9 février 2016

[Paix Liturgique] le témoignage d'un silencieux exemplaire

SOURCE - Paix Liturgique - lettre 529 - 9 février 2016

Nous avons rapporté dans notre précédente lettre l’incroyable histoire de la dernière messe en latin du capitaine Richard “Dick” Stratton, à Hanoï un soir de décembre 1967, alors qu’il était aux mains des Vietcongs. La Providence nous ayant permis de retrouver le capitaine Stratton – sa science de l’Internet et sa gentillesse ayant fait le reste – nous avons le privilège de vous livrer aujourd’hui son témoignage exclusif sur son retour à la messe dominicale hebdomadaire en 1973, alors que la réforme liturgique avait profondément modifié le culte dont il avait été privé durant la majeure partie de sa détention.

Ce témoignage illustre parfaitement ce que nous qualifions de phénomène des « Silencieux », ces catholiques choqués par les réformes conciliaires mais demeurés fidèles à leur paroisse et qui, lors de notre campagne de sondages internationaux de 2009-2011, ont exprimé clairement – dans des proportions comprises entre 40 et 60 % des pratiquants – leur intention de participer à la forme extraordinaire du rite romain, SI CELLE-CI ÉTAIT CÉLÉBRÉE DANS LEUR PAROISSE.
I – Les réflexions de Richard Stratton sur la nouvelle messe
Pater dimitte illis non enim sciunt quid faciunt. (Luc 23, 34) (*)

Après sept années loin des États-Unis, dont six en prison, j’étais totalement coupé de la situation de l’Église. Aussi, à mon retour, ai-je été parfaitement troublé par la déconstruction complète du Saint Sacrifice de la Messe, par le dénuement des églises, par les sermons qui ne parlaient plus de péché, d’examen de conscience, de pénitence ni de réparation, par la Sainte Eucharistie livrée aux mains des laïcs, et par la réduction de l’exercice du saint sacerdoce à celui du rôle de M. Loyal.

Autant la marine américaine et ma famille ont su m’entourer d’attentions en tout genre pour faciliter ma réinsertion, autant l’Église, elle, m’a laissé sans assistance d’aucune sorte. En considérant aujourd’hui l’état dans lequel l’Église se trouvait alors, un tel abandon n’a rien de surprenant : l’Église elle-même n’avait aucune explication cohérente à fournir à son implosion. Au bout du compte, j’ai donc consacré mon temps et mon énergie à la reprise de ma vie de famille et de ma carrière : j’avais appris avec succès à intérioriser ma foi durant mes années de prison et ai donc continué de la sorte ensuite.

Je ne trouvais aucune explication rationnelle aux bouleversements de la liturgie, à part l’évident, mais trompeur, désir de la rendre plus accessible par le recours aux langues nationales. La nouvelle messe ne me parlait pas : je ne parvenais pas à me l’approprier. En fait, elle me heurtait par l’arrivée de pratiques que les protestants européens avaient introduites à l’époque de Luther et d’Henri VIII pour détruire la messe catholique. C’était comme si mon culte dominical était devenu un rendez-vous protestant, mes églises catholiques, des temples protestants. Le fait que la pratique religieuse aux États-Unis a diminué de moitié depuis Vatican II montre que je ne suis pas le seul à avoir été déboussolé.

Père de trois garçons, âgés de 7, 9 et 11 ans en 1973, je n’imaginais toutefois pas abandonner le précepte dominical. Constatant que la consécration avait à peu près survécu au naufrage de la nouvelle messe, j’en arrivai à un modus vivendi qui consistait à me concentrer sur cette partie de la messe en ignorant les distractions qui l’entouraient. Il me suffisait de me « débrancher » comme j’avais appris à le faire durant les interrogatoires en prison. En fait, je fis de la messe dominicale ma pénitence pour mes péchés de la semaine.

Très franchement, mon impression était que les autorités de l’Église m’avaient tourné le dos. Du coup, je passai en quelque sorte en mode survie. Pendant longtemps, je n’eus aucune idée de l’existence du mouvement « traditionaliste », ni même de Mgr Lefebvre. Je n’eus pas non plus connaissance du Motu Proprio Ecclesia Dei de 1988. Ni par l’Église, ni par moi-même.

Devenu assistant social après mon service dans l’US Navy, ce n’est qu’à ma retraite, en 2001, que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire du concile Vatican II. Découvrant le catholicisme traditionnel, je compris que j’en étais plus proche que de la hiérarchie vaticane, du moins jusqu’à l’élection du pape Benoît XVI. J’appris alors qu’il y avait une église de Jacksonville qui offrait la messe basse tous les dimanches et la messe solennelle une fois par mois. J’en suis devenu un fidèle régulier. Du moins tant que ma santé le permettait.

Renouer avec la messe de toujours a été comme une grande gorgée d’eau fraîche après une semaine de marche forcée dans le désert. Cela coulait de source et ne posa aucun problème en famille. Cela n’empêcha pas toutefois une parente éloignée de recourir à une ordination hérétique pour devenir prêtre soi-disant catholique.

