L’abbé Barthe a réagi à la tribune du RP Michelet sur la note 351 d’Amoris laetitia. À son tour, ce dernier nous a fait parvenir sa réponse aux objections de l’abbé Barthe. Cela contribue au débat respectueux sur Amoris laetitia, que nous n’avons jamais escamoté depuis la publication de l’exhortation apostolique. Nous avons relayé les positions aussi bien à charge qu’à décharge, espérant contribuer à une saine disputatio.
Sans masquer nos perplexités, nous nous sommes efforcés de traduire les différentes objections à cette exhortation apostolique de la façon la plus respectueuse.
Riposte catholique précise que les différentes tribunes relayées n’engagent que leurs auteurs. Cela vaut aussi bien pour la tribune de l’abbé Barthe que pour celles du RP Michelet. Nous pensons qu’il est possible, dans la courtoisie, d’offrir à nos lecteurs un débat de fond sur l’exhortation apostolique.
J.-M. Vaas
Dans un article du 8 mai sur Riposte catholique, l’abbé Barthe attaque mon article de l’avant-veille sur le même site à propos de la fameuse note 351 d’Amoris laetitia. C’est de bonne guerre. Rien de tel qu’une bonne disputatio pour progresser dans la vérité. En toute justice, je lui dois donc une… riposte catholique.
1. « Il n’est plus possible de dire que… » (n. 301)
L’Abbé Barthe introduit son propos par cet extrait censé montrer que le texte entend bien introduire du neuf. Or que dit la phrase en question ? L’abbé la cite lui-même plus loin :
« Il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite “irrégulière” vivent dans une situation de péché mortel ».
Quelle nouveauté, en effet ! Qui consiste à rappeler une doctrine fermement établie dans le Catéchisme de l’Église catholique, selon laquelle il faut distinguer entre situation objectivement désordonnée et péché mortel – parce que ce dernier requiert non seulement une matière grave (« péché objectif »), mais encore une pleine advertance et unplein consentement :
1857 Pour qu’un péché soit mortel trois conditions sont ensemble requises : “Est péché mortel tout péché qui a pour objet une matière grave, et qui est commis en pleine conscience et de propos délibéré” (RP 17).
Doctrine nouvelle ? Le Catéchisme cite à l’appui l’exhortation apostolique post-synodale du pape Jean-Paul II,Reconciliatio et Paenitentia, qui conclut une longue étude biblique, patristique et même thomiste en invoquant le Concile de Trente :
Nous recueillons ici le noyau de l’enseignement traditionnel de l’Eglise, repris souvent et avec force au cours du récent Synode. Celui-ci, en effet, a non seulement réaffirmé ce qui avait été proclamé par le Concile de Trente sur l’existence et la nature des péchés mortels et véniels (95), mais il a voulu rappeler qu’est péché mortel tout péché qui a pour objet une matière grave et qui, de plus, est commis en pleine conscience et de consentement délibéré.
95 : Cf. Conc. Œcum. de Trente, Session VI, De iustificatione, chap. II et can. 23, 25, 27.
Pour l’Abbé Barthe, la preuve que le pape veut introduire une nouveauté, ce sont donc ces quelques mots isolés de leur contexte, qui introduisent en réalité le rappel d’une doctrine catholique des plus classiques. Et c’est lui qui parle de « faire violence au texte » ? Tout simplement, le pape voit que certains ne comprennent toujours pas cette doctrine traditionnelle (les réactions au texte le montrent assez), et rappelle qu’il n’est pas possible de tenir le contraire si l’on se dit catholique.
2. En bonne règle, considérer le contexte
L’Abbé Barthe entend lire ce document pontifical à partir des propositions du cardinal Kasper. On comprend dès lors qu’il parvienne à d’autres résultats que les nôtres. Mais est-ce la bonne méthode ? Certainement pas, au moins pour trois raisons :
Primo, tout texte du magistère doit s’interpréter à partir de la foi catholique. C’est cela son contexte authentique : non seulement le dépôt de la foi (fides quae), mais la vertu de foi qui nous donne de le recevoir dans la lumière qui convient (fides qua). Or je ne sache pas que le cardinal Kasper soit un docteur de l’Église, particulièrement reconnu pour la sûreté de sa doctrine.
