20 février 2016

[Bertrand Y. (blog)] Le pape Léon XIII et « la plus grande des nations »

SOURCE - Bertrand Y. (blog) - 20 février 2016

En 1892, ce pape recommanda aux Français la soumission au régime républicain restauré en 1871, sous le nom de IIIème République, à la chute du Second Empire ; d’où est née la fameuse querelle du  « ralliement » entre les catholiques qui suivirent la recommandation papale et leurs adversaires qui lancèrent cette accusation. Accusation infamante au moins dans la forme mais caractéristique, comme nous l’avons montré [i], de l’attitude habituellement excessive des « intégristes » [ii]. Pour tenter de juger sur le fond et sereinement cette question nous allons nous efforcer de suivre l’avis très sage et très équilibré de Mgr Marcel Lefebvre : « il est certain que les papes Léon XIII et Pie XI avaient la hantise des relations avec des gouvernements de fait, même s’ils étaient maçonniques et révolutionnaires. Cela n’a pas atteint leur doctrine mais était une certaine expression de tolérance, surtout chez Léon XIII. Cependant ils ont donné par leurs actions l’exemple d’une illusion grave sur leurs interlocuteurs » [iii].

La doctrine ou l’orthodoxie du pape est irréprochable, nous affirme le grand évêque, car, en l’occurrence, bien qu’à titre personnel, ne serait ce que par ses origines nobles, on puisse penser qu’il avait probablement plus d’inclination naturelle pour le régime monarchique, il est néanmoins le parfait porte-parole de la pensée de l’Eglise qui, notamment dans les écrits de St Thomas d’Aquin, si hautement et chaleureusement recommandés par lui-même qui les remit à l’honneur dans les séminaires, reconnait la république comme l’un des régimes bons en soi. Et l’on ne peut absolument pas le soupçonner de la moindre sympathie pour les graves erreurs du libéralisme philosophique [iv] qui est devenue la doctrine à la base de tous les régimes, monarchies comprises, depuis la Révolution. Et cette accusation est d’autant plus injuste qu’il avait, peu avant, renouvelé pour les catholiques italiens le « non expedit » [v] face à l’usurpation par les révolutionnaires italiens du pouvoir temporel et légitime des papes sur les Etats pontificaux.

Mais une telle décision s’imposait certainement à ses yeux pour la France parce que la république, en tant que régime, y était désormais établie ou acceptée de façon à peu près paisible par une majorité de citoyens; et parce qu’en attendant mieux [vi], la paix sociale ou l’absence de guerre civile fait partie en premier lieu du bien commun.

De même, pour la défense du sacro-saint principe d’autorité contre son contraire qu’est l’esprit de révolte ou révolutionnaire. Car aucune société ne peut exister ou subsister sans ce premier fondement naturel qu’est une autorité suprême que l’ensemble de ses membres respecte en s’y soumettant pour tout ce qui n’est pas formellement contraire à la loi divine, cette autorité fût-elle loin d’être parfaite. Il le fit comme son prédécesseur, Grégoire XVI, qui, en 1832, condamnait les catholiques polonais se révoltant contre le pouvoir impérial russe et qui ne manifestait bien sûr pas ainsi sa préférence pour le tsar schismatique!

Ceci n’est il pas dans la droite ligne de la parole divine qu’est notamment, dans les Stes Ecritures, l’enseignement du grand Apôtre Paul recommandant aux esclaves chrétiens de demeurer soumis à leurs maîtres même païens ? Car il y a plus de mérite surnaturel, dit-il, à supporter patiemment et sans violence (externe et interne) des maîtres difficiles que des maîtres faciles ou parfaits.

Si la question de la possibilité du régicide a été débattue par les théologiens dans les siècles passés mais jamais résolue, tranchée ou approuvée de façon définitive par l‘autorité suprême de l‘Eglise, c’est sans doute en raison de l’importance capitale à défendre ou à sauvegarder ce principe fondamental ; donc en raison du grand danger corrélatif à sembler favoriser la révolte des sujets contre l’autorité; ou parce que c'est bon sens élémentaire, de la part d’une autorité, que de ne pas scier la branche sur laquelle elle est assise !

L’un des cardinaux du pontificat de Léon XIII, le fameux évêque de Poitiers, Mgr Pie qu’on ne peut soupçonner de servilité envers le pouvoir temporel, aurait-il été choisi comme prince de l’Eglise [vii] s’il n’y avait pas eu identité de vues [viii] entre eux sur un point aussi important, aux yeux du souverain pontife, que les bonnes relations autant que possible entre l’Eglise et les Etats [ix]? Or voici ce qu'il écrivait au moment de la naissance du Second Empire (qui ne fut finalement guère plus favorable à l’Eglise que les Ière, IIème et IIIème Républiques):

« Quand Dieu, dans ses desseins mystérieux et impénétrables, prend par la main un homme, quel qu'il soit, pour l'élever à la gloire d'être, ne fût-ce que momentanément, le chef d'une nation comme la France, il lui offre toujours des grâces au moyen desquelles il pourra, si sa volonté y correspond, accomplir utilement sa mission » [x].