Hélas, le Motu Proprio de Benoît XVI n’a pas eu d’écho dans mon diocèse. Il faut dire qu’il n’a bénéficié d’aucune promotion. Les catholiques dévots de la messe traditionnelle ont été catalogués comme revanchards, nostalgiques, un peu cinglés. Reste que je suis convaincu que le Novus Ordo Missæ ne résistera pas au jugement de l’histoire et finira par être rangé au rang des hérésies.

Pendant tout ce temps, je suis sans cesse revenu à l’enseignement reçu au début des années 50 de mon maître des novices, le père Costello, OMI, sur la meilleure façon de méditer le chapelet afin d’embrasser tous les mystères de la foi catholique romaine. Cela m’a servi pendant mes six années de séminaire, mes six années de prison et mes 35 années de survie dans les contrées arides du Novus Ordo.

Richard A. Stratton, Floride
27 janvier 2016, en la fête de saint Jean Chrysostome
II – Les commentaires de Paix liturgique
1) Né en 1931 dans les environs de Boston, Dick Stratton a reçu une éducation catholique dans une famille marquée par la Grande Dépression des années 30. L’incendie de son église paroissiale alors qu’il entrait au lycée lui fit ressentir la force de son attachement à sa foi et le conduisit à entrer au petit séminaire des Oblats de Marie Immaculée à Newburgh (NY) puis de poursuivre en philosophie à Washington. À la veille de prononcer ses vœux, il comprit que sa vocation était ailleurs et termina ses études à l’université de Georgetown avant de rejoindre la Navy dans les rangs de laquelle son père avait combattu lors de la Première Guerre Mondiale et où servait déjà son frère. Homme de devoir, le capitaine Stratton le sera donc aussi vis-à-vis des siens lorsqu’il décidera de continuer à aller à la messe tous les dimanches en dépit de son malaise face aux changement survenus dans l’Église, et en particulier dans la célébration du culte dominical, durant son enfermement dans les camps Vietcongs.

2) Avant d’accepter de nous livrer son témoignage, Dick avait tenu à nous préciser que sa redécouverte de la messe traditionnelle n’avait rien eu de particulier car c’était comme « remonter à vélo, rentrer à la maison après une mission ou retrouver et enfiler de nouveau sa paire de gants préférée : une chose toute naturelle ». Et pourtant, pendant près de 30 ans, il a vécu sans son vélo, sans rentrer à la maison, sans ses gants. « J’ai trois garçons qui, depuis, m’ont donné six petites-filles. Ils n’écoutent pas ce que je peux dire mais sont attentifs à tout ce que je peux faire, ou ne pas faire. C’est pour ça que j’ai fidèlement continué à aller à la messe, dans ma paroisse, tous les dimanches et fêtes d’obligation, même si je ne reconnaissais plus le Saint Sacrifice de la messe. Aujourd’hui tous ont la foi, du moins celle enseignée depuis le concile Vatican II. »

3) Pour résister à la nouvelle messe comme il avait résisté aux Vietcongs, le capitaine Stratton a utilisé la même technique, celle de se déconnecter du milieu hostile où il se trouvait et de se concentrer sur ce qui comptait réellement pour lui. Mieux, pour donner un sens à cette assistance dominicale qui lui coûtait, il l’a offerte en pénitence pour ses péchés, appliquant ainsi les tactiques du combat spirituel apprises dans sa jeunesse. C’est en cela que ce témoignage, qui en rejoint tant d’autres, est le plus fort : tout se passe comme si la grâce était transmise par la nouvelle liturgie, malgré la nouvelle liturgie. « La grâce suinte ou ruisselle, écrivait Mauriac, à travers les décombres de la liturgie détruite ».

4) Le malheur, comme le dit le capitaine Stratton, est que les églises se sont vidées depuis la réforme de Vatican II. Sans doute la faute ne relève-t-elle pas seulement de la réforme liturgique : la sécularisation galopante de la société y a aussi contribué. Mais il est clair que la réforme, à tout le moins, n’a pas endigué l’hémorragie des pratiquants. Un témoignage comme celui-ci désigne un échec cuisant. Dans toute organisation sagement administrée, on ferait le bilan d’une situation catastrophique, on tirerait les leçons des mauvaises orientations, et on prendrait des mesures pour y remédier. Sauf, lorsque – par exemple, dans le monde politique – le désastre est la conséquence de postulats idéologiques : la fuite en avant est alors la règle. C’est ici clairement le cas.

5) Dick, en dépit du jugement sans concession qui est le sien sur la liturgie réformée (« je suis convaincu que le Novus Ordo Missæ ne résistera pas au jugement de l’histoire et finira par être rangé au rang des hérésies »), n’a semble-t-il jamais jugé bon de manifester son mécontentement voire son opposition à son curé, préférant faire de sa souffrance une occasion de rédemption. En ce sens, son témoignage rejoint parfaitement celui de cet autre « silencieux » dont nous avons parlé dans notre lettre 470 : après l’avènement de la nouvelle messe, ce fidèle bourguignon a continué à assister à la messe dans sa paroisse tout en continuant à utiliser son missel traditionnel ! En Floride comme en Bourgogne, on observe donc un même attachement des « silencieux » à la messe dominicale célébrée dans LEUR paroisse et comprend mieux pourquoi « bien des pasteurs ignorent tout de ces fidèles qui continuent en silence à participer à la vie paroissiale sans en partager les bouleversements ».

(*) « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ».