4 février 2009





Intégristes : "Le Vatican pense que les protestations passeront"
04.02.09 - Philippe Portier - lemonde.fr
Dans un "chat" sur Le Monde.fr, Philippe Portier, directeur du laboratoire Groupe sociétés, religions, laïcités du CNRS/EPHE, estime que Benoît XVI "porte l'entière responsabilité" de la réintégration des évêques lefebvristes.

Catho déçu : Pourquoi est-ce si important pour Benoît XVI de réintégrer les lefebvristes ?
Philippe Portier : Je pense qu'on peut repérer trois grandes raisons : la première, la plus fondamentale, est d'ordre théologique. L'Eglise raisonne à partir d'une définition d'elle-même comme corps. Elle considère qu'elle ne peut vivre, se développer en dehors de l'unité que le Christ lui a demandé d'affirmer. Jean Paul II avait d'ailleurs consacré une encyclique, Ut unum sint !, qui s'adressait aux frères chrétiens séparés. Benoît XVI entend reconstituer de même le tissu ecclésial.
Quand on analyse la pensée des papes, il faut toujours avoir présent à l'esprit cette idée que leur philosophie est une philosophie "organiciste", qui envisage la société éclésiale comme une communauté qu'il faut sans cesse rassembler. C'était la volonté du Christ. C'est aussi le produit d'une philosophie qui plonge dans les théories médiévales du corpus mysticum, le corps mystique.
Il y a d'autre part une raison d'ordre sociologique. Le pape estime que le monde traditionnaliste offre des ressources de chrétienté dans le cadre d'une société qu'il analyse comme de plus en plus sécularisée. C'est-à-dire de plus en plus éloignée de Dieu. C'est un moyen de renforcer l'Eglise. Et de favoriser la réévangélisation sur des bases identitaires qu'il appelle de ses vœux.
On pourrait ajouter, quand on parle de ressources de chrétienté, qu'on fait allusion au fait qu'une partie de ces chrétiens traditionnalistes constituent une pépinière de vocation sacerdotale en même temps qu'ils cultivent un goût du sacré et une défiance vis-à-vis de la société agnostique, ce qui les met en phase avec l'imaginaire pontifical actuel.

Jean-Yves QUILIN : J'aimerais savoir quelle astuce juridique permet au pape de rétablir dans ses fonctions d'évêque un catholique négationniste ?
Philippe Portier : La question renvoie aux déterminations du droit canon. Deux remarques. La peine d'excommunication est considérée par l'Eglise comme une peine d'amendement. C'est parce que le pape a considéré, après avoir reçu Mgr Fellay, supérieur général de la Fraternité saint Pie X, que ces évêques étaient en voie de s'amender qu'il a levé la peine en question.
Deuxième remarque. Il ne s'agit là que d'une première étape qui ne rétablit pas encore les évêques en question dans la communauté épiscopale. On ne leur a pas attribué de sièges. Ni de fonctions officielles dans l'Eglise. Il faudra encore qu'ils démontrent un désir profond et sincère de communion avec le Saint-Siège, ce qui suppose l'acceptation de Vatican II, pour qu'ils soient pleinement réintégrés dans l'Eglise.

ClaudeJB : De quelle façon est-ce que le pape prend de telles décisons ? Suit-il une procédure bien établie ? A-t-il des conseillers ?
Philippe Portier : Le pape est entouré de conseillers. En principe. Sur ce terrain, il peut consulter la Congrégation pour la doctrine de la foi ou la Congrégation pour l'unité des chrétiens, ou encore la congrégation pour les évêques et les spécialistes romains de droit canon. On pourrait ajouter aussi la commission Ecclesia dei, qui avait été créée en 1988 après le schisme de Mgr Lefebvre pour penser la réintégration des traditionnalistes dans le corps de l'Eglise. Le pape en principe ne prend donc pas ses décisions seul. Même si c'est lui qui, sur ce terrain, en porte l'entière responsabilité.
Sur la question qui nous préoccupe, les indiscrétions romaines dont nous disposons signalent une intervention très directe et très personnelle du pape Benoît XVI. Qui s'explique essentiellement par son itinéraire personnel. C'est lui qui avait été chargé par Jean Paul II, dans les années 1980, de renouer les fils du dialogue avec la communauté intégriste. C'est lui aussi qui a suivi, dans les années 1990, et début 2000, une partie des négociations avec la Fraternité de Mgr Lefebvre.