Pour preuve que ce grand pape, surtout dans le contexte, depuis 1879, de l’arrivée au pouvoir de J. Ferry avec toutes les lois votées contre l’Eglise (contre son enseignement et ses congrégations ; pour la laïcisation de toute la vie publique), espérait un retour de l’Etat ou du gouvernement français à sa vocation première, exclusivement œuvre de ses rois, est cette parole qu’il a adressée au R. Père Lermus, o.m.i.:

« Je crois que la France sera sauvée par la Ste Vierge et par le Sacré Cœur, par Lourdes et par Montmartre. Une nation, qui a ces deux manifestations de l’amour du Ciel, ne peut périr. Mais elle deviendra la plus grande des nations ! » [xi].

Et il avait, dit-on, l’habitude de dire chaque jour cette courte prière composée par lui-même :

« Ô Marie conçue sans péché, regardez la France, priez pour la France, sauvez la France ! Plus elle est coupable, plus elle a besoin de votre intercession. Un mot à Jésus reposant dans vos bras et la France est sauvée ! Ô Jésus, obéissant à Marie, sauvez la France ! »

Comment ce pape eût-il parlé et prié ainsi s’il avait été satisfait du nouveau gouvernement en France?!

Et les événements de l’époque semblaient déjà lui donner raison :

« Le mouvement du pèlerinage a étonné le monde qui croyait cette pratique révolue et périmée ; au contraire, Lourdes a attiré les foules dès le début des apparitions et fait reprendre la route des fidèles vers Rome, Jérusalem, Poitiers, Tour, Paray le Monial, Rocamadour, Le Puy. La France renoue ainsi avec son passé. Face à la société civile qui dès 1880 voudrait éradiquer la foi en France, en expulsant les congrégations religieuses et en essayant de former elle-même les consciences des enfants par ses écoles laïques, le vaste mouvement des pèlerinages à Lourdes conforte la foi des chrétiens devant tant d’hostilité (…) Ainsi Lourdes devient en cette période si troublée pour la foi, où le pape lui-même est de plus en plus isolé, le grand refuge de la chrétienté » [xii].

Ainsi que cette belle prière lors de la Manifestation de la France à Lourdes en 1872 :

« O Vierge immaculée, N. D. de Lourdes (…), nous sommes venus, envoyés de tous les départements de notre France, vous rappeler que notre peuple est votre peuple et, qu’obéissant à votre voix, il veut de nouveau vous dire qu’en vous est sa foi et sa confiance (…) Nous venons vous demander de nous ramener à votre cher Fils Notre Seigneur ; nous venons pour que vous obteniez pour la France pardon et miséricorde. Nous promettons de redevenir chrétiens, nous voulons faire réparation publique des outrages qui sont faits à la divinité de notre bien aimé Sauveur Jésus-Christ (…) Refaites la France en nous rendant nos malheureux frères ! Elle est toujours la fille aînée de l’Eglise, elle croit, elle aime, elle prie ; et Vous êtes sa Reine. Elle est sûre de son salut et de redevenir par vous la vieille et puissante nation catholique (…) Que Dieu la reprenne comme sa fille aînée, qu’Il l’élève au dessus de tous les peuples de la terre, que ses ennemis deviennent l’escabeau de ses pieds ! Amen».

Il n’y a aucune opposition mais parfaite continuité entre cela et la fameuse déclaration de l’illustre successeur de Léon XIII élevé à l’épiscopat [xiii] et au cardinalat [xiv] en pleine connaissance de cause par son prédécesseur:

« Le peuple qui a fait alliance avec Dieu aux fonts baptismaux de Reims se convertira et retournera à sa première vocation (…) Les fautes ne seront pas impunies mais la fille de tant de mérites, de tant de soupirs et de tant de larmes ne périra jamais. Un jour viendra (…) où la France (sera) comme Saül sur le chemin de Damas (…) » [xv].

Y aurait-t-il eu, par contre, opposition entre ces deux grands papes à cause de l’autre affaire, aussi célèbre que le « ralliement », que fut celle du refus par Pie X des « Cultuelles », pourtant approuvées par la grande majorité de l’épiscopat français [xvi], lors de la crise engendrée par la loi de Séparation ? Est il vrai que, comme n’a pas craint de l’écrire récemment un publiciste, sûr de trouver là un écho favorable chez certains « intégristes » de ce XXIème siècle commençant : « La politique ecclésiastique de St Pie X, opposée à celle de son prédécesseur, représente, en ultime analyse, une condamnation historique du ralliement » [xvii]?

