SOURCE - Michel Cool - Le Monde Diplomatique - Février 2007
Les évêques français face à Benoît XVI - Selon une enquête publiée par « Le Monde des religions » en janvier, les Français ne sont plus que 51 % – contre 80 % il y a vingt ans – à se définir comme catholiques, une moitié seulement jugeant « certaine » ou « probable » l’existence de Dieu. Moins d’un croyant sur dix pratique régulièrement. Les catholiques prient peu, ne vont pas souvent à la messe et prônent le mariage des prêtres. C’est sans doute ce qui amène les évêques de France à défendre l’ouverture de l’Eglise qu’incarnait notamment l’abbé Pierre.
Par Michel Cool
Benoît XVI a-t-il déterré la hache de guerre des rites dans l’Eglise catholique ? L’annonce par le Vatican qu’il accède à la demande des traditionalistes de libéraliser la messe en latin de saint Pie V a ravivé des passions françaises dont la « fille aînée de l’Eglise », qui a d’autres soucis pastoraux, se serait volontiers passée. Mais voilà, Benoît XVI a de la suite dans les idées ! Et celles qu’il a sur la liturgie sont assez carrées. Il a donc pris de vitesse les évêques français, vexés par ce manque caractérisé de collégialité, pour remettre en cause la réforme liturgique du concile Vatican II (lire « Ce que fut Vatican II »), qu’il n’a jamais vraiment appréciée.
En fait, le pape, suivant sa méthode, qui en rappelle une autre, consistant à « donner du temps au temps », a patiemment avancé ses pions. Aussitôt élu, en avril 2005, il prévient ses cardinaux électeurs de son intention de se rapprocher des traditionalistes séparés de Rome depuis le schisme de Mgr Marcel Lefebvre en 1988. Quatre mois plus tard, en septembre, il reçoit en audience le successeur de ce dernier à la tête de la Fraternité Saint-Pie X, Mgr Bernard Fellay, dans sa résidence d’été de Castel Gandolfo. En octobre 2006, il valide la création de l’institut du Bon Pasteur, dans le diocèse de Bordeaux, qui accueille cinq prêtres dissidents lefebvristes : en échange de leur ralliement, le Vatican les a autorisés à célébrer la messe selon le rite institué par le concile de Trente au XVIe siècle.
Dans la foulée, on apprend que le pape s’apprête à signer un décret officialisant la restauration de l’usage de la messe en latin, qui était tombée en désuétude depuis 1969. A la fin décembre 2006, tout indiquait que la commission des cardinaux chargés de préparer le texte allait donner le feu vert à Benoît XVI. Et ce, malgré les réticences exprimées au nom de l’épiscopat français par son président, Mgr Jean-Pierre Ricard, cardinal-archevêque de Bordeaux.
Pourquoi le pape remet-il en cause la réforme la plus spectaculaire et la plus emblématique du concile Vatican II ? Pour des raisons relevant à la fois de la doctrine, de la stratégie et de la psychologie. Motifs doctrinaux d’abord : le pape est le gardien de l’unité de l’Eglise catholique ; il est donc dans sa fonction quand il veut ramener au bercail des brebis égarées. De plus, Benoît XVI n’a jamais digéré le schisme de 1988. Alors préfet de la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi, Mgr Joseph Ratzinger s’était démené jusqu’au bout pour éviter la rupture. En vain. Il s’était cassé les dents sur l’arrogante détermination de Mgr Lefebvre.
Une Eglise en manque de prêtres
Pour Benoît XVI, la messe en latin ne pouvait pas être un motif de divorce car, déclarait-il en 1998, « le concile a ordonné une réforme des livres liturgiques, mais il n’a pas interdit les livres antérieurs ». Par ailleurs, la messe de Paul VI promulguée en 1969 pouvait être dite en langue vernaculaire ou latine. Mais l’usage de la première qui facilite la compréhension des fidèles l’avait largement emporté sur celui de la seconde.
Raisons d’ordre stratégique ensuite : face à la disette des vocations qui sévit en Europe occidentale, les paroisses et les séminaires ensoutanés de la nébuleuse traditionaliste représentent du « grain à moudre » pour une Eglise en manque de prêtres. Ils drainent une population (deux cent cinquante mille fidèles environ dans le monde, dont la moitié en France) qui, contrairement à une idée reçue, est moins âgée que la moyenne des paroissiens français : la forte présence de jeunes au pèlerinage annuel de la Pentecôte à Chartres en est une illustration. Ces données ne peuvent laisser inerte un pape qui cherche à enrayer l’hémorragie spirituelle et intellectuelle du catholicisme européen.
Sur un plan plus tactique, en libéralisant le rite latin, principale revendication des catholiques traditionalistes, le Vatican espère à la fois désamorcer le conflit et tirer profit des divisions internes entre adversaires et partisans de la réconciliation avec Rome. Enfin, des facteurs psychologiques liés à la vie et à la personnalité du pape Ratzinger expliquent ses objections sur la réforme liturgique du concile. Benoît XVI aime les pompes de l’ancienne liturgie qu’enfant il a connues en Bavière. En 1968, le théologien ouvert qu’il a été au concile est scandalisé par la contestation bruyante et parfois violente dont font l’objet des valeurs présumées « éternelles », comme l’autorité, la sacralité, la transmission des croyances. Depuis, le dossier liturgique fait partie de son arsenal conservateur.
Souvent, dans ses déclarations et ses écrits, Ratzinger s’en prend sévèrement aux « abus » de la liturgie moderne : celle-ci, regrettait-il en 1997, « doit devenir plus courte ; et tout ce que l’on juge incompréhensible doit en être écarté ; il faut tout transposer dans une langue encore plus “plate”. Mais ainsi, l’essence de la liturgie et des fêtes liturgiques est fondamentalement méconnue. Car, dans la liturgie, on ne comprend pas seulement de manière rationnelle... mais d’une manière complexe, avec tous les sens, et on est admis à une fête qui n’est pas inventée par une commission quelconque, mais qui vient à soi du plus profond des millénaires et, en fin de compte, de l’éternité ». Quel catholique traditionaliste ne signerait pas des deux mains ce vibrant éloge d’une liturgie venant du fond des âges ?
Le problème minoré par ce pape nostalgique, friand de cérémonies et de parures fastueuses, est que la critique traditionaliste ne se limite pas à la liturgie. Elle porte aussi sur les grands principes solennellement proclamés par le concile : la liberté religieuse, l’œcuménisme, le dialogue interreligieux, une vision positive de l’humanité. Les émules de feu Mgr Lefebvre récusent, souvent avec virulence, ces options qu’ils interprètent comme des signes d’abdication de la foi catholique devant la modernité. Le schisme de 1988 a ainsi été précipité par l’ire provoquée chez les traditionalistes par la rencontre interreligieuse pour la paix lancée par Jean-Paul II en 1986 à Assise. Cet événement a été stigmatisé par les chiens de garde de la tradition, celle-ci étant transformée en machine de guerre contre la sécularisation ; il a précipité, plus que la messe en latin, la consommation de la séparation et l’excommunication de ses auteurs.
« La liturgie n’est pas seulement affaire de culte, rappelle Patrick Prétot, moine bénédictin et professeur de liturgie à l’Institut catholique de Paris. Parce qu’elle est la vie de Dieu communiquée par l’Esprit saint à l’Eglise, elle participe pleinement à la mission de l’Eglise dans le monde et le temps. » La messe dite face au peuple, selon le rite conciliaire, et celle dite dos au peuple, selon le rite tridentin, représentent deux conceptions bien distinctes de l’Eglise. La première est pastorale : elle favorise la participation active des fidèles. La seconde est juridique : elle implique la soumission des fidèles à un carcan de règles et de rites immuables.
La perspective de faire cohabiter deux rituels aussi différents dans leurs diocèses n’enchante pas la majorité des évêques français. Ils craignent la cacophonie dans leurs paroisses ; pis, des dissensions menaçant l’unité de leurs églises locales. Depuis huit ans, les deux formes du rite catholique, l’ancienne et la nouvelle, sont célébrées dans la paroisse Saint-Eugène - Sainte-Cécile, dans le 9e arrondissement de Paris. Mais ce laboratoire du biritualisme montre des défaillances. Le curé peine à pacifier les relations entre ses ouailles et doit essuyer la surenchère intempestive d’une minorité de traditionalistes.
Lors de leur assemblée plénière à Lourdes, en novembre 2006, les évêques ont rappelé dans un message inhabituel de soutien à leur président, Mgr Ricard, leur attachement à la messe de Paul VI. Elle ne doit pas dans leur esprit faire les frais d’une réconciliation, aussi « fraternelle » soit-elle, avec les traditionalistes. Ces derniers proféraient, il n’y a pas si longtemps, des insultes contre l’épiscopat : en première ligne, jamais avare d’une provocation, M. Philippe Laguérie, le très médiatique curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, église occupée illégalement depuis 1977, à Paris. Il a rallié en septembre 2006 l’institut du Bon Pasteur en promettant qu’il saurait profiter de l’autorisation que lui a donnée Rome d’émettre des « critiques sérieuses et constructives » de Vatican II. Cette largesse est incompréhensible pour nombre de catholiques conciliaires : ils se souviennent que les critiques de Mgr Jacques Gaillot ou de mouvements laïcs réclamant plus de démocratie dans l’Eglise n’ont pas bénéficié de la même indulgence.
Le concile Vatican II est-il mis à mal par la décision de Benoît XVI de restaurer l’ancienne liturgie ? Ce qui le remettrait fondamentalement en cause, ce serait la liquidation de ses grands principes. Or, après le malheureux loupé de Ratisbonne (Regensburg, en Allemagne), Benoît XVI a profité de son voyage en Turquie pour manifester son intention de poursuivre le dialogue avec les autres Eglises chrétiennes et les autres religions, dans le droit-fil des orientations du concile. Le cap de l’ouverture aux autres est donc maintenu ; mais selon une interprétation restrictive de Vatican II et une conception immobiliste de l’Eglise. La réhabilitation de la « messe de toujours », revendiquée avec succès par les traditionalistes, est la démonstration éclairante et la marque du conservatisme tranquille de Benoît XVI.
Michel Cool.