10 avril 2016

[Thibault Corsaire - Le Rouge & le Noir] Abbé de Tanoüarn: «Le mal, c’est la liberté du sujet spirituel qui se retourne contre son Créateur»

SOURCE - Thibault Corsaire - Le Rouge & le Noir - 10 avril 2016

L’abbé Guillaume de Tanoüarn est prêtre catholique, membre de l’Institut du Bon Pasteur (IBP). Il dirige le Centre culturel chrétien Saint-Paul (CCCSP) à Paris. Docteur en philosophie, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont une Histoire du mal (Via Romana, 2014, 274 p.) et, plus récemment, de Délivrés. Méditations sur la liberté chrétienne (Cerf, coll. Théologies, 2016, 288 p.).
          
Il a bien voulu répondre aux questions du Rouge & le Noir.
Le Rouge & le Noir : Comment définir le mal ? Est-ce la négation du bien, l’opposition au bien, l’absence de Dieu ?
Abbé de Tanoüarn : On définit souvent le mal comme une absence de bien. Saint Augustin, qui venait du manichéisme, a particulièrement insisté sur ce point. Chez les manichéens en effet, le bien et le mal sont deux principes en lutte.
          
Du point de vue chrétien, on ne peut pas dire que le mal soit un principe. Dieu seul est Principe : « Écoute Israël, le Seigneur est ton Dieu, le Seigneur est un » C’est le « schema Israël » qu’on lit dans le Deutéronome et qui est tout aussi valable pour les chrétiens que pour les juifs.

Du coup, d’ailleurs, on ne peut pas dire que le mal absolu existe, parce que le mal absolu ne serait « que » mal et donc principe du mal. Si le mal absolu n’existe pas, cela signifie que le mal est toujours une sorte de « ratage », qui renvoie au bien. D’où cette autre formule simple d’Augustin : « S’il y a du mal, il y a du bien ». Le Pseudo-Denys, un peu plus tard, dit aussi : « Le mal est le compagnon du bien ».

Je pense à ce père de quatre enfants (dont le dernier est âgé de quelques mois), officier, bon père de famille, bon époux… Il meurt en une demi-heure après avoir fait un malaise : mal de nature. La mort est « voisine » de la vie éternelle. Ainsi le mal est le compagnon du bien. Mais comment comprendre parfois ce terrible compagnonnage ?

Avant de poser un jugement, il faut me semble-t-il préciser cette approche. Il y a deux sortes de maux, qui appellent deux explications différentes : le mal de nature et le mal de faute. Le mal de nature, ce sont tous les ratages de la nature : tremblements de terre, tsunamis, maladies, mort etc. Le mal de faute regroupe tous les ratages de la liberté humaine. Il faut bien distinguer ces deux domaines, car la liberté humaine n’est absolument pour rien dans les raz-de-marée. Lorsque des chrétiens expéditifs me disent qu’ils ont appris dans la Bible que la liberté est toujours la cause du mal, j’ai l’habitude de dire : « Les victimes de tsunamis apprécieront ».

Si l’on s’en tient à définir le mal de nature, il faut dire que ces ratages marquent clairement une imperfection de la nature. Malebranche, philosophe et prêtre catholique, va jusqu’à dire dans la septième Méditation chrétienne: «L’œuvre de Dieu est une œuvre négligée». Quelle interprétation peut-on donner à cette «négligence»? Le monde ne doit pas être trop parfait, car, rappellent chacun à leur manière Malebranche et Teilhard de Chardin, ce monde-ci n’est qu’une ébauche de l’autre : «Nous n’avons pas sur la terre une demeure permanente». Il ne faut pas nous attacher excessivement à ce monde, car il nous reste à « habiter Dieu » comme dit Anne Lécu.

Si l’on aborde maintenant la question du mal de faute, c’est encore saint Augustin qui nous aide à le définir : le péché, c’est tout ce qui s’arrête à soi. Faire du moi (ou pire encore de l’image du moi) le but de l’existence, c’est commettre le mal. Et en même temps, trouver dans le moi son absolu, voilà l’athéisme, Sartre le dit très lucidement. L’absence de Dieu, dont vous parlez, tient donc au fait que l’on s’est choisi soi comme fin première et dernière.
Le Rouge & le Noir : S’agit-il d’un concept ou bien d’une réalité diabolique ? Quel lien avec la notion de péché ?
Abbé de Tanoüarn : Vous ne pouvez pas opposer « concept ou bien réalité » dans un strict dilemme : toute réalité est susceptible de représentation (donc de concept). Même Dieu, la réalité infinie et irreprésentable, la foi chrétienne nous enseigne qu’il a un Verbe, co-infini et co-éternel, qui le représente infiniment bien.
Si l’on veut se représenter le bien ou le mal, disons qu’on ne peut pas avoir recours à un concept formel. Ni le bien, ni le mal ne sont des « formes » particulières. En tant que transcendantal, comme l’être et le vrai, le bien est dans toute réalité finie de manière différente et il est « autre dans les choses autres » pour reprendre une formule d’Aristote en Métaphysique 12, 5.