Léon XIII avait demandé aux catholiques français d’accepter la république comme nouveau régime mais non en tant que laïciste. St Pie X n’a pas demandé aux mêmes catholiques de ne plus soutenir la république en tant que régime mais seulement de résister à ou de refuser son laïcisme. Où est donc l’opposition sous ce rapport ? Où est la condamnation historique du ralliement ?

Léon XIII a fait une concession politique et nullement doctrinale en espérant un arrêt des mesures anticatholiques. St Pie X, en refusant le régime commun des « cultuelles » accordé par l’Etat à la religion catholique, comme à toute autre religion, n’a fait aucune concession car, en l’occurrence, elle aurait d’abord été doctrinale avant d’être politique. Où est donc l’opposition sous cet autre rapport ?

Léon XIII espérait qu’en échange de la reconnaissance publique et bienveillante, sans contreparties explicitement exigées [xviii], par le pape lui même de la légitimité de la république en tant que régime (non en tant que libérale et anticatholique), les catholiques français (ni libéraux, ni « intégristes ») pourraient amadouer ses gouvernants (libéraux et anticatholiques) ou les faire renoncer à l’exécution de leur plan de destruction de l’influence dominante de l’Eglise sur la société civile, notamment par l’enseignement. Il n’en fut rien!

St Pie X, au moins fort de l’expérience apportée par les évènements (entre 1891 et 1906), ne pouvait plus avoir aucune illusion. Il a alors appliqué à la vie temporelle le fameux adage de la vie spirituelle [xix] : « on ne discute pas avec le diable », qui est menteur et homicide [xx] depuis le commencement, dans la mesure où certains hommes se comportent exactement comme lui, se révèlent donc être malheureusement ses suppôts!

Comment peut-on alors en arriver à dire, comme le même publiciste : « d’une tendance politique aux concessions et au compromis, il faudra conclure que Léon XIII est un esprit libéral » ?! Si, en effet, le libéral accepte des compromis, c’est sur les principes en étant capable d’agir en contradiction flagrante avec les intangibles dogme et morale catholiques, comme avec la liberté religieuse (opposée au dogme « hors de l’Eglise point de salut ») et l’œcuménisme (opposé à la vraie tolérance du mal) à Vatican II. Léon XIII a-t-il accepté de tels compromis avec les ennemis du catholicisme? Nullement mais, encore uns fois, seulement au niveau politique ou diplomatique, ce qui en soi n’a rien d’immoral : tous les concordats sont des compromis ou des concessions de l’Eglise par rapport à des gouvernements plus ou moins hostiles comme en France depuis la Révolution ! Il n’a donc rien de libéral, ni en théorie, ni en pratique, ni en esprit !

Il a, par contre, pu pécher par excès de bonté sacerdotale ou par manque de réalisme, en s’illusionnant paternellement sur le degré de malice des nouveaux ennemis de l’Eglise à l’œuvre depuis le XVIIIème et encore de nos jours. Alors que St Pie X, qui avait été bien plus sur le terrain, davantage au contact de la grande misère surtout morale de l’humanité que son aristocratique et diplomate prédécesseur, avait vraisemblablement plus les pieds sur terre. Il y a là, si on veut, une certaine mais somme toute légère opposition entre les deux personnalités papales, une différence de caractère et non de doctrine !

Néanmoins « exemple, chez Léon XIII, d’une illusion grave, dit Mgr Lefebvre, sur leurs interlocuteurs » par ses conséquences comme, continue t il, chez les papes après Pie XII qui montrèrent, eux, en plus, de graves faiblesses doctrinales ou sympathies pour le libéralisme ou le « modernisme ». Conséquences gravissimes qu’est actuellement l’athéisme au moins pratique de tout un peuple à cause du laïcisme que n’a, certes, pas su ou pu tuer dans l’œuf Léon XIII ; et que sont la prolifération de l’islamisme radical jusque dans cette population autrefois très catholique à cause de l’affadissement de l’enseignement et de l’irénisme d’un Concile. « Illusion grave » de ce dernier quant aux desseins inavouables de la Franc-maçonnerie, mère de la liberté religieuse; et sur les autres religions dont la plupart se moquent totalement de l’œcuménisme qui n’est donc qu’à sens unique...

