SOURCE - Gérard Leclerc - paru dans France Catholique n°3152 du 13/02/09 - 6 février 2009
3 février
Avons-nous atteint le sommet de la crise mimétique ? Sommes-nous en train d’assister à un mouvement de décélération progressive ? On pourrait le croire à certains signes. La tribune publiée dans Le Monde d’hier soir par Jean-Pierre Denis, directeur de La Vie, me paraît intéressante de ce point de vue. L’initiateur de la déclaration des intellectuels catholiques tire les premières leçons de l’événement avec modération et même optimisme, en dessinant un tableau inédit du catholicisme français. La synthèse historique qu’il esquisse en quelques lignes n’est pas sans lucidité, notamment lorsqu’il désigne « certaines espérances utopiques d’un concile vu comme le grand soir du christianisme progressiste ». Il n’hésite pas à employer un mot très fort, apostasie, pour caractériser ce qui s’est passé dans la foulée des années 60 : « fuite douce ou amère, crise de la transmission ». Et s’il n’a pas d’indulgence pour les dérives extrémistes, il n’en reconnaît pas moins « la volonté de retour sincère des franges non politisées des traditionalistes, celles du moins qui se distinguent de l’extrême-droite et qui poursuivent une quête spirituelle authentique. »
Je ne suis pas loin de suivre Jean-Pierre Denis lorsqu’il note « le début d’une recomposition idéologique assez inattendue pour les analystes extérieurs » mais que l’on sent bien, quand on l’observe depuis l’intérieur de la planète catholique. Il n’est pas impossible que l’on observe ici ou là « un catholicisme réidentifié » rasant moins les murs, critique vis-à-vis de notre société… et se découvrant aussi, par-dessus ses courants longtemps antagonistes, des convergences essentielles ». Et de citer tous ceux qui se sont rassemblés derrière son initiative - que j’ai contestée pour une raison sérieuse, tout en précisant que j’aurais signé, s’il ne s’était agi que de condamner les propos négationnistes de Williamson et de rappeler la doctrine du concile et des papes sur le judaïsme - : « militance attachée à la dimension sociale de l’Évangile, intellectuels de la sphère lustigérienne, proches de la doctrine Ratzinger, une nouvelle génération de philosophes trentenaires assumant en bloc et sans états d’âme leur fidélité ». Je fais mienne également la remarque selon laquelle la commune fidélité de tous « peut briser la dissidence » par rapport à la société actuelle.
Voilà plusieurs années que j’observe cette convergence. Elle s’explique en partie par la nouvelle configuration des débats intellectuels dans un monde qui a profondément changé et où bon nombre d’oppositions d’hier ne correspondent plus à grand-chose. Peut-être que le mérite de ce que nous venons de vivre - le diable porte pierre - est d’avoir obligé les uns et les autres à mettre des mots sur leurs malaises, en s’obligeant à de premières explications. Je ne veux pas vendre la peau de l’ours, parce qu’il y encore énormément de chemin à parcourir. Mais pourquoi ne pas entrevoir quelques trouées de lumière.
4 février
En revanche, l’Allemagne ne décélère pas. La chancelière Angela Merkel reproche à Benoît XVI de ne pas avoir condamné assez nettement Williamson, ce contre quoi le cardinal secrétaire d’État s’insurge à juste titre. Le correspondant du Figaro à Berlin montre comment le pays de Joseph Ratzinger est troublé : « L’onde de choc provoquée par les propos de Williamson a été particulièrement forte en Allemagne où la honte du régime nazi a vacciné contre l’antisémitisme et l’intolérance en général. » Ce ce que Patrick Saint-Paul ne rappelle pas cependant, c’est que le scandale pourrait avoir été sciemment « fabriqué » outre-Rhin.
Édouard Husson, un de nos meilleurs germanistes, me dit que c’est le très fameux hebdomadaire d’investigation Der Spiegel qui, dans son numéro du 19 janvier (n°4 de 2009, page 32), sous la signature de son journaliste Wensierski, a pour la première fois évoqué une intervention de Williamson à la télévision suédoise. Celle-ci datait de novembre. L’évêque dissident avait procédé à l’ordination diaconale d’un Suédois, ancien pasteur de l’Église évangélique. L’événement avait alors ému l’opinion suédoise, ce qui explique qu’une chaîne de télévision nationale ait interrogé Williamson, non sans s’entourer des conseils de deux « experts » français, Flammetta Venner et Caroline Fourest, auteurs du livre polémique Les soldats du Pape. Il faut encore préciser que l’ordination avait lieu en Bavière, au séminaire de Zaitzkofen. Ce qui a déclenché une enquête judiciaire du procureur de Ratisbonne.
