La main tendue de Benoît XVI aux intégristes et le scandale Williamson font tanguer l'Eglise. Cette fois, les critiques fusent de l'intérieur même du Saint-Siège. Coulisses d'une affaire théologico-politique qui marquera le pontificat.
Un désastre. Trois semaines après la levée des excommunications de quatre évêques intégristes -dont le négationniste Richard Williamson- le 21 janvier dernier, le Vatican ne parvient pas à faire taire le scandale. Mgr Williamson bafoue l'autorité du pape en persistant dans ses propos niant les chambres à gaz. Angela Merkel, la chancelière allemande, tance le pontife bavarois. Partout, les fidèles sont en ébullition. Même les papistes convaincus se mettent à douter. Et voilà Benoît XVI rattrapé par son image de "Panzerkardinal". Lui, le théologien puissant, l'adversaire farouche du fondamentalisme religieux. Sa visite en Terre sainte, prévue en mai prochain, est compromise. Décryptage en quatre points clefs d'une crise qui laissera des traces.
Pourquoi avoir levé l'excommunication d'un évêque révisionniste?
Si l'antisémitisme historique -"les juifs, peuple déicide"- n'a pas disparu des rangs de l'Eglise, il paraît impossible d'intenter ce procès au pape actuel. Benoît XVI réprouve entièrement la théorie de la "substitution", chère aux intégristes, selon laquelle le christianisme aurait remplacé le judaïsme. Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il a coordonné l'important document théologique de mai 2001, où le Vatican rappelle que "sans l'Ancien Testament, le Nouveau Testament serait [...] une plante privée de ses racines et destinée à se dessécher". Tout comme son prédécesseur, il s'est rendu à Auschwitz et il a visité une synagogue lors de son premier voyage pontifical, en Allemagne. "Le fait que Benoît XVI emboîte le pas à Jean-Paul II en ce domaine est extraordinairement important, estime Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction de l'hebdomadaire catholique La Vie. Cela prouve que le rapprochement avec les juifs est crucial pour l'Eglise."
Alors, pourquoi cette mansuétude envers un révisionniste notoire?
Il suffisait de taper "Mgr Williamson" sur Google pour connaître les tristes antécédents du prélat. Benoît XVI a déclaré, via sa secrétairerie d'Etat, qu'il "n'était pas au courant". Stupéfiant aveu de faiblesse. Mais aussi premier élément d'explication: âgé (81 ans), cérébral et prêtant peu l'oreille au tohu-bohu du monde, le pontife gouverne seul. Il n'a pas constitué une équipe de collaborateurs rompus au jeu politique. "Le numéro un est entouré de numéros zéro", sifflent les mauvaises langues, à Rome. "Il a fait venir des gens qui avaient travaillé auprès de lui à la Congrégation pour la doctrine de la foi, sans se préoccuper de savoir s'ils étaient faits pour le job", renchérit un connaisseur des arcanes du Vatican. Le très conservateur Mgr Castrillon Hoyos, chargé des négociations avec les lefebvristes, sera, sans aucun doute, évincé. Et la purge ne devrait pas s'arrêter là.
Une offensive religieuse et... politique
Deuxième élément d'explication : Benoît XVI a été, en quelque sorte, aveuglé par la question du schisme intégriste. Tout à sa volonté d'en finir avec cette longue querelle de famille, il a fait passer la "structure" avant le message, sans voir qu'il était le jouet de l'aile dure de la curie. Dans ce "Kremlin chrétien" qu'est le Vatican, les clefs sont toujours, en partie, politiques.
Avril 2005. Joseph Ratzinger est élu avec une feuille de route non écrite, établie par les cardinaux électeurs: recentrer l'action de la papauté sur le spirituel et... en finir avec les hérétiques lefebvristes. Intégrer les intégristes -en leur demandant de reconnaître Vatican II- est encore la meilleure façon de les neutraliser, pensent les prélats -même les plus modérés. Ratzinger paraît l'homme de la situation. De 1980 à 1988, alors gardien du dogme, il a négocié d'arrache-pied avec Mgr Lefebvre à la demande de Jean-Paul II, accablé par l'équipée sauvage du prélat. Dans un entretien accordé en 1977 au journaliste Giancarlo Zizola, coauteur d'un livre au titre bien trouvé, Benoît XVI ou le mystère Ratzinger (Desclée de Brouwer-Seuil), Marcel Lefebvre désigne lui-même le préfet comme son interlocuteur naturel. "Parmi nos sympathisants, nous avons beaucoup d'évêques, glisse-t-il. Le nouveau cardinal Ratzinger, archevêque de Munich, se proposera-t-il d'intervenir auprès du pape pour favoriser une solution?"
Grandi dans la foi classique et pieuse de sa Bavière natale, Ratzinger partage avec les lefebvristes le goût de la tradition et de la "belle" messe. Son frère Georg est de sensibilité traditionaliste. Moins connu, son actuel secrétaire personnel, Georg Gänswein, a fréquenté le séminaire fondé par Mg Lefebvre à Ecône, en Suisse. Mais la tradition telle que la conçoit Benoît XVI est une tradition vivante, contrairement à celle, figée dans le marbre du temps, des intégristes. "En 2005, les cardinaux ont misé sur l'autorité morale de Ratzinger, analyse un vieux routier de la curie. Ils n'imaginaient pas qu'il serait incapable de gouverner et que la gestion du schisme tomberait dans les mains de l'extrême droite de la curie."
