16 avril 2016

[Sebastien Lapaque - Le Figaro Vox] Tanoüarn : la liberté, pour quoi faire ?

SOURCE - Sebastien Lapaque - Le Figaro Vox - 16 avril 2016

Dans Délivrés, l'abbé Guillaume de Tanoüarn aborde la crise de la conscience contemporaine de manière frontale : «pour être libre, il faut posséder la joie et pour posséder la joie, il faut avoir la foi.» L'analyse de Sébastien Lapaque.
Sébastien Lapaque est écrivain. Il est critique littéraire au Figaro.
Guillaume de Tanoüarn a publié en mars 2016 Délivrés. Méditations sur la liberté chrétienne aux éditions du Cerf.
Libéré, délivré: un regard sur «l' évidence chrétienne»

«Je te hais Jésus-Christ qui m'a donné un corps», écrit Michel Houellebecq dans un poème de la Poursuite du bonheur. Prêtre catholique, docteur en philosophie, auteur d'une thèse sur Cajetan, l'un des meilleurs interprètes renaissants de saint Thomas d'Aquin, Guillaume de Tanoüarn n'aime rien tant que ces blasphèmes où s'élucide une prière athée. A moins qu'il ne s'agisse d'une «montée transgressive vers le divin», ainsi que l'écrit Laurent Cohen dans son merveilleux petit livre consacré au poète roumain de langue allemande Paul Celan (Paul Celan, Chroniques de l'antimonde, Jean-Michel Place, 2000). Rien ne convient mieux que cette théologie négative à l'obscurité du temps où nous sommes: partons de l'ombre pour cheminer vers la lumière.
Guillaume de Tanoüarn, revient, plein d'usage et raison, en avocat de l'argument ontologique et en champion de «l'évidence chrétienne».
Cette ombre, c'est celle de nos corps, créés pour nous rendre libres et qui nous entravent et nous aliènent, ratione peccati, «en raison du péché», comme disaient les docteurs médiévaux. Mais cette raison du péché est la condition de notre liberté, explique aujourd'hui Guillaume de Tanoüarn dansDélivrés (Cerf, 290 p., 22 €.), une suite de «méditations sur la liberté chrétienne» dont l'audace est comparable à celle du matador descendant dans l'arène pour affronter la corne du taureau. Nous avons connu l'abbé fraîchement émoulu du séminaire, fraîchement ordonné, épris de thomisme et de scolastique. Pour prouver l'existence de Dieu, il en pinçait pour l'argument cosmologique (il faut un premier moteur), même si ce bon lecteur de Kant aimait le mixer avec l'argument téléologique (il est impossible que rien ne soit possible).

Un quart de siècle plus tard, après avoir cheminé sur les petits sentiers de la spiritualité française flanqué des ombres choisies de Bérulle, Saint-Cyran, Arnauld, Pascal, Nicole, Bossuet et Malebranche, Guillaume de Tanoüarn, revient, plein d'usage et raison, en avocat de l'argument ontologique et en champion de «l'évidence chrétienne».

«La métaphysique latente de l'ensemble de l'humanité a toujours été une forme de croyance en Dieu. Aujourd'hui, les codes de la société occidentale poussent les individus à faire l'économie de Dieu. Il y a toujours cet élan secret en chacun vers «la vraie lumière qui éclaire tout homme venant dans le monde». Mais la culture transmise est une culture athée et donc nihiliste. Pour revenir à Dieu, il faut être capable ou bien d'ignorer cet obstacle ou bien de passer par-dessus. Et c'est ainsi que l'Eglise traverse sans doute la plus grande crise que l'on puisse imaginer, non pas une crise de l'Institution (elle a été beaucoup plus faible à d'autres époques), non pas une crise de l'unité (elle a été beaucoup plus désunie à des époques où les communications étaient difficiles), mais une crise de la foi en Dieu son Seigneur et en son Fils Jésus-Christ.»

Il est rare de voir un prêtre catholique aborder la crise de la conscience contemporaine de manière si frontale: pour être libre, il faut posséder la joie et pour posséder la joie, il faut avoir la foi. Mais cette foi ne se cherche pas, elle ne se trouve pas, elle ne se prouve pas. Fleur et fruit de la «première grâce», murmurée par la «voix du cœur» chère à saint Augustin et à ses disciples de Port-Royal, elle s'entend comme une évidence, venue «de la pure libéralité de Dieu» sans que l'homme «ait rien contribué de sa part et qu'il l'ait pû mériter», comme l'écrit Saint-Cyran dans le Cœur nouveau, un court traité que l'abbé invite à découvrir, comme il invite à lire Malebranche, logicien subtil et tenant de la «grâce de sentiment». Malebranche! Il n'y a que Tanoüarn et Badiou pour avoir encore assez d'estomac pour lire à fond ce philosophe oublié. Mais contrairement à Badiou, qui croit discerner chez Malebranche une tentative de «mathématisation du christianisme» (Le Séminaire: Malebranche, L'être 2, Figure théologique, 1986, Fayard), Tanoüarn en fait le témoin de «l'évidence sans calculs qui naît de la foi.»

La forte idée de Malebranche, c'est que les «désordres particuliers de l'Univers», les tsnunamis, la maladie, les tremblements de terre — autrement dit le mystère du mal —, s'expliquent par l'inachèvement de la Création. Mais cet inachèvement, reprend Tanoäurn, est la condition de notre liberté. Si Dieu n'a pas achevé sa Création — et si parfois il semble s'en être retiré, nous laissant désemparés face au tsimtsoum, une idée kabbalistique qui plairait à Laurent Cohen —, c'est pour nous inviter à terminer le travail — autrement dit à faire un bon usage d'une liberté que Dieu a donné à l'homme sans avoir le dessein de lui reprendre à aucun moment. Hélas, là où il y a de la liberté, il y a de l'angoisse, observe Tanoüarn, qui a lu Freud et Lacan aussi bien que Kierkegaard et Karl Barth. De cette angoisse de vivre et de mourir, seuls les «mystères de Jésus» chers à Pascal peuvent nous libérer. L'évidence de Dieu posée, il faut en effet en venir à la rencontre «asymptotique» du Ciel et de la Terre dans la personne de Jésus de Nazareth, vrai Dieu et vrai homme dont l'abbé observe malicieusement qu'il tourmente les athées — tant l'aventure inouïe consistant à humaniser la divinité et à diviniser l'humanité paraît indépassable… Depuis le Christ, il est toujours permis d'être athée, mais athée contre Lui, athée avec Lui, jamais athée sans Lui. Nietzsche, qui le savait, en frémissait de rage dans sa moustache. Angoissés de notre liberté, libérés de notre angoisse: voilà le christianisme résumé en deux temps par Tanoüarn dans Délivrés. Ebloui par les lumières du feu d'artifice théologique, on referme ce livre en se souvenant d'une fameuse réplique de Jean-Paul Belomondo à Jean Gabin dans Un Singe en hiver: «Tu as forcé un peu dans l'épouvante, mais tu as eu des moments romains».