Bertrand Y.
----------
[i] cf. notre autre article : Le « libéral catholique » et le « catholique intégriste »

[ii] accusation totalement fausse (calomnie!) des « intégristes » : « M Piou (à qui je me plais à rendre un hommage mérité) (…) toujours respectueux des décisions du St Siège et ses amis formèrent à la Chambre un groupe de députés qui prit le nom de « droite constitutionnelle » ; quelqu'un leur donna le nom de « ralliés » et on désigna ensuite sous ce nom tous ceux qui adoptèrent la politique du St Siège » (témoignage du Cal Ferrata qui fut nonce à Paris). On établira sans difficulté des parallèles avec des situations analogues de notre époque.

Le jugement téméraire, comme celui de « ralliement », est donc l’un des travers des « intégristes » et l’une des causes de leurs positions. Voici ce que dit un historien à propos du Secrétaire d’Etat de Léon XIII, le Cardinal Rampolla, accusé par eux d’être franc-maçon: « Une telle appartenance n’a jamais été évoquée, à l’époque, ni dans les dépêches et rapports des diplomates, ni dans les écrits des participants au conclave (de l’élection de Pie X), ni même par les « intégristes » de la Sapinière (sous Pie X). Ce n’est qu’après le pontificat de Pie X que la rumeur a commencé à se répandre. On peut penser que si en 1903 (ou sous Léon XIII) il y avait eu le moindre soupçon à ce sujet, le Cal Sarto devenu pape aurait écarté le Cal Rampolla de toute fonction publique dans l’Eglise. Or, si celui-ci perdit la charge de Secrétaire d’Etat, il conserva sous le pontificat de Pie X la plupart des autres charges et en obtint de nouvelles ». A propos du véto de l’empereur d’Autriche qui empêcha l’élection de Rampolla, le même historien montre que les raisons en étaient des ressentiments d’ordre politique comme l’appui du cardinal aux Slaves dans les Balkans (in « St Pie X, réformateur de l’Eglise », Y. Chiron, 1999).

[iii] « Réflexions sur Gaudium et Spes », 8 décembre 1990

[iv] cf. son encyclique magistrale « Libertas » du 20 juin 1888

[v] la déclaration de la non opportunité de toute participation aux élections politiques, formulée par la Sacrée Pénitencerie en 1874; cette interdiction avait été traduite par l'abbé Margotti dans le slogan populaire « ni électeurs, ni élus ». La prohibition ne visait toutefois par les élections administratives provinciales et communales.

[vi] « politique du possible » ou réaliste de l'ex-Cardinal Pecci (Léon XIII) à qui l’on doit la remise à l'honneur du thomisme, de la philosophie réaliste par excellence, notamment dans les séminaires

[vii] créé cardinal en 1879, un an avant sa mort, alors que Poitiers n’était pas un siège épiscopal « cardinalice ».

[viii] cf. Histoire du Cal Pie par Mgr Baunard

[ix] réussies par ailleurs : en Allemagne et en Suisse (fin du Kulturkampf); en Irlande et aux Etats-Unis etc.

[x] « Dictionnaire Pratique des Connaissances Religieuses », 1925, art. «Pie »

[xi] Chantal Touvet(CT), historienne de l’art et conservatrice de collection d’art religieux, collaboratrice de R. Pernoud et Mgr Branthomme, in « Histoire des sanctuaires de Lourdes de 1870 à 1908 : la vocation de la France », NDL, 2008

[xii] CT, p 653

[xiii] « Si le diocèse de Mantoue n’aime pas son nouveau pasteur, il prouvera qu’il est incapable d’aimer qui que ce soit car Mgr Sarto est le plus vénérable et le plus aimable des évêques », déclara le souverain pontife à la sortie de l’entrevue avec son futur successeur qu’il avait voulu nommer spécialement à cette place en raison de grandes difficultés à affronter

[xiv] 3 jours seulement après l’avoir élevé au siège patriarcal de Venise, ce qui ne s’était jamais vu et montre que le souverain pontife, déjà très âgé, voulait donner à St Pierre le meilleur successeur possible...

[xv] St Pie X, allocution aux cardinaux de nov. 1911

[xvi] les 30 mai et 1er juin 1906, l’épiscopat français tint une réunion plénière. Au scrutin secret, par 48 voix contre 26, la majorité déclara qu’il y avait lieu de chercher un modus vivendi qui permit de créer des associations à la fois légales et canoniques. Un 2nd vote, par 56 voix contre 18, adopta la projet présenté par l’archevêque de Besançon dont la base n’était autre que le projet des « Cultuelles » approuvé par le gouvernement.

[xvii] Roberto de Mattei in « Correspondance européenne » du 31 janvier 2016

[xviii] par un nouveau concordat, par exemple

[xix] avec cependant modération, force et suavité ou analogiquement car les hommes, aussi méchants soient ils, ne sont quand même pas des démons à strictement parler !

[xx] en recherchant la mort surtout spirituelle et éternelle des hommes; mais aussi parfois la mort physique en suscitant toutes les persécutions sanglantes contre l’Eglise