Pourquoi Der Spiegel, si bien informé, s’est-il intéressé seulement en janvier aux propos négationnistes de novembre ? La programmation de la diffusion de l’interview le 21 janvier était-elle un pur hasard ? C’est possible, mais troublant.
Autre question : Y a-t-il un lien avec une lettre de l’abbé Franz Schmidberger, responsable de la fraternité St-Pie X en Allemagne, adressée aux évêques de ce pays. L’abbé, impénitent, y reprenait à l’égard des juifs le grief de « déicide », formellement rejeté par Vatican II, et pressait les intéressés de reconnaître la divinité de Jésus, pour échapper à cette responsabilité. Est-ce cette lettre qui a entraîné la suite du processus ? Toujours est-il qu’une enquête sérieuse s’impose pour déterminer l’enchaînement de toute cette affaire. Le Spiegel a récidivé dans son dernier numéro, en lui consacrant sa couverture et en enfonçant le clou : « Un pape allemand qui fait du mal à l’Église ».
Mon hypothèse d’une crise mimétique prenant le Pape comme bouc émissaire se trouve donc confortée. J’apprends aussi par Le Figaro, qu’un certain père Häring, de Tübingen, réclame la démission de Benoît XVI. La boucle est bouclée. Häring a des motifs de rancœur à l’égard de Ratzinger. Est-ce une raison pour crier avec les loups ?
(A partir d’un article de Patrick Saint-Paul, correspondant du Figaro en Allemagne, j’avais, dans un premier temps, pris ce Père Häring pour le Père Bernhard Häring, religieux, qui appartenait à la famille rédemptoriste et s’était fait connaître par sa Somme de théologie morale, en trois volumes qui m’avaient beaucoup appris autrefois, et intitulée La loi du Christ, mais qui est décédé le 5 juillet 1998. Ma méprise s’expliquait par une homonymie. Patrick Saint Paul m’a précisé qu’il s’agissait en fait du Père Hermann Häring qui enseigne la théologie à l’université de Tübingen. Celui-ci est l’auteur d’un ouvrage très polémique sur Benoit XVI, qui a fait un certain bruit en Allemagne. Son hostilité déclarée au Pape explique sa spectaculaire demande de démission. Je suis penaud de ma confusion, mais j’aime mieux ça…)
Que l’Allemagne soit particulièrement sensible à une querelle où est mêlé son passé, on le comprend. Est-ce une raison pour se laisser entraîner dans une pareille chasse au Pape ? Cette brutalité ne nous offre pas le meilleur visage de ce pays, et la dialectique d’accusation, qui aligne les clichés les plus éculés eu égard à la personnalité de Joseph Ratzinger, n’est pas à son honneur.
Tous ces procureurs péremptoires ne s’interrogent même pas sur ce que Laurent Jofrin, directeur de Libération, a appelé « un hasard médiatique » et que j’aurais donc tendance à considérer pour ma part comme un très étrange hasard, dont l’origine est très précisément dans leur pays. Il est vrai aussi que leur vindicte les préserve de considérer le dossier de fond du traditionalisme qu’on préfère estomper sous le poids de son mépris. Me serait-il permis de lancer à mon tour un défi à tout ce joli monde, si empressé de faire la leçon au Pape allemand ? Vous n’étiez pas si délicats, lorsque tous, dans un bel ensemble, vous faisiez la cour à Eugen Drerwermann, assurant la vente de ses essais à des centaines de milliers d’exemplaires ?
Le véritable examen de conscience d’une certaine tradition germaniste, païenne, naturaliste, anti-humaniste, férocement antibiblique, il s’imposait pourtant bien là, beaucoup plus qu’à propos d’un pauvre provocateur dont les propos insensés invitent plus à la commisération qu’à la considération intellectuelle. Je n’ose pas ici reprendre l’interpellation évangélique sur la paille et la poutre, mais je demande explication de l’imposture.
5 février
Hier, la secrétairerie d’État a publié une note signifiant que l’évêque Williamson ne pourrait prétendre à une charge dans l’Église que s’il désavouait son négationnisme, ce qu’une chaîne d’information traduit délicatement par cette formule ; « Le Vatican lâche Williamson ». C’est évidemment pur mensonge, mais conforme au scénario imposé depuis le début du montage médiatique. Comme si le Vatican avait un seul instant soutenu le négationniste ? Mentez, il en restera toujours quelque chose. La note précise encore que la réintégration pleine et entière de la Fraternité ne se fera pas sans acceptation de Vatican II et du magistère de tous les papes depuis le Concile. Rien que de logique. Cela ne veut pas dire que le Pape revient sur son geste de pacification. C’est tout de même un avertissement sérieux pour la Fraternité qui doit savoir quel danger redoutable la guette, à quel point elle à intérêt à se situer sur un plan purement religieux, en se démarquant de toute complicité politique ou idéologique douteuse.
