SOURCE - Paul Airiau - le Forum Catholique - 13 février 2007
[...] Je connais une partie du monde tradi, pas tout. Ce que j'en vois amène plusieurs avis ou impressions, qui me conduiront à des réflexions plus personnelles et peut-être éloignées de votre question.
D'abord, le sentiment d'aborder un univers différent, où l'on est sûr d'avoir envers et contre tout raison, et où l'on se vit dans un conflit incessant avec le monde pervers (pour aller vite). Bref, la certitude de la vérité, des paroles qui sauvent, etc. Ce qui conduit à mon sens à ne pas percevoir un point fondamental : les traditionalistes sont tout autant que les autres catholiques et les autres Français travaillés de l'intérieur par la modernité et l'individualisme.
Exemples et analyses : Le traditionalisme vénère sainte Thérèse de Lisieux, dont l’abbé André Combes estimait dans la Pensée catholique qu’elle avait une spiritualité pour les temps modernes, car existentialiste. Le traditionalisme innove aussi, tout en ne voulant jamais qu’actualiser l’intransigeantisme. Les Éditions Clovis, de la Fraternité Saint-Pie X, ne rééditent pas seulement des ouvrages du XIXe siècle, mais publient aussi des romans contemporains pour adolescents : il faut conquérir une jeunesse progressivement apparue, en répondant à ses attentes, et pas seulement en republiant les classiques de la collection « Signe de Piste » – surtout si l’on n’en possède pas les droits. Au plan symbolique, l’armée est un mythe. La valorisation guerrière issue de la geste révolutionnaire et napoléonienne converge avec la mythologie chevaleresque et nobiliaire réinterprétée dans la mystique de l’officier-chef-meneur d’homme. Mais il faut servir la République… problème résolu par la distinction entre la France et la République, régime espéré provisoire. L’apposition apocalyptico-prophétique d’un sacré-cœur sur le drapeau tricolore exprime cette intransigeantisme préservé, qui doit cependant réinterpréter en sa faveur les trois couleurs. Cette réappropriation subversive se retrouve avec la musique bretonne (certaines chansons du groupe Tri Yann, composé d’anciens enseignants publics et se revendiquant de gauche, connaissent un véritable succès), ou celtisante (même lorsqu’elle se pare du rap du groupe Manau). Mais la musique s’impose ici contre les idées, et le corps peut dicter sa loi.
Le plaisir physique et psychologique retiré de la danse en couple, ou de la musique populaire fondée sur le beat, s’impose dans les générations d’après 1968, malgré l’hostilité au rock satanique, et celle parfois efficace d’une partie du clergé, héritier d’un rigorisme pourtant battu en brèche dès le milieux du XIXe siècle sur ce plan là, et des générations plus âgées, ayant parfois gommé leur jeunesse des Trente Glorieuses. Certains mariages tradis voient s’opposer partisans de soirées dansantes et adversaires déclarés du dévergondage des enfants. La logique du corps et des gestes conduit à une réelle transigeance, où le plaisir individuel s’impose malgré l’intransigeantisme intellectuel. Le vêtement féminin est aussi un signe : les jupes au dessus du genou s’opposent aux jupes en dessous, et les réactions peuvent être virulentes face à ce qui est considéré comme une indécence inacceptable. L’autovalorisation du corps féminin intégriste s’impose parfois (avoir un beau corps, bronzé, être bien dans sa peau), sans que l’époux ait nécessairement son mot à dire, permise par la civilisation des mœurs. Cependant, le couple n’est pas encore moderne. La danse, rock ou rap compris, se pratique à deux, car la mythologie romantique s’est imposée jusque dans les milieux apocalyptiques. Le couple est un absolu, lieu et moyen de réalisation du bonheur individuel, de sanctification en termes catholiques. Il faudrait, si possible, analyser la répartition des rôles conjugaux (toujours inégalitaire dans le discours) ou la satisfaction sexuelle des épouses intégristes en fonction des générations – les mutations de Pie XII ont-elles été intégrées ? –, pour voir jusqu’où la transigeance plonge. Le réaménagement est donc réel, à partir du donné révélé bien sûr, qui conduit, sur Radio Courtoisie (où coexistent intransigeantistes et intransigeants transigeants), la responsable d’un cabinet relationnel à affirmer à propos des hommes et des femmes qu’elle met en relations en vue d’un mariage : « Ils ont envie d’être heureux. » (27/10/1999) Certes, le contexte n’est pas seulement catholique – bien que le thème soit présent implicitement dans l’entretien, notamment au sujet des valeurs. Enfin, faut-il évoquer une certaine technophilie ? Je me souviens ici en particulier d’une comparaison que deux prêtres de la Fraternité Saint-Pie X opérèrent devant moi, naturellement, entre leurs deux téléphones portables (1998) : taille, autonomie, poids, aspect… La profanité de la discussion ne peut qu’être frappante, ainsi que l’engagement dans la manipulation d’objets technologiques.