Secundo, les propositions du cardinal Kasper ont été balayées les unes après les autres. – Il voulait une reconnaissance du divorce et une célébration liturgique des secondes noces au titre de “l’épikie”, à l’exemple des orthodoxes ? Le texte dit au contraire qu’il « doit être clair que ceci n’est pas l’idéal que l’Évangile propose pour le mariage et la famille » (n. 298). – Il évoquait un « chemin de pénitence » qui au bout de quelques années comme par enchantement permettrait à des divorcés remariés d’être réconciliés avec l’Église sans renoncer pour autant à ce desordre objectif ? Le texte rappelle les exigences de l’Évangile (nn. 38, 60, 112, 300, 301, 303) et l’invitation à la conversion (n. 297). – Il tentait en dernier recours de faire appel au jugement de la conscience ? On lui répond que celle-ci ne peut jamais s’exonérer de la recherche de la vérité, raison pour laquelle ce jugement de conscience devra s’effectuer sous le regard de Dieu, dans un accompagnement spirituel qui doit former et éclairer cette conscience, dans un « discernement pastoral » qui « ne pourra jamais s’exonérer des exigences de vérité et de charité de l’Évangile proposées par l’Église » (n. 300).
Tertio, en donnant raison au cardinal Kasper, on s’en fait l’allié objectif. On lui donne une importance qu’il n’a pas, et l’on contribue à faire passer dans les esprits les changements qu’il revendiquait sans les avoir obtenus. Autrement dit, on se fait malgré de bonnes intentions (dont l’Enfer est pavé) le propagateur d’une « herméneutique de rupture » dénoncée par Benoît XVI. Or non seulement une « herméneutique de continuité » est possible, mais il est nécessaire de s’y tenir, si l’on ne veut pas porter personnellement la responsabilité du désordre créé par ces« interprétations déviantes » que le pape François réprouve par avance (AL 307).
3. Nul n’est censé ignorer la loi
Pour l’Abbé Barthe, « personne ne peut ignorer que l’on ne peut pas s’approcher de la femme de son prochain, car cela est directement enseignée par la loi de Dieu ».
Autre chose de l’ignorer de droit, autre chose de l’ignorer de fait. Ce serait faire injure à S. Thomas que de supposer que lui-même ignorait les exemples de polygamie qu’il rencontrait dans la Bible ou chez les mahométans, ou la concession faite par Moïse de la répudiation et du remariage, que le Christ condamne en remontant aux origines (Mt 19). Le péché originel qui obscurcit les consciences aboutit précisément au fait qu’une loi naturelle puisse être méconnue.
Quant à la loi divine, le Magistère a marqué un progrès doctrinal depuis S. Thomas. On pensait alors que personne ne pouvait s’en abstraire sans faute de sa part, les apôtres ayant annoncé l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre. Or la découverte du Nouveau Monde a bien obligé de réviser cette opinion théologique. Et sans aller si loin, dans notre « France pays de mission », on ne peut que constater que de plus en plus de nouveaux païens ignorent le Christ et son Évangile, alors qu’ils ont reçu un catéchisme (et souvent à cause de celui-ci). Quand des prêtres ont multiplié les « bénédictions de divorcés remariés », il ne faut pas s’étonner qu’à la génération suivante, les enfants du divorce aient une conscience totalement déformée. Les pasteurs qui ne les ont pas éclairées quant il ne les ont pas obscurcies en portent la responsabilité.
4. Des limitations de culpabilité, mais « pas par ignorance » ?
Pour l’Abbé Barthe, « si on considère le texte du chapitre VIII, on ne voit pas qu’il fonde la non culpabilité de l’adultère en certaines circonstances sur l’ignorance de sa gravité. En réalité, l’Exhortation traite du cas de chrétiens de bon niveau de connaissance (…) ».
C’est faux. Le texte prend au contraire l’ignorance comme point de départ, plus complexe qu’il n’y paraît, même s’il reconnaît aussi la possibilité de limitation de la volonté : « Les limites n’ont pas à voir uniquement avec une éventuelle méconnaissance de la norme. Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les valeurs comprises dans la norme (…) il peut exister des facteurs qui limitent la capacité de décision » (AL 301).
Encore une fois, pour faire un péché, il faut le savoir et le vouloir. Il est possible que certains facteurs limitent la volonté au point « de lever tout ou partie de la culpabilité » ; cela ne contredit pas le fait que puisse intervenir une limite de la connaissance, envisagée également par le texte. La difficulté était de montrer que cela peut se présenter même dans le cadre des divorcés remariés, alors qu’on ne se marie pas non plus sans le savoir ni le vouloir. Or l’expérience montre que tels obscurcissements de la conscience peuvent se produire après coup. Un seul exemple suffit à montrer que l’hypothèse du texte n’est pas farfelue, ni contraire à la doctrine. Ensuite, si l’on trouve d’autres exemples du côté de la volonté, cela ne fera que le confirmer. Simplement, ils me paraissent plus difficile à établir, S. Thomas étant davantage prêt à admettre les ténèbres de l’ignorance et de l’erreur que la faiblesse de la volonté.