Par ailleurs, il y a un travail considérable à mener sur le seul terrain théologique. Si je me suis prêté ces derniers jours, notamment avec le voyage en Suisse, à une opération de rapprochement avec ces « frères séparés », j’en mesure d’autant mieux la distance qui nous sépare, l’abîme d’incompréhension qui empêche parfois jusqu’à l’emploi d’un langage commun. Le Pape, qui s’est trouvé au cœur même de l’élaboration de quelques-uns des documents les plus importants de Vatican II, est sans aucun doute, le plus à même de juger comment les détracteurs du Concile n’en comprennent nullement la profondeur et la cohérence traditionnelle. J’en ai suffisamment parlé avec le Père de Lubac pour savoir comment toute une culture très dix-neuvièmiste s’est rendue impropre à la perception de la grande tradition ecclésiale.
Il serait vraiment surprenant qu’à partir de là, en quelques semaines, toutes les difficultés se résorbent. Si un accord était signé demain entre les deux parties, j’en serais non seulement surpris mais incommodé, supputant que l’on est passé à pieds joints sur les grands dossiers à élucider. Plus de quarante ans de brouille ou d’anathème ne se résolvent pas en un moment magique, sauf miracle. Mgr Fellay nous a confié, à Samuel Pruvot et à moi, que ce serait forcément long. Et il le faut ! Il faudra tout reprendre, point par point, avec une infinie patience, pour être sûrs qu’on se comprend bien. La petite expérience de dialogue que je puis avoir avec des membres de la Fraternité me montre que la discussion est loin d’être impossible, qu’elle peut être fructueuse, dès lors qu’on franchit plusieurs barrières de défiance, mais qu’elle débouche toujours sur des suppléments d’enquête à entreprendre, sur des pans entiers de mémoire à revisiter.
En même temps, il faut gérer l’opinion qui n’admet pas cette pratique de la main tendue, qui la proclame désastreuse, et s’empresse d’échafauder des scénarios catastrophe où l’Église, faisant marche arrière, anathémise la modernité, renie toutes ses avancées et se retrouve dans un splendide isolement réactionnaire. Tel est, par exemple, le fil conducteur de l’analyse menée dans Le Monde d’hier par Stéphanie Le Bars. Le papier ne manque pas de finesse ni de nuances, mais il est tout de même catégorique : « La peur qu’inspire à Benoît XVI la société moderne, son rejet de la "noirceur du monde", sa proximité assumée avec le courant montant des catholiques identitaires et traditionalistes sur la sacralité des rites ou la primauté de la loi naturelle font de ce pape du XXIe siècle "un intransigeant tempéré", selon l’expression du sociologue des religions Philippe Portier. Ce que nombre de catholiques, pour ne pas parler de l’opinion publique dans son ensemble, analysent simplement comme une attitude de repli et d’enfermement sur soi. »
Pardon, chère Stéphanie Le Bars, mais cette façon de prendre les choses vous situe dans un espace olympien, même s’il se veut hypermoderne, et vous permet de dispenser des satisfecit de modernité ou plutôt des décrets accusatoires de non-modernité, qu’il faudrait nourrir à partir de dossiers mieux étayés. Quand Joseph Ratzinger discutait avec le philosophe et sociologue Jürgen Habermas à Munich en 2004, je n’ai pas du tout l’impression que le premier le cédait au second en pertinence moderne. Bien au contraire, nous avions affaire à deux penseurs dont les diagnostics s’avéraient extrêmement proches, en raison même de leur perception des enjeux les plus pointus de l’ère post-moderne. Il suffit d’avoir lu les livres du Pape, pour s’apercevoir qu’on n’est nullement en présence d’un réactionnaire obtus, mais que l’on se trouve face à quelqu’un d’extraordinairement averti de la culture contemporaine et de ses questionnements. Pardon encore, mais Benoît XVI me paraît le plus souvent très au-dessus de ses contempteurs qui, souvent, rabâchent des problématique d’il y a un demi-siècle.