Il y a donc transigeance, limitée, faible, mais dont les potentialités ne sont sans doute pas encore complètement exprimées, apparaissant essentiellement au niveau de la seconde génération, de ceux dont l’adolescence a été marquée par la rupture de 1988 – puisque s’y développe la logique d’un intégrisme sociologique, l’appartenance devenant un élément issu de l’éducation mais dont l’intégration personnelle est variable : le traditionalisme est lui aussi partagé entre son « milieu dévôt », ses engagés et ses militants, et sa masse pratiquante
Bref, la modernité travaille tous les catholiques, même ceux qui ne le veulent pas. Il est parfaitement possible d’être antimoderne intellectuellement, et dans la pratique corporelle et quotidienne qui tisse la vie, radicalement moderne. Et il n’y a pas de contradiction, au contraire. Cela montre que le comportement moderne peut être investi par l’intransigeance, ou ne pas s’opposer à l’intransigeance. Cependant, du point de vue de la structuration psychologique et corporelle, on est dans l’individualisme, non dans le holisme que supposait le modèle antérieur et que le modèle intransigeant suppose au moins partiellement – encore que. Si j’allais jusqu’au bout de ma logique, pour passer au plan spirituel, je dirai que l’individualisme moderne, l’idéologie égocentrée, est la forme actuelle du péché originel, de même que l’inexistence de la personne en dehors du cadre collectif holiste était la forme prémoderne du péché originel. Dans tous les cas, l’essentiel est de passer à l’abandon de la volonté propre pour agir selon Dieu, vivre dans l’esprit pour le dire autrement, ou vivre divinement.
Au plan des principes, il y a incompatibilité sur le fond entre catholicisme et l’idéologie individualiste de la modernité. Au plan pratique, il n’en est rien. Et il n’en reste pas moins que nous sommes modernes, tout antimodernes que nous puissions vouloir être et penser. La modernité, plus particulièrement comprise ici comme une psychologie structurée par l’individualisme d’une manière ou d’une autre depuis notre naissance, ne serait-ce que par le quotidien, est notre horizon, notre être. Ce qui est vécu, c’est un combat de soi-même contre soi-même et non pas seulement un face-à-face. Et c’est bien parce que on en est là que l’on peut choisir l’antimodernité : vouloir se structurer de manière anti-individualiste. Mais ce choix d’une culture et d’un environnement pour le faire, je tiens qu’il est possible de le réaliser aussi dans une néointransigeance formulée par Vatican II. Mais cela demande un investissement personnel beaucoup plus fort, loin de la communauté émotive ou effective. C’est dans la logique de fond depuis le XVIe siècle, d’un travail de soi sur soi, mais tous n’ont pas les instruments ou les éléments pour le réaliser – ni le désir ni la force ni l’envie ni les moyens : et c’est là que l’antimodernité traditionnaliste est, légitimement, une possibilité pour réaliser cette désappropriation de soi dans le but de la sanctification de la divinisation. Mais même entrer dans la logique antimoderne suppose un choix, car les communautés antimodernes ne peuvent plus être qu’électives, aujourd’hui. Il est impossible d’espérer une restructuration de la société sur une base antimoderne et tout aussi impossible de récréer des institutions qui permettraient de faciliter le salut des âmes. Non pas que cet objectif soit utopique. Il l’est est c’est bien pour cela qu’il peut être désiré. Mais la position que je tiens et que même cet objectif là, tout comme l’objectif qui est le mien que soit évangélisé le monde entier in fine avant ma mort et même demain, est insuffisant par rapport à ce qui dot nous être donné gratuitement un jour : des cieux nouveaux et une nouvelle terre car le Fils aura soumis tous ses ennemis et remis la puissance à son Père, et alors Dieu sera tout en tous. Bref, ici-bas nous n’avons rien à espérer de mieux que cela – mais ce ne sera plus alors ici-bas comme nous en avons l’habitude.
Comme on le voit, j’oscille entre spiritualité, théologie, histoire, sociologie. Ce que je désire est de les faire converger pour permettre de penser et de vivre cette espérance dans un monde qui s’est structuré en rejetant cela. Car la modernité est autre chose que du paganisme, et autre chose aussi que le péché originel, ou la réitération de l’orgueil satanique. Le naturalisme dénoncé par les papes est sorti du christianisme, et cela change radicalement les choses. Nous ne pouvons pas faire comme si cette réalité nous était étrangère. Elle est ce que nous pourrions être sans ce que nous avons reçu, elle est aussi ce que nous sommes, c’est-à-dire notre péché.