Le mal n’est pas un transcendantal, car nous venons de le voir, le mal absolu n’existe pas. Mais il est au moins potentiellement dans tout esprit créé. Quant à la matière, elle est imparfaite par nature et laisse, par là, possibilité au mal de nature. Le mal, donc, potentiellement présent en toute réalité créée pour des raisons différentes, tient quelque chose de la nature analogique du bien. Lui aussi est autre dans les choses autres. Raison pour laquelle il est impossible de définir le mal. On peut tout au plus le désigner comme ce qui s’oppose à l’ordre de monde et à sa source divine infinie.

Le péché ? C’est tout ce qui nous éloigne volontairement de cet Ordre et de sa source infinie, tout ce qui, en nous centrant sur nous-mêmes, nous fait sortir de la réalité, en nous orientant vers la chimère d’un autoaccomplissement ou d’une autoréalisation de soi par soi. La définition peut sembler claire. Mais ne nous leurrons pas, il y a un mystère du péché, il y a aussi une étrange puissance du mal.
          
« Le péché, c’est l’iniquité » dit saint Jean de façon justement un peu mystérieuse dans sa Première Epître. Le Disciple identifie amartia et anomia, la faiblesse du péché et la violence de la transgression (a-nomia). Jusqu’à nos jours, c’est cette identification qui pose question, qui heurte, qui scandalise : comment se fait-il que le péché qui, au départ n’est qu’une simple faiblesse, devienne un endurcissement et une violence, s’en prenant à la Loi et au Législateur. Il y a une énergie dans le mal. Il y a un élan dans le péché, comme si l’on glissait de plus en plus impétueusement dans sa propre peau, jusqu’à s’enfermer définitivement en soi : l’enfer serait cet enfermement. C’est pour désigner cette mystérieuse puissance du mal, qui nous enferme en nous-mêmes, que l’on évoque le diable ou Satan : l’Adversaire.

La réalité diabolique qui marque toute l’histoire du mal, on la tire de ce glissement, qui est au fond avant tout la force d’inertie qui nous conduit trop rapidement à l’immobilité du mal. J’ai toujours été frappé par une phrase de Pierre Boutang, qui sent les choses assez exactement, mais qui ne les identifie pas jusqu’au bout. Dans Sartre est-il un possédé, il écrit : « L’être du péché n’est rien d’inerte et le sujet glisse avec lui en se rapportant à lui ». L’être du péché n’est rien d’inerte, c’est bien là son aspect diabolique. La vie n’est pas neutre et le mal nous entraîne toujours plus loin que nous l’aurions souhaité, si loin que nous nous trouvons emprisonnés, incapables de revenir en arrière sans la Puissance de la grâce, en proie aux addictions ou aux déformations que le péché imprime en nous. Le péché est cette force étrangère qui nous paralyse, alors même que nous avons l’impression qu’elle nous libère. La grâce est cette force amicale qui nous arrache à la dynamique du mal.
Le Rouge & le Noir : Satan est-il l’auteur du mal ? Et quelle est la place de l’homme dans la dynamique peccamineuse ?
Abbé de Tanoüarn : L’origine du mal, ce n’est pas Satan mais Dieu. Satan est l’initiateur, le premier à faire l’expérience de la révolte. Son cri ? « Je ne servirai pas ! » Pourquoi l’a-t-il poussé ? Car Dieu l’a créé comme un esprit à sa ressemblance, capable de liberté. Accepté-je de servir Dieu ou ne l’accepté-je pas ? Dieu a pris le risque du mal, il n’en a pas déterminé l’existence, comme le pensent monstrueusement les prédestinatianistes à la Calvin, pour lesquels tous nos destins sont prédéterminés ; mais Il en a aperçu la possibilité. Il a jugé, dans un jugement d’une profondeur insondable, que la possibilité du mal (dont Il est et reste absolument innocent) valait bien la liberté des esprits créés, esprits purs comme les anges, esprits mêlés à la matière comme les hommes. Par la liberté, ces êtres créés à son image, deviennent véritablement cause du bien qu’ils font… Causes du bien ? Mais aussi causes du mal…

Car il me faut répondre à votre question : qui est l’auteur du mal ? Le mal, c’est la liberté du sujet spirituel qui, se choisissant elle-même comme Absolu, se retourne contre son créateur. Il y a mille manières de se retourner contre le Créateur, le mal est autre dans des sujets autres, mais chacun est, à sa manière, « auteur » du mal, au moins si l’on prend rigoureusement le mot auctor dans son sens latin : auctor vient du verbe augere augmenter. Nous sommes auteurs du mal en tant que nous augmentons la diversité de ses manifestations dans le temps et dans l’espace. Satan peut suggérer le mal, il ne l’accomplit jamais à notre place. Même les possédés ont à un moment ou à un autre remis les clés de leur intérieur à un démon, qui n’a pu entrer en eux qu’avec leur consentement. N’est pas possédé qui pense l’être mais seulement qui a voulu l’être, lorsque cette volonté rencontre une puissance maléfique.
Le Rouge & le Noir : Comment expliquer que Dieu, l’auteur de tout bien, permette au Mal d’exister ?
Abbé de Tanoüarn : On peut effectivement, comme vous le faites, distinguer «permettre» et « ouloir». Dieu ne veut pas le mal, sinon il l’aurait déterminé en chacun et, par exemple, il serait vrai de dire : Dieu nous damne.

Mais Il le permet, en ce sens que sans en avoir déterminé la réalité, il en accepte la possibilité, il offre cette route à notre liberté, il nous laisse la possibilité de lui dire non.

Faut-il penser que Dieu, connaissant tout à l’avance, SAIT quel mal nous ferons ? Non. Nous le lui apprenons. Dieu est au-delà du temps donc il reste vrai que surplombant le passé le présent et l’avenir, il connaît toutes choses mais il faut ajouter : Dieu connaît toutes choses dans leur présentialité, selon la formule de Cajétan. Il ne prédétermine pas le réel comme un gigantesque ordinateur qui aurait tout programmé. Tout tramé. Il laisse les êtres matériels ou spirituellement limités que nous sommes dans leur contingence. La nécessité des vieux Grecs n’est pas la loi du monde n’en déplaise à Spinoza.

L’esprit, qui est le cœur du dessein créateur de Dieu, est essentiellement liberté. Dieu lui a laissé la possibilité de tout choisir et même, au moins pour le temps de la terre, la possibilité de ne pas choisir.
« Tout est permis mais tout n’est pas opportun » murmure saint Paul ébloui par cette liberté absolue. La liberté des créatures est en quelque sorte la première grâce surnaturelle que le Créateur jette, comme une pierre d’attente, dans sa créature. De cette liberté, le Christ en son Évangile est l’épreuve suprême, raison pour laquelle, dit saint Pierre dans sa première épître, il s’en est allé « prêcher aux morts » (I Petr. 3, 19), après sa propre mort et avant sa résurrection. Raison aussi pour laquelle il jugera les vivants et les morts, selon la loi d’amour qui est celle de son Évangile.

Dieu aime tellement la liberté de l’homme qu’il a pensé se donner aux hommes non comme une Raison qui imposerait sa nécessité à des « destins » préétablis, mais comme un objet de foi, qui ne se laisserait reconnaître que dans l’obscurité – dans une sorte de merveilleux colin-maillard amoureux. « Tu es vraiment un Dieu caché, Dieu d’Israël, mon sauveur » s’écrie le prophète Isaïe. Dieu a voulu se laisser chercher, c’est cette volonté qui a fait naître, en nous comme dans les anges, la foi. Les anges ont dû accepter – terrible épreuve de leur foi d’esprits purs – l’humanité du Fils de Dieu, mystère qui est naturellement en dehors de leurs prises. Les hommes ont dû découvrir la divinité cachée dans l’humanité de Jésus de Nazareth.
           
Tout cela n’est-il pas trop difficile ? Trop… élitiste ? On peut penser que, planté dans le Jardin d’Eden,l’arbre de la connaissance du bien et du mal, à travers lequel, pour l’humanité, tous les emmerdements ont commencé, représente cette tentation de se passer de la foi, de se passer de la recherche, de se passer aussi de l’amour que la foi et la recherche supposent, pour se contenter d’une connaissance froide du bien tel que ma raison peut le calculer (mon intérêt) et du mal tel que ma raison peut l’appréhender (ce qui contrarie mes plans). On ne touche au bien et au mal, on ne touche au Divin que par la foi et l’amour, bref par le cœur comme dit Pascal. Mais si la raison se mêle de remplacer le cœur, l’apocalypse n’est pas loin, manifestant, plusieurs fois par siècle dans l’histoire du monde et quelque fois par vie dans l’histoire de chacun, que le mal est toujours le plus fort quand il n’y a plus, pour faire face à son obscure logique désagrégative, la puissance unitive de l’amour.