6 février
Frédéric Taddeï, sur France 3, à son émission Ce soir (ou jamais) ! ne pouvait manquer de s’intéresser à notre superbe débat, en invitant des protagonistes représentant les diverses opinions… Exception faite de la Fraternité Saint-Pie X. Il y aurait beaucoup à dire sur la séance d’hier soir, un peu touffue - mais c’était inévitable - mettant aux prises des compétences et des sensibilités aussi diverses. J’ai, toutefois, retenu la prestation de Christian Terras, l’animateur de la revue mensuelle Golias, évidemment à l’avant-garde dans la contestation du Pape, et qui trouve aujourd’hui de quoi ranimer toutes ses ardeurs. Je l’ai trouvé très bon dans la forme. Ayant énormément appris depuis plus de dix ans. J’ai le souvenir d’un affrontement avec lui sur LCI en 1996, au moment de la venue de Jean-Paul II pour l’anniversaire du baptême de Clovis. Il maîtrise beaucoup mieux son langage, en parvenant à être percutant tout en n’excédant pas les règles d’une certaine courtoisie, et en sachant être prudent pour éviter le piège où il pourrait le plus aisément se fourvoyer.
Ce qui était assez fascinant hier soir, c’était de le voir, le plus sérieusement possible, donner au Pape, une leçon de théologie et de rectitude disciplinaire. Benoît XVI, selon Christian Terras, avait gravement failli aux obligations de sa charge, en levant une excommunication sans s’être assuré auparavant que les personnes hier sanctionnées s’étaient vraiment amendées et reconnues coupables des erreurs et des fautes qui avaient motivé leur mise à l’écart. Tendre la main, disait-il, on pourrait le comprendre. Mais lever l’excommunication, c’était plus que téméraire puisque cela revenait à réhabiliter des non-repentants, en leur offrant la possibilité de crier victoire et ainsi de désavouer les enseignements de Vatican II.
J’avais presque envie de crier : Bravo l’artiste, tellement c’était habile. Le grand contestataire revêtait les habits de la plus rigoureuse orthodoxie pour interpeller un pape imprudent, quasiment laxiste par rapport aux exigences de rigueur doctrinale que lui imposait sa charge. Seulement voilà, les choses sont plus compliquées. Benoît XVI n’a renoncé à rien de l’enseignement du Concile, enseignement - faut-il le répéter ? - qu’il connaît d’autant mieux qu’il vécut au cœur de son élaboration et qu’il en possède toutes les articulations. Et s’il admet des discussions avec des traditionalistes qui n’ont pas avalé Vatican II, c’est pour faire droit à leurs interrogations légitimes et ainsi ne pas fermer les portes à des gens qui peuvent être de bonne volonté. Benoît XVI n’est pas un fondamentaliste de Vatican II, il en connaît les difficultés d’interprétation et je dirais même les zones d’indétermination. En effet, quand on se lance sur certains terrains relativement peu explorés, ou inexplorés depuis longtemps, il est légitime de problématiser le plus possible les textes pour entrer dans leur intelligence et, éventuellement, supputer leurs chausse-trapes. La liberté religieuse signifie-t-elle indifférence à toute éthique de vérité et acquiescement à tout pluralisme égalisateur ? Le dialogue interreligieux débouche-t-il sur la possibilité d’un syncrétisme tous azimuts et la relativisation du message chrétien ? Ces questions sont non seulement légitimes, elles sont indispensables.
Par ailleurs, la levée préalable de l’excommunication ne préjuge pas de la phase suivante. La levée réciproque des excommunications entre catholiques et orthodoxes en 1965 n’a pas débouché sur un accord complet… Quarante ans après on en est encore à des discussions qui sont très loin de leur conclusion.
Je reconnais aussi à Christian Terras le mérite de ne pas avoir identifié l’ouverture du Pape à la Fraternité Saint Pie X au scandale Williamson. De ce point de vue, il s’est montré beaucoup plus honnête que tous ceux qui ont voulu piéger Rome dans leur lamentable stratagème. Mais il fallait aussi que le directeur de Golias aborde le second versant de son discours, où, cette fois, les propositions ne s’inscrivaient plus du tout dans un cadre doctrinal et canonique impeccable. L’hostilité au Pape apparaissait pour ce qu’elle était, avec un projet d’Église alternative, outrageusement référé à Vatican II, mais en fait contraire à sa lettre et à son esprit. Enfin, que penser de la présence sur le plateau de Frédéric Taddeï, d’une romancière sans doute talentueuse, mais à contre-emploi ? On a vite compris que Calixthe Beyala se situait hors Église catholique, ce qui est tout à fait son droit, mais venait brouiller sérieusement le débat. Ou alors, il fallait parler d’autre chose. Car il était impossible aux autres participants de contrer les affirmations catégoriques d’une militante qui intervenait sur tous les terrains, embrassait toutes les époques, fusillait toutes les cibles, sans qu’il soit possible de lui répliquer pertinemment sur un seul des sujets qu’elle jetait sur le ring que devenait alors le plateau de Ce soir (ou jamais) !