Un autre facteur a joué: l'importance accordée par Benoît XVI à l'unité de l'Eglise. Tout pontife oeuvre à rassembler son troupeau, mais chez ce pape allemand, né dans un pays marqué par la déchirure de la Réforme, la pleine communion des catholiques est à la source même de son projet. Faire corps autour de Rome, autour du dogme -le noyau de la foi- autour de catholiques engagés: telle est la seule façon, pense-t-il, de rendre au catholicisme toute sa force de proposition- et d'opposition. A cela près qu'on voit mal les lefebvristes accepter de "passer l'éponge" sur le concile Vatican II, condition de leur réintégration.
Au coeur de la bataille: Vatican II
En tirant la ficelle intégriste, les ultras avaient un objectif : amener la papauté à réviser a minima ce concile, le dernier en date, abhorré pour ses réformes et son esprit "moderniste". Les lefebvristes rejettent toutes ses avancées: liberté religieuse, dialogue avec les autres confessions, assouplissement de la liturgie, collégialité... En leur tendant la main, Benoît XVI semblait annoncer un enterrement de première classe.
Là encore, il faut revenir au passé. En 1965, après trois années de débats passionnés, suivis au jour le jour par tous les médias du monde, Paul VI clôt le concile. Mais, déjà, Vatican II divise l'Eglise. Les progressistes pensent vivre une révolution, les tenants de la tradition craignent que le "dépôt de la foi" ne finisse balayé par les vents nouveaux. "Certains ont cru que l'Eglise sortait revêtue de la tunique de la modernité, alors que les choses étaient beaucoup plus compliquées", souligne l'historien Philippe Levillain (Le Moment Benoît XVI, Fayard).
Joseph Ratzinger, acteur remarqué du concile, passe du camp progressiste au camp conservateur. Il est déçu: au lieu d'enrayer la chute des vocations, les réformes ont entraîné une "désagrégation", déplore-t-il. Prêtres en jean, essor de la théologie marxiste... Dès 1968, dans son Introduction au christianisme, ce disciple de saint Augustin dit son scepticisme envers le monde moderne.
Pour autant, Ratzinger n'appelle pas à la révision de Vatican II. Et, devenu Benoît XVI, il n'a pas changé d'avis. Mais -et c'est sur ce "mais" que les boutefeux conservateurs ont fondé leur stratégie -il prône bien sa "relecture". "Le pape dit: relisons le concile ensemble et dépouillez-vous de ce que vous avez mal compris", analyse Philippe Levillain. En clair: replaçons Vatican II dans la continuité de la tradition.
Le pape de la restauration
Jusqu'où ira Benoît XVI? Toute la question est là. Ses trois années de pontificat livrent quelques pistes:
- La liturgie : Benoît XVI a exhumé les ciboires dorés, la croix de Léon XIII chère aux traditionalistes, les surplis en dentelle, la communion dans la bouche. Surtout, il a libéralisé la messe en latin. Mais il a aussi réaffirmé le caractère « ordinaire » de la messe de Paul VI, en vigueur depuis le concile. Et c'est cette dernière qu'il a choisi de célébrer sur l'esplanade des Invalides, moment « phare » de sa visite en France.
- Le dialogue oecuménique : Vatican II avait rêvé d'une « Grande Eglise » rassemblant tous les chrétiens. « Benoît XVI estime, lui, qu'il faut d'abord être clair sur la doctrine, souligne Jean-Pierre Denis. Il a réorienté l'oecuménisme vers les Eglises les plus fidèles au dogme chrétien. » Ainsi, le rapprochement avec les orthodoxes est évident, il l'est beaucoup moins avec les protestants réformés.
- Le dialogue avec les autres religions : « Jamais les rencontres avec les musulmans n'ont été si nombreuses », constate Mario Giro, membre de la communauté Sant'Egidio, très engagée dans le domaine. Le pape a rectifié le tir, après son discours de Ratisbonne, en 2006, où il associait l'islam à la violence. Mais il veut un dialogue circonscrit, de religieux à religieux, autour de valeurs communes et non autour de questions théologiques.
Du côté de la communauté juive, plusieurs épisodes ont semé le trouble : la prière du vendredi saint pour la "conversion" des juifs dans la messe en latin -Benoît XVI l'a fait modifier, mais ne l'a pas supprimée du missel ; les hommages du pape à Pie XII, critiqué pour son silence sur le génocide durant la Seconde Guerre mondiale et qui fait l'objet d'un procès en béatification...
"Benoît XVI est un pape de la restauration", conclut l'historien Philippe Levillain. Un mot lâché par Ratzinger lui-même, dans une interview au mensuel Jésus, en 1984: "Si nous indiquons par ce mot la recherche d'un nouvel équilibre, après les excès d'une ouverture totale au monde, [...] alors, oui, la restauration est souhaitable." Le risque? Qu'au nom de ce "nouvel équilibre" Benoît XVI en arrive à tolérer l'intolérable. Et divise là où il voulait rassembler.