5. « Péché matériel » et « péché formel »
L’Abbé Barthe reconnaît que « la morale traditionnelle demande au confesseur de ne pas éclairer (tout de suite) le pénitent ignorant qu’il est dans un péché matériel, pour que son péché ne devienne pas formel ». Si donc cette distinction et cette pratique sont bien traditionnelles (ce dont d’aucuns doutent, mais sans doute pas ignorance), où est le problème ?
L’Abbé ajoute que cela ne vaut « que dans des cas fort rares et jamais pour l’adultère ». Mais c’est absurde ! Ou bien cette distinction est vraie, ou bien elle ne l’est pas. Le fait que les conditions pour la remplir soient très exigeantes peut bien faire que les cas soient rares en théorie, tout en étant fréquents en pratique, du fait précisément de l’obscurcissement croissant des consciences à proportion de leur éloignement de l’Évangile et de la loi naturelle. Sur ce point, les modifications récentes du mariage civil et le projet de facilitation du divorce ne font qu’agraver la situation en faisant perdre les quelques repères qui pouvaient subsister dans la société.
Encore une fois, la question est de savoir si l’on peut commettre un péché mortel sans le savoir pleinement ou le vouloir pleinement. La réponse traditionnelle est évidemment négative. Pourquoi ne faudrait-il le tenir alors que dans certains cas et pas dans d’autres ? On croyait jusque là que cela n’était pas possible dans la situation des divorcés remariés, qui faisaient du coup exception. Mais si l’on parvient à montrer qu’il y a bel et bien une diminution de la connaissance ou de la volonté qui entraîne effectivement une absence de péché mortel, pouvons-nous le nier ?
6. Laisser dans l’ignorance ?
L’Abbé Barthe objecte que « Le confesseur est un père, un médecin, qui a le devoir grave d’enseigner la vérité qui délivre. »
Parfaitement d’accord. Le texte ne dit pas autre chose. Mais il ne suffit pas d’enseigner la vérité : encore faut-il l’enseigner comme bonne et désirable, de sorte que la personne va finir par y adhérer et s’y conformer effectivement. Le pasteur ne peut pas être comme un médecin qui dirait : « vous êtes malade, ce n’est pas bien, il ne faut pas ! » Mais il doit guérir, ou du moins faire tout son possible pour obtenir cette guérison, qui est fondamentalement l’œuvre de Dieu. Parfois, on peut le faire séance tenante, cela suffit. En général, ça prend beaucoup de temps, parce que la conscience est très déformée. D’où la nécessité d’un accompagnement sur la durée.
Il faut vraiment n’avoir jamais confessé de convertis pour croire que l’on puisse se contenter de leur enseigner la vérité dans l’instant. Ce serait vraiment se débarasser du problème à bon compte. Même si le Seigneur les a touchés, et qu’ils veulent désormais marcher à sa suite, ils sont les enfants du siècle et ne perçoivent pas le choc culturel que cela représente. Ils vivent en concubinage, et viennent confesser des manques de charité vis-à-vis de leur compagne, mais ne confessent pas le concubinage lui-même parce qu’ils ne voient absolument pas le problème. Bien sûr, qu’il faut le leur dire. Mais vont le croire ? Vont-ils se convertir dans la minute ? C’est justement le propos d’Amoris laetitia que de les inviter à cheminer sous le regard de Dieu dans un accompagnement spirituel adéquat, pour conformer peu à peu leur vie aux pleines exigences de l’Évangile. « Il faut du temps pour aller à la vérité », reconnaît S. Thomas.
7. L’accompagnement est-il obligatoire ?
L’Abbé Barthe s’interroge enfin : « Ce curieux accompagnement d’un prêtre est-il d’ailleurs strictement obligatoire, ou les partenaires, chrétiens engagés on le rappelle, ne sont-ils pas capables de se déterminer tout seuls ? »
Certes, d’un côté, Amoris laetitia dit bien que « Nous sommes appelés à former les consciences, mais non à prétendre nous substituer à elles. » (n. 37). D’un autre côté, un tel accompagnement est bien présenté comme nécessaire, de même que les soins d’un médecin pour guérir. Le discernement n’est pas laissé au seul intéressé, mais il est confié au pasteur ; l’expression « discernement pastoral » étant la plus fréquente : « Les prêtres ont la mission d’accompagner les personnes intéressées sur la voie du discernement selon l’enseignement de l’Église et les orientations de l’évêque (…) ce discernement ne pourra jamais s’exonérer des exigences de vérité et de charité de l’Évangile proposées par l’Église » (AL 300) ; « il faut encourager la maturation d’une conscience éclairée, formée et accompagnée par le discernement responsable et sérieux du Pasteur » (AL 303).
Nous devons pour finir remercier l’Abbé Barthe de ses objections. Comme le dit S. Thomas, l’erreur elle-même a pour vertu pédagogique de mieux manifester la vérité.