Avons-nous atteint le sommet de la crise mimétique ? Sommes-nous en train d’assister à un mouvement de décélération progressive ? On pourrait le croire à certains signes. La tribune publiée dans Le Monde d’hier soir par Jean-Pierre Denis, directeur de La Vie, me paraît intéressante de ce point de vue. L’initiateur de la déclaration des intellectuels catholiques tire les premières leçons de l’événement avec modération et même optimisme, en dessinant un tableau inédit du catholicisme français. La synthèse historique qu’il esquisse en quelques lignes n’est pas sans lucidité, notamment lorsqu’il désigne « certaines espérances utopiques d’un concile vu comme le grand soir du christianisme progressiste ». Il n’hésite pas à employer un mot très fort, apostasie, pour caractériser ce qui s’est passé dans la foulée des années 60 : « fuite douce ou amère, crise de la transmission ». Et s’il n’a pas d’indulgence pour les dérives extrémistes, il n’en reconnaît pas moins « la volonté de retour sincère des franges non politisées des traditionalistes, celles du moins qui se distinguent de l’extrême-droite et qui poursuivent une quête spirituelle authentique. »
Je ne suis pas loin de suivre Jean-Pierre Denis lorsqu’il note « le début d’une recomposition idéologique assez inattendue pour les analystes extérieurs » mais que l’on sent bien, quand on l’observe depuis l’intérieur de la planète catholique. Il n’est pas impossible que l’on observe ici ou là « un catholicisme réidentifié » rasant moins les murs, critique vis-à-vis de notre société… et se découvrant aussi, par-dessus ses courants longtemps antagonistes, des convergences essentielles ». Et de citer tous ceux qui se sont rassemblés derrière son initiative - que j’ai contestée pour une raison sérieuse, tout en précisant que j’aurais signé, s’il ne s’était agi que de condamner les propos négationnistes de Williamson et de rappeler la doctrine du concile et des papes sur le judaïsme - : « militance attachée à la dimension sociale de l’Évangile, intellectuels de la sphère lustigérienne, proches de la doctrine Ratzinger, une nouvelle génération de philosophes trentenaires assumant en bloc et sans états d’âme leur fidélité ». Je fais mienne également la remarque selon laquelle la commune fidélité de tous « peut briser la dissidence » par rapport à la société actuelle.
Voilà plusieurs années que j’observe cette convergence. Elle s’explique en partie par la nouvelle configuration des débats intellectuels dans un monde qui a profondément changé et où bon nombre d’oppositions d’hier ne correspondent plus à grand-chose. Peut-être que le mérite de ce que nous venons de vivre - le diable porte pierre - est d’avoir obligé les uns et les autres à mettre des mots sur leurs malaises, en s’obligeant à de premières explications. Je ne veux pas vendre la peau de l’ours, parce qu’il y encore énormément de chemin à parcourir. Mais pourquoi ne pas entrevoir quelques trouées de lumière.
4 février
En revanche, l’Allemagne ne décélère pas. La chancelière Angela Merkel reproche à Benoît XVI de ne pas avoir condamné assez nettement Williamson, ce contre quoi le cardinal secrétaire d’État s’insurge à juste titre. Le correspondant du Figaro à Berlin montre comment le pays de Joseph Ratzinger est troublé : « L’onde de choc provoquée par les propos de Williamson a été particulièrement forte en Allemagne où la honte du régime nazi a vacciné contre l’antisémitisme et l’intolérance en général. » Ce ce que Patrick Saint-Paul ne rappelle pas cependant, c’est que le scandale pourrait avoir été sciemment « fabriqué » outre-Rhin.
Édouard Husson, un de nos meilleurs germanistes, me dit que c’est le très fameux hebdomadaire d’investigation Der Spiegel qui, dans son numéro du 19 janvier (n°4 de 2009, page 32), sous la signature de son journaliste Wensierski, a pour la première fois évoqué une intervention de Williamson à la télévision suédoise. Celle-ci datait de novembre. L’évêque dissident avait procédé à l’ordination diaconale d’un Suédois, ancien pasteur de l’Église évangélique. L’événement avait alors ému l’opinion suédoise, ce qui explique qu’une chaîne de télévision nationale ait interrogé Williamson, non sans s’entourer des conseils de deux « experts » français, Flammetta Venner et Caroline Fourest, auteurs du livre polémique Les soldats du Pape. Il faut encore préciser que l’ordination avait lieu en Bavière, au séminaire de Zaitzkofen. Ce qui a déclenché une enquête judiciaire du procureur de Ratisbonne.
Pourquoi Der Spiegel, si bien informé, s’est-il intéressé seulement en janvier aux propos négationnistes de novembre ? La programmation de la diffusion de l’interview le 21 janvier était-elle un pur hasard ? C’est possible, mais troublant.
Autre question : Y a-t-il un lien avec une lettre de l’abbé Franz Schmidberger, responsable de la fraternité St-Pie X en Allemagne, adressée aux évêques de ce pays. L’abbé, impénitent, y reprenait à l’égard des juifs le grief de « déicide », formellement rejeté par Vatican II, et pressait les intéressés de reconnaître la divinité de Jésus, pour échapper à cette responsabilité. Est-ce cette lettre qui a entraîné la suite du processus ? Toujours est-il qu’une enquête sérieuse s’impose pour déterminer l’enchaînement de toute cette affaire. Le Spiegel a récidivé dans son dernier numéro, en lui consacrant sa couverture et en enfonçant le clou : « Un pape allemand qui fait du mal à l’Église ».
Mon hypothèse d’une crise mimétique prenant le Pape comme bouc émissaire se trouve donc confortée. J’apprends aussi par Le Figaro, qu’un certain père Häring, de Tübingen, réclame la démission de Benoît XVI. La boucle est bouclée. Häring a des motifs de rancœur à l’égard de Ratzinger. Est-ce une raison pour crier avec les loups ?
(A partir d’un article de Patrick Saint-Paul, correspondant du Figaro en Allemagne, j’avais, dans un premier temps, pris ce Père Häring pour le Père Bernhard Häring, religieux, qui appartenait à la famille rédemptoriste et s’était fait connaître par sa Somme de théologie morale, en trois volumes qui m’avaient beaucoup appris autrefois, et intitulée La loi du Christ, mais qui est décédé le 5 juillet 1998. Ma méprise s’expliquait par une homonymie. Patrick Saint Paul m’a précisé qu’il s’agissait en fait du Père Hermann Häring qui enseigne la théologie à l’université de Tübingen. Celui-ci est l’auteur d’un ouvrage très polémique sur Benoit XVI, qui a fait un certain bruit en Allemagne. Son hostilité déclarée au Pape explique sa spectaculaire demande de démission. Je suis penaud de ma confusion, mais j’aime mieux ça…)
Que l’Allemagne soit particulièrement sensible à une querelle où est mêlé son passé, on le comprend. Est-ce une raison pour se laisser entraîner dans une pareille chasse au Pape ? Cette brutalité ne nous offre pas le meilleur visage de ce pays, et la dialectique d’accusation, qui aligne les clichés les plus éculés eu égard à la personnalité de Joseph Ratzinger, n’est pas à son honneur.
Tous ces procureurs péremptoires ne s’interrogent même pas sur ce que Laurent Jofrin, directeur de Libération, a appelé « un hasard médiatique » et que j’aurais donc tendance à considérer pour ma part comme un très étrange hasard, dont l’origine est très précisément dans leur pays. Il est vrai aussi que leur vindicte les préserve de considérer le dossier de fond du traditionalisme qu’on préfère estomper sous le poids de son mépris. Me serait-il permis de lancer à mon tour un défi à tout ce joli monde, si empressé de faire la leçon au Pape allemand ? Vous n’étiez pas si délicats, lorsque tous, dans un bel ensemble, vous faisiez la cour à Eugen Drerwermann, assurant la vente de ses essais à des centaines de milliers d’exemplaires ?
Le véritable examen de conscience d’une certaine tradition germaniste, païenne, naturaliste, anti-humaniste, férocement antibiblique, il s’imposait pourtant bien là, beaucoup plus qu’à propos d’un pauvre provocateur dont les propos insensés invitent plus à la commisération qu’à la considération intellectuelle. Je n’ose pas ici reprendre l’interpellation évangélique sur la paille et la poutre, mais je demande explication de l’imposture.
5 février
Hier, la secrétairerie d’État a publié une note signifiant que l’évêque Williamson ne pourrait prétendre à une charge dans l’Église que s’il désavouait son négationnisme, ce qu’une chaîne d’information traduit délicatement par cette formule ; « Le Vatican lâche Williamson ». C’est évidemment pur mensonge, mais conforme au scénario imposé depuis le début du montage médiatique. Comme si le Vatican avait un seul instant soutenu le négationniste ? Mentez, il en restera toujours quelque chose. La note précise encore que la réintégration pleine et entière de la Fraternité ne se fera pas sans acceptation de Vatican II et du magistère de tous les papes depuis le Concile. Rien que de logique. Cela ne veut pas dire que le Pape revient sur son geste de pacification. C’est tout de même un avertissement sérieux pour la Fraternité qui doit savoir quel danger redoutable la guette, à quel point elle à intérêt à se situer sur un plan purement religieux, en se démarquant de toute complicité politique ou idéologique douteuse.
Par ailleurs, il y a un travail considérable à mener sur le seul terrain théologique. Si je me suis prêté ces derniers jours, notamment avec le voyage en Suisse, à une opération de rapprochement avec ces « frères séparés », j’en mesure d’autant mieux la distance qui nous sépare, l’abîme d’incompréhension qui empêche parfois jusqu’à l’emploi d’un langage commun. Le Pape, qui s’est trouvé au cœur même de l’élaboration de quelques-uns des documents les plus importants de Vatican II, est sans aucun doute, le plus à même de juger comment les détracteurs du Concile n’en comprennent nullement la profondeur et la cohérence traditionnelle. J’en ai suffisamment parlé avec le Père de Lubac pour savoir comment toute une culture très dix-neuvièmiste s’est rendue impropre à la perception de la grande tradition ecclésiale.
Il serait vraiment surprenant qu’à partir de là, en quelques semaines, toutes les difficultés se résorbent. Si un accord était signé demain entre les deux parties, j’en serais non seulement surpris mais incommodé, supputant que l’on est passé à pieds joints sur les grands dossiers à élucider. Plus de quarante ans de brouille ou d’anathème ne se résolvent pas en un moment magique, sauf miracle. Mgr Fellay nous a confié, à Samuel Pruvot et à moi, que ce serait forcément long. Et il le faut ! Il faudra tout reprendre, point par point, avec une infinie patience, pour être sûrs qu’on se comprend bien. La petite expérience de dialogue que je puis avoir avec des membres de la Fraternité me montre que la discussion est loin d’être impossible, qu’elle peut être fructueuse, dès lors qu’on franchit plusieurs barrières de défiance, mais qu’elle débouche toujours sur des suppléments d’enquête à entreprendre, sur des pans entiers de mémoire à revisiter.
En même temps, il faut gérer l’opinion qui n’admet pas cette pratique de la main tendue, qui la proclame désastreuse, et s’empresse d’échafauder des scénarios catastrophe où l’Église, faisant marche arrière, anathémise la modernité, renie toutes ses avancées et se retrouve dans un splendide isolement réactionnaire. Tel est, par exemple, le fil conducteur de l’analyse menée dans Le Monde d’hier par Stéphanie Le Bars. Le papier ne manque pas de finesse ni de nuances, mais il est tout de même catégorique : « La peur qu’inspire à Benoît XVI la société moderne, son rejet de la "noirceur du monde", sa proximité assumée avec le courant montant des catholiques identitaires et traditionalistes sur la sacralité des rites ou la primauté de la loi naturelle font de ce pape du XXIe siècle "un intransigeant tempéré", selon l’expression du sociologue des religions Philippe Portier. Ce que nombre de catholiques, pour ne pas parler de l’opinion publique dans son ensemble, analysent simplement comme une attitude de repli et d’enfermement sur soi. »
Pardon, chère Stéphanie Le Bars, mais cette façon de prendre les choses vous situe dans un espace olympien, même s’il se veut hypermoderne, et vous permet de dispenser des satisfecit de modernité ou plutôt des décrets accusatoires de non-modernité, qu’il faudrait nourrir à partir de dossiers mieux étayés. Quand Joseph Ratzinger discutait avec le philosophe et sociologue Jürgen Habermas à Munich en 2004, je n’ai pas du tout l’impression que le premier le cédait au second en pertinence moderne. Bien au contraire, nous avions affaire à deux penseurs dont les diagnostics s’avéraient extrêmement proches, en raison même de leur perception des enjeux les plus pointus de l’ère post-moderne. Il suffit d’avoir lu les livres du Pape, pour s’apercevoir qu’on n’est nullement en présence d’un réactionnaire obtus, mais que l’on se trouve face à quelqu’un d’extraordinairement averti de la culture contemporaine et de ses questionnements. Pardon encore, mais Benoît XVI me paraît le plus souvent très au-dessus de ses contempteurs qui, souvent, rabâchent des problématique d’il y a un demi-siècle.