[...] Je connais une partie du monde tradi, pas tout. Ce que j'en vois amène plusieurs avis ou impressions, qui me conduiront à des réflexions plus personnelles et peut-être éloignées de votre question.
D'abord, le sentiment d'aborder un univers différent, où l'on est sûr d'avoir envers et contre tout raison, et où l'on se vit dans un conflit incessant avec le monde pervers (pour aller vite). Bref, la certitude de la vérité, des paroles qui sauvent, etc. Ce qui conduit à mon sens à ne pas percevoir un point fondamental : les traditionalistes sont tout autant que les autres catholiques et les autres Français travaillés de l'intérieur par la modernité et l'individualisme.
Exemples et analyses : Le traditionalisme vénère sainte Thérèse de Lisieux, dont l’abbé André Combes estimait dans la Pensée catholique qu’elle avait une spiritualité pour les temps modernes, car existentialiste. Le traditionalisme innove aussi, tout en ne voulant jamais qu’actualiser l’intransigeantisme. Les Éditions Clovis, de la Fraternité Saint-Pie X, ne rééditent pas seulement des ouvrages du XIXe siècle, mais publient aussi des romans contemporains pour adolescents : il faut conquérir une jeunesse progressivement apparue, en répondant à ses attentes, et pas seulement en republiant les classiques de la collection « Signe de Piste » – surtout si l’on n’en possède pas les droits. Au plan symbolique, l’armée est un mythe. La valorisation guerrière issue de la geste révolutionnaire et napoléonienne converge avec la mythologie chevaleresque et nobiliaire réinterprétée dans la mystique de l’officier-chef-meneur d’homme. Mais il faut servir la République… problème résolu par la distinction entre la France et la République, régime espéré provisoire. L’apposition apocalyptico-prophétique d’un sacré-cœur sur le drapeau tricolore exprime cette intransigeantisme préservé, qui doit cependant réinterpréter en sa faveur les trois couleurs. Cette réappropriation subversive se retrouve avec la musique bretonne (certaines chansons du groupe Tri Yann, composé d’anciens enseignants publics et se revendiquant de gauche, connaissent un véritable succès), ou celtisante (même lorsqu’elle se pare du rap du groupe Manau). Mais la musique s’impose ici contre les idées, et le corps peut dicter sa loi.
Le plaisir physique et psychologique retiré de la danse en couple, ou de la musique populaire fondée sur le beat, s’impose dans les générations d’après 1968, malgré l’hostilité au rock satanique, et celle parfois efficace d’une partie du clergé, héritier d’un rigorisme pourtant battu en brèche dès le milieux du XIXe siècle sur ce plan là, et des générations plus âgées, ayant parfois gommé leur jeunesse des Trente Glorieuses. Certains mariages tradis voient s’opposer partisans de soirées dansantes et adversaires déclarés du dévergondage des enfants. La logique du corps et des gestes conduit à une réelle transigeance, où le plaisir individuel s’impose malgré l’intransigeantisme intellectuel. Le vêtement féminin est aussi un signe : les jupes au dessus du genou s’opposent aux jupes en dessous, et les réactions peuvent être virulentes face à ce qui est considéré comme une indécence inacceptable. L’autovalorisation du corps féminin intégriste s’impose parfois (avoir un beau corps, bronzé, être bien dans sa peau), sans que l’époux ait nécessairement son mot à dire, permise par la civilisation des mœurs. Cependant, le couple n’est pas encore moderne. La danse, rock ou rap compris, se pratique à deux, car la mythologie romantique s’est imposée jusque dans les milieux apocalyptiques. Le couple est un absolu, lieu et moyen de réalisation du bonheur individuel, de sanctification en termes catholiques. Il faudrait, si possible, analyser la répartition des rôles conjugaux (toujours inégalitaire dans le discours) ou la satisfaction sexuelle des épouses intégristes en fonction des générations – les mutations de Pie XII ont-elles été intégrées ? –, pour voir jusqu’où la transigeance plonge. Le réaménagement est donc réel, à partir du donné révélé bien sûr, qui conduit, sur Radio Courtoisie (où coexistent intransigeantistes et intransigeants transigeants), la responsable d’un cabinet relationnel à affirmer à propos des hommes et des femmes qu’elle met en relations en vue d’un mariage : « Ils ont envie d’être heureux. » (27/10/1999) Certes, le contexte n’est pas seulement catholique – bien que le thème soit présent implicitement dans l’entretien, notamment au sujet des valeurs. Enfin, faut-il évoquer une certaine technophilie ? Je me souviens ici en particulier d’une comparaison que deux prêtres de la Fraternité Saint-Pie X opérèrent devant moi, naturellement, entre leurs deux téléphones portables (1998) : taille, autonomie, poids, aspect… La profanité de la discussion ne peut qu’être frappante, ainsi que l’engagement dans la manipulation d’objets technologiques.
