5 février 2009





Le doute dans la paroisse
05.02.09 - Stéphanie Le Bars - lemonde.fr
Les plus remontés ont commencé "une grève du culte". Consternés, d'autres ont, "pour la première fois de (leur) vie", signé une pétition. Certains ont affiché leur "honte" d'être catholiques. D'autres, au contraire, leur satisfaction de voir promus "l'unité de l'Eglise" et le "retour de la tradition". Beaucoup, décontenancés, ont écrit à leur évêque. En quête d'explications. Georges Sohier est de ceux-là. Entre tristesse et colère, ce paroissien de Chamonix résume le trouble ressenti chez une partie des catholiques de France à la suite de la levée des excommunications de quatre évêques intégristes de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X (FSSPX) par le pape Benoît XVI, le 21 janvier. "Je vis cette décision comme une blessure et comme une injustice", témoigne ce "catho de gauche" de 66 ans, inquiet de "l'image terrible" que ce nouveau geste du pape envers une des franges les plus réactionnaires de l'univers catholique donne de l'Eglise. La concomitance de cette annonce historique avec la publication de propos négationnistes tenus par l'un des prélats concernés, Richard Williamson, a ajouté l'indignation à l'incompréhension.
Depuis une dizaine de jours, les milieux catholiques subissent une onde de choc inédite, et déversent sur les sites Internet des journaux confessionnels, les forums communautaires ou les blogs personnels, toutes les interrogations ou les justifications que leur inspire cette décision controversée. Le sujet est abordé dans les paroisses et les séminaires ; des rencontres-débats sont organisées à travers la France. Embarrassés, les évêques apportent chacun à leur tour commentaires personnels et explication de texte.
"On avait connu des débats et des mobilisations lors de l'affaire Gaillot (l'évêque déchargé en 1995 par Jean Paul II pour ses positions jugées iconoclastes, notamment sur le mariage des prêtres) mais là, cela dépasse tout ce qu'on a connu", commente un vieux routard de l'Eglise.
Il faut dire que le courant intégriste, créé en 1970 par le Français Marcel Lefebvre et en marge de l'Eglise depuis vingt ans, cristallise les zones d'ombre, assumées ou non, de toute une partie du catholicisme. Et les relents d'obscurantisme qu'il charrie sont jugés "scandaleux" par nombre de catholiques, de droite ou de gauche. Si la plupart d'entre eux acceptent désormais, bon gré mal gré, l'attachement exclusif de la Fraternité au rite liturgique traditionnel et à la messe en latin, peu sont prêts à admettre son rejet de Vatican II (1962-1965) en matière de liberté de conscience et de dialogue avec les autres confessions ou son anti-judaïsme affiché.
Issu d'une génération qui a vécu le concile Vatican II et l'ouverture de l'Eglise sur le monde comme une "bouffée d'oxygène", M. Sohier, comme nombre de ses coreligionnaires laïcs ou religieux, peine à comprendre la main tendue de Benoît XVI envers des schismatiques qui font porter au concile tous les maux de l'Eglise actuelle. "Avec cette décision, on assiste au détricotage continu de tout ce que Vatican II a apporté à l'Eglise et à la société en termes de liberté de choix religieux et de pratiques. L'élection de Benoît XVI avait déjà donné le signal de cette évolution, sa décision de libéraliser la messe en latin en 2007 n'a fait que confirmer cette tentation de restauration et de retour en arrière que l'on constate dans l'Eglise."
L'inquiétude domine aussi quant à la possible réintégration dans l'Eglise d'un courant marqué par une idéologie d'extrême droite, ouvertement empreinte d'antisémitisme, voire, comme l'a montré Richard Williamson, de négationnisme. Depuis le concile et la déclaration Nostra Aetate, l'Eglise catholique a officiellement reconnu la filiation entre le judaïsme et le christianisme et cessé de considérer le peuple juif comme "déicide". "Mais l'antisémitisme existe dans l'ethos catholique français. Je crains que cette décision du pape ait un effet libérateur pour un certain nombre de personnes qui ne faisaient pas parler d'elles mais qui sont toujours dans l'Eglise", s'inquiète un dominicain. "Même s'il est difficile de connaître l'état général de l'Eglise sur cette question, on peut penser que la dimension antisémite est demeurée présente chez les catholiques à travers le monde, au-delà des cercles intégristes", estime aussi le sociologue des religions Jean-Louis Schlegel, signataire de la pétition "contre les négationnistes dans l'Eglise" publiée par l'hebdomadaire La Vie.