6 février
Frédéric Taddeï, sur France 3, à son émission Ce soir (ou jamais) ! ne pouvait manquer de s’intéresser à notre superbe débat, en invitant des protagonistes représentant les diverses opinions… Exception faite de la Fraternité Saint-Pie X. Il y aurait beaucoup à dire sur la séance d’hier soir, un peu touffue - mais c’était inévitable - mettant aux prises des compétences et des sensibilités aussi diverses. J’ai, toutefois, retenu la prestation de Christian Terras, l’animateur de la revue mensuelle Golias, évidemment à l’avant-garde dans la contestation du Pape, et qui trouve aujourd’hui de quoi ranimer toutes ses ardeurs. Je l’ai trouvé très bon dans la forme. Ayant énormément appris depuis plus de dix ans. J’ai le souvenir d’un affrontement avec lui sur LCI en 1996, au moment de la venue de Jean-Paul II pour l’anniversaire du baptême de Clovis. Il maîtrise beaucoup mieux son langage, en parvenant à être percutant tout en n’excédant pas les règles d’une certaine courtoisie, et en sachant être prudent pour éviter le piège où il pourrait le plus aisément se fourvoyer.
Ce qui était assez fascinant hier soir, c’était de le voir, le plus sérieusement possible, donner au Pape, une leçon de théologie et de rectitude disciplinaire. Benoît XVI, selon Christian Terras, avait gravement failli aux obligations de sa charge, en levant une excommunication sans s’être assuré auparavant que les personnes hier sanctionnées s’étaient vraiment amendées et reconnues coupables des erreurs et des fautes qui avaient motivé leur mise à l’écart. Tendre la main, disait-il, on pourrait le comprendre. Mais lever l’excommunication, c’était plus que téméraire puisque cela revenait à réhabiliter des non-repentants, en leur offrant la possibilité de crier victoire et ainsi de désavouer les enseignements de Vatican II.
J’avais presque envie de crier : Bravo l’artiste, tellement c’était habile. Le grand contestataire revêtait les habits de la plus rigoureuse orthodoxie pour interpeller un pape imprudent, quasiment laxiste par rapport aux exigences de rigueur doctrinale que lui imposait sa charge. Seulement voilà, les choses sont plus compliquées. Benoît XVI n’a renoncé à rien de l’enseignement du Concile, enseignement - faut-il le répéter ? - qu’il connaît d’autant mieux qu’il vécut au cœur de son élaboration et qu’il en possède toutes les articulations. Et s’il admet des discussions avec des traditionalistes qui n’ont pas avalé Vatican II, c’est pour faire droit à leurs interrogations légitimes et ainsi ne pas fermer les portes à des gens qui peuvent être de bonne volonté. Benoît XVI n’est pas un fondamentaliste de Vatican II, il en connaît les difficultés d’interprétation et je dirais même les zones d’indétermination. En effet, quand on se lance sur certains terrains relativement peu explorés, ou inexplorés depuis longtemps, il est légitime de problématiser le plus possible les textes pour entrer dans leur intelligence et, éventuellement, supputer leurs chausse-trapes. La liberté religieuse signifie-t-elle indifférence à toute éthique de vérité et acquiescement à tout pluralisme égalisateur ? Le dialogue interreligieux débouche-t-il sur la possibilité d’un syncrétisme tous azimuts et la relativisation du message chrétien ? Ces questions sont non seulement légitimes, elles sont indispensables.
Par ailleurs, la levée préalable de l’excommunication ne préjuge pas de la phase suivante. La levée réciproque des excommunications entre catholiques et orthodoxes en 1965 n’a pas débouché sur un accord complet… Quarante ans après on en est encore à des discussions qui sont très loin de leur conclusion.
Je reconnais aussi à Christian Terras le mérite de ne pas avoir identifié l’ouverture du Pape à la Fraternité Saint Pie X au scandale Williamson. De ce point de vue, il s’est montré beaucoup plus honnête que tous ceux qui ont voulu piéger Rome dans leur lamentable stratagème. Mais il fallait aussi que le directeur de Golias aborde le second versant de son discours, où, cette fois, les propositions ne s’inscrivaient plus du tout dans un cadre doctrinal et canonique impeccable. L’hostilité au Pape apparaissait pour ce qu’elle était, avec un projet d’Église alternative, outrageusement référé à Vatican II, mais en fait contraire à sa lettre et à son esprit. Enfin, que penser de la présence sur le plateau de Frédéric Taddeï, d’une romancière sans doute talentueuse, mais à contre-emploi ? On a vite compris que Calixthe Beyala se situait hors Église catholique, ce qui est tout à fait son droit, mais venait brouiller sérieusement le débat. Ou alors, il fallait parler d’autre chose. Car il était impossible aux autres participants de contrer les affirmations catégoriques d’une militante qui intervenait sur tous les terrains, embrassait toutes les époques, fusillait toutes les cibles, sans qu’il soit possible de lui répliquer pertinemment sur un seul des sujets qu’elle jetait sur le ring que devenait alors le plateau de Ce soir (ou jamais) !