Il y a donc transigeance, limitée, faible, mais dont les potentialités ne sont sans doute pas encore complètement exprimées, apparaissant essentiellement au niveau de la seconde génération, de ceux dont l’adolescence a été marquée par la rupture de 1988 – puisque s’y développe la logique d’un intégrisme sociologique, l’appartenance devenant un élément issu de l’éducation mais dont l’intégration personnelle est variable : le traditionalisme est lui aussi partagé entre son « milieu dévôt », ses engagés et ses militants, et sa masse pratiquante
Bref, la modernité travaille tous les catholiques, même ceux qui ne le veulent pas. Il est parfaitement possible d’être antimoderne intellectuellement, et dans la pratique corporelle et quotidienne qui tisse la vie, radicalement moderne. Et il n’y a pas de contradiction, au contraire. Cela montre que le comportement moderne peut être investi par l’intransigeance, ou ne pas s’opposer à l’intransigeance. Cependant, du point de vue de la structuration psychologique et corporelle, on est dans l’individualisme, non dans le holisme que supposait le modèle antérieur et que le modèle intransigeant suppose au moins partiellement – encore que. Si j’allais jusqu’au bout de ma logique, pour passer au plan spirituel, je dirai que l’individualisme moderne, l’idéologie égocentrée, est la forme actuelle du péché originel, de même que l’inexistence de la personne en dehors du cadre collectif holiste était la forme prémoderne du péché originel. Dans tous les cas, l’essentiel est de passer à l’abandon de la volonté propre pour agir selon Dieu, vivre dans l’esprit pour le dire autrement, ou vivre divinement.
Au plan des principes, il y a incompatibilité sur le fond entre catholicisme et l’idéologie individualiste de la modernité. Au plan pratique, il n’en est rien. Et il n’en reste pas moins que nous sommes modernes, tout antimodernes que nous puissions vouloir être et penser. La modernité, plus particulièrement comprise ici comme une psychologie structurée par l’individualisme d’une manière ou d’une autre depuis notre naissance, ne serait-ce que par le quotidien, est notre horizon, notre être. Ce qui est vécu, c’est un combat de soi-même contre soi-même et non pas seulement un face-à-face. Et c’est bien parce que on en est là que l’on peut choisir l’antimodernité : vouloir se structurer de manière anti-individualiste. Mais ce choix d’une culture et d’un environnement pour le faire, je tiens qu’il est possible de le réaliser aussi dans une néointransigeance formulée par Vatican II. Mais cela demande un investissement personnel beaucoup plus fort, loin de la communauté émotive ou effective. C’est dans la logique de fond depuis le XVIe siècle, d’un travail de soi sur soi, mais tous n’ont pas les instruments ou les éléments pour le réaliser – ni le désir ni la force ni l’envie ni les moyens : et c’est là que l’antimodernité traditionnaliste est, légitimement, une possibilité pour réaliser cette désappropriation de soi dans le but de la sanctification de la divinisation. Mais même entrer dans la logique antimoderne suppose un choix, car les communautés antimodernes ne peuvent plus être qu’électives, aujourd’hui. Il est impossible d’espérer une restructuration de la société sur une base antimoderne et tout aussi impossible de récréer des institutions qui permettraient de faciliter le salut des âmes. Non pas que cet objectif soit utopique. Il l’est est c’est bien pour cela qu’il peut être désiré. Mais la position que je tiens et que même cet objectif là, tout comme l’objectif qui est le mien que soit évangélisé le monde entier in fine avant ma mort et même demain, est insuffisant par rapport à ce qui dot nous être donné gratuitement un jour : des cieux nouveaux et une nouvelle terre car le Fils aura soumis tous ses ennemis et remis la puissance à son Père, et alors Dieu sera tout en tous. Bref, ici-bas nous n’avons rien à espérer de mieux que cela – mais ce ne sera plus alors ici-bas comme nous en avons l’habitude.
Comme on le voit, j’oscille entre spiritualité, théologie, histoire, sociologie. Ce que je désire est de les faire converger pour permettre de penser et de vivre cette espérance dans un monde qui s’est structuré en rejetant cela. Car la modernité est autre chose que du paganisme, et autre chose aussi que le péché originel, ou la réitération de l’orgueil satanique. Le naturalisme dénoncé par les papes est sorti du christianisme, et cela change radicalement les choses. Nous ne pouvons pas faire comme si cette réalité nous était étrangère. Elle est ce que nous pourrions être sans ce que nous avons reçu, elle est aussi ce que nous sommes, c’est-à-dire notre péché.