et boive de cette coupe ; car celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s’il n’y discerne le Corps «  (1 Co 11, 27-29). Il n’y a pas d’autres fondements à cette impossibilité de donner la communion à des personnes dans des situations objectivement peccamineuses. Ainsi, le Catéchisme de l’Église catholique affirme clairement: « celui qui veut recevoir le Christ dans la Communion eucharistique doit se trouver en état de grâce. Si quelqu’un a conscience d’avoir péché mortellement, il ne doit pas accéder à l’Eucharistie sans avoir reçu préalablement l’absolution dans le sacrement de Pénitence » (n. 1415).
   
En admettant même que la responsabilité varie selon les individus, en reconnaissant la possibilité de circonstances atténuantes (l’exhortation apostolique s’engouffre suffisamment dans la brèche, mais c’est, encore, un autre sujet), il sera impossible de transformer un concubinage en péché véniel ! A moins que les concubins entreprennent de vivre « comme frère et soeur » mais, dans ce cas, il n’y aurait plus de concubinage, et la question ne poserait plus.
   
Pourtant, le pape François envisage l’« aide des sacrements » dans une « situation objective de péché ». Mais comment concevoir cette aide ? Le pape envisage-t-il que les sacrements peuvent être envisagés pour se détacher de cette situation de péché ou, du moins, pour essayer ? Mais dans ce cas, seule la confession est envisageable dans le cadre d’une « situation de objective de péché », dans le cas où il s’agirait d’y mettre fin. En revanche, il est impossible de recevoir l’Eucharistie dans « une situation objective de péché ». L’Eucharistie remet les péchés véniels de celui qui s’y approche, mais pas ses péchés mortels. Théologiquement, il paraît difficile de concevoir que l’« aide des sacrements » puisse être envisagée « dans une situation objective de péché » persistante.
   
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ais si c’est bien la possibilité d’une « aide des sacrements », alors que la « situation objective de péché » est persistante, les conclusions doivent être tirées, car une telle possibilité poserait davantage de problèmes qu’elle n’en résoudrait. Ce serait bien une véritable révolution doctrinale dont les conséquences seraient désastreuse à tout point de vue. On relativiserait le péché sous couvert même de le citer. Mais, dans ce cas, pourquoi avoir pris la peine de parler de « situation objective de péché » ? Si l’expression est caractérisée, c’est bien parce que le péché demeure un réel problème. Enfin, n’y a-t-il pas un risque de quiétisme ? En effet, le pape admet qu' »on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église ». Mais comment cette progression « dans la vie de la grâce et de la charité »pourrait-elle s’accommoder d’une « situation objective de péché » ? Car une « situation objective de péché » fait bien obstacle à de tels progrès, même si Dieu a le bras suffisamment long et qu’il peut y avoir des grâces prévenantes. Comme l’avait souligné l’abbé Barthe, en 2014:
Il n’y a pas d’état mixte, mélange de grâce sanctifiante et de péché mortel où l’habitation de Dieu ne serait que partielle. Il n’est pas concevable qu’une âme soit pour partie en état d’amitié avec Dieu, fruit de la grâce, pour partie en état d’aversio vis-à-vis de Dieu. L’infusion de la grâce sanctifiante n’est pas graduelle : elle se fait instantanément, sans aucune succession de temps (saint Thomas, Somme théologique, Ia IIæ, q. 113, a. 7). (…) Mais si l’on considère qu’une âme « en chemin » (un concubin qui s’est marié civilement, un divorcé remarié qui entre dans une voie de pénitence) peut accéder aux sacrements, c’est qu’on la considère en état de grâce et que l’adultère ou la fornication, sous certaines conditions, ne sont pas des péchés.
Le RP Thomas Michelet (op) résume aussi la contradiction, à sa manière, dans un entretien à Famille chrétienne:
L’exhortation apostolique « La joie de l’amour » remet-elle en question certaines dispositions de Familiaris consortio?
   
Sans renoncer à l’approche objective de Familiaris consortio et du Canon 915 du code de droit canonique, il faut considérer le plan subjectif pour lequel « il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ‘‘irrégulière’’ vivent dans une situation de péché mortel » (n. 298). Or on ne peut communier avec un péché grave sur la conscience (Catéchisme 1384, 1415). Donc si l’on n’a pas de péché grave en conscience, ne faut-il pas en conclure que l’on peut communier ?
Le problème de l’accès à la communion des divorcés remariés, qui peut être douloureux, serait alors résolu par une impasse criante. Deux issues seraient donc possibles: une réaffirmation de l’enseignement de l’Église par des précisions ultérieures ou bien un abandon de la notion de péché, qui serait relativisée en fonction des perceptions de chacun. Mais si la notion de péché est relativisée à ce point, on peut se demander quel serait l’intérêt même de se sanctifier. C’est toute la question du salut qui est posée.
Amoris laetitia, loin d’avoir résolu un problème pourrait en créer un nouveau.
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Nous précisions également que cette tribune n’engage que son auteur.