La "miséricorde sélective" du pape ulcère aussi de nombreux croyants. Ainsi, Christian Alexandre, prêtre en Gironde, regrette sur son blog que Benoît XVI ne soit pas plus "paternellement sensible au malaise manifesté par les divorcés remariés qui se sentent exclus de la communion de l'Eglise". S'ils ne sont pas excommuniés, les divorcés remariés n'ont pas le droit de recevoir la communion eucharistique. D'autres évoquent le sort des théologiens de la libération, mis à l'index par Rome.
Parallèlement, chez certains évêques comme chez nombre de fidèles de base prévaut un grand scepticisme sur la volonté réelle des membres de la Fraternité de s'amender et d'accepter les conditions posées par le pape pour une totale réintégration, à savoir la reconnaissance de Vatican II. "Ils ne feront pas la démarche de venir dans l'Eglise, pronostique un responsable de séminaire. Ils continueront de critiquer Vatican II."
Cette conviction renforce l'idée confuse que le pape a fait, envers les schismatiques, la concession de trop. "C'est un mauvais choix, qui en plus n'aboutira pas, prédit M. Sohier, ou alors il faudra s'aplatir encore plus." "Quand bien même ils accepteraient, ces gens étaient canoniquement infréquentables et sociologiquement infréquentés, rappelle l'historien des religions Emile Poulat. Les paroissiens de base ne les fréquenteront pas davantage. Chacun restera dans ses églises."
L'unité, revendiquée par le pape, semble donc loin d'être acquise, alors même que cette affaire créée de nouvelles divisions, ou tout au moins de nouveaux désaccords, au coeur de l'Eglise. Car la décision de Benoît XVI, ressentie par les uns comme "une blessure", est perçue par d'autres comme un "acte positif". "C'est le geste d'un pasteur libre face aux critiques", estime ainsi Patrick Rougevin-Baville, un catholique "plus que jamais heureux de l'être". "Que préfère-t-on ? Laisser proliférer en dehors de l'Eglise un mouvement extrême, ou dialoguer avec lui, sous l'autorité du Saint-Père ?"
"Je ne suis pas à l'aise avec les intégristes", reconnaît Alain, un quadragénaire de Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône), scandalisé par les propos de Richard Williamson. "Mais le message évangélique demande d'aimer ses ennemis, poursuit ce fidèle proche de la communauté nouvelle du Chemin neuf, un des mouvements qui a le vent en poupe auprès des jeunes croyants. On peut espérer qu'en étant moins stigmatisés et moins seuls les intégristes deviennent moins sectaires."
Pour le courant traditionaliste, proche des intégristes pour son attachement à la messe en latin, la décision de Benoît XVI sonne comme une victoire. "C'est une bonne nouvelle pour l'Eglise", se réjouit Louis de Lestang, un jeune "tradi" des Yvelines. Comme beaucoup de catholiques, il se refuse à juger l'idéologie politique portée par la Fraternité. "On n'a jamais mis les électeurs du Front national hors des églises", rappelle le jeune homme, qui assure par ailleurs que, pour les fidèles de sa génération - il est né en 1975, dix ans après la fin du concile -, Vatican II est "un faux débat". Les directeurs de séminaires constatent aussi que, chez les plus jeunes, le débat est "dépassionné". "Nous n'avons pas vécu les moments douloureux des années 1970, liés aux débats sur Vatican II", confirme M. Rougevin-Bâville, 34 ans. "Cela ne veut pas dire que l'on n'en mesure pas les enjeux, mais certains en ont sans doute une moindre connaissance."
Les tensions pourraient donc s'amplifier au sein de l'Eglise entre les "légitimistes", qui conservent au pape toute leur confiance, et les plus critiques, résolus à ne plus suivre un "berger" qui les mènerait sur une mauvaise voie. Comme Alain, une frange de catholiques estime que "le pape est guidé par l'Esprit-Saint", qu'il "sait ce qu'il fait" et qu'il veillera "à séparer le bon grain de l'ivraie". Mais cette affaire libère aussi une parole critique envers la hiérarchie catholique et son fonctionnement opaque, y compris au sein du clergé et des laïcs les plus engagés.
Ces mouvements d'humeur et de lassitude font craindre à un prêtre parisien "des départs sur la pointe des pieds". "Pour récupérer 150 000 brebis, le pape est prêt à en perdre combien ?", s'interroge-t-il. Beaucoup de catholiques en ont aussi assez "de s'en prendre plein la figure" dans leurs discussions avec les protestants ou les juifs, inquiets du mépris affiché dans cette affaire pour le dialogue oecuménique et interreligieux. Las de devoir justifier les orientations de leur chef de file, certains s'acheminent donc vers un "schisme" silencieux et personnel. "Lorsqu'il n'y aura plus que des prêtres tradis devant des assemblées de fidèles tradis, nous ne serons plus là pour juger", conclut, amer, M. Sohier.
Stéphanie Le Bars