Tom : Comment peut-on expliquer que ce soit la même personne qui ait participé activement à Vatican II et qui réintègre les anti-Vatican II ? Est-ce une évolution tactique ou intellectuelle de Benoît XVI ?
Philippe Portier : Il faut ici reprendre la signification du concile Vatican II. Les textes de Vatican II ont donné lieu à des interprétations divergentes. Pour une partie de la catholicité, Vatican II a signifié une ouverture résolue au monde moderne. L'institution catholique aurait accepté l'idée d'autonomie du sujet, se prolongeant par l'idée des droits de l'homme et d'une liberté de conscience indifférentiste. C'est là une interprétation partagée par les progressistes et les traditionnalistes. Les premiers se réjouissant de l'évolution, les seconds s'en méfiant profondément et la condamnant.
Il y a une deuxième interprétation de Vatican II, considéré comme une mise à jour (aggiornamento) des thèses traditionnelles de l'Eglise catholique. Sans doute Vatican II accorde-t-il une plus grande importance que par le passé à l'autonomie du sujet, mais ce doit être toujours dans le respect de l'ordre de Dieu. Il faut donc, pour ceux qui partagent cette interprétation, inscrire Vatican II dans la tradition continue de l'Eglise.
Joseph Ratzinger est, dès les années 1960, porteur de cette interprétation. Il va d'ailleurs, au milieu des années 1970, contribuer à la création d'une revue, Communio, dont le projet est très clairement de faire pièce aux interprétations progressistes de Vatican II. Son attitude actuelle s'inscrit dans la continuité de cette position initiale.

Simone : Dans quelle mesure l'Opus Dei et d'autres groupes "anti-modernité" ont-ils une influence sur la pensée de Benoît XVI ?
Philippe Portier : On peut dire que c'est une influence tout à fait réciproque. Même si l'Opus Dei a moins d'importance dans les organes décisionnels du Vatican aujourd'hui que sous Jean Paul II. On a affaire, du côté du pape, comme du côté des catholiques d'identité, à une pensée marquée par deux éléments : d'une part le rejet d'une société moderne fondée sur l'autonomie absolue du sujet; d'autre part l'idée que la société ne pourra se relever qu'en se replaçant sous l'empire des valeurs et des doctrines chrétiennes attestées par le Saint-Siège.

David : Peut-on dire que les responsables du Vatican ont clairement sous-estimé l'ampleur des réactions à cette levée des excommunications ? Y a-t-il eu défaut de communication, notamment vis-à-vis des évêques français, non prévenus ?
Philippe Portier : Il y a eu des réactions importantes en France et en Allemagne. En Allemagne en raison des propos négationnistes de Mgr Williamson. En France, pour cette raison bien sûr, mais aussi parce que le mouvement traditionnaliste va à l'encontre de toute une interprétation ouverte du concile Vatican II.
La réaction française s'explique par plusieurs facteurs. Le fait que la France a joué dès les années 1940-1950 un rôle essentiel dans le renouveau liturgique. Le fait aussi que la catholicité française a été, depuis les années 1920, divisée entre les catholiques proches de l'Action française et ceux qui ne se reconnaissaient pas dans ce catholicisme d'extrême droite. Le fait, enfin, que le mouvement de Mgr Lefebvre, très lié à l'Action française en ses origines, a été et est encore en France, plus implanté que dans les autres pays. On comprend donc l'ampleur des réactions françaises.
Le Vatican a sûrement sous-estimé ces réactions. Mais comme il est arrivé déjà avec le motu proprio Summorum Pontificum, qui restaure comme rite extraordinaire la messe traditionnelle, il fait reposer sa décision sur deux éléments stratégiques. Le premier c'est que l'impératif de l'unité doit l'emporter dans les décisions sur la prise en compte des protestations de la base, dont le Vatican estime qu'elles passeront.
Deuxième élément stratégique : le Vatican croit dans les capacités intégratives de l'Eglise, susceptible, par ses ressources internes, de conduire les traditonnalistes, qui feront retour au bercail, à transformer leur discours anti-conciliaire.

MULLER F. : Pourriez-vous nous rappeler sur quoi repose le différend entre le Vatican et les intégristes, en dehors de la nomination d'évêques par Mgr Lefebvre ?
Philippe Portier : Le différend repose sur la réception de Vatican II. Vatican II, dans son effort d'aggiornamento, a promu une nouvelle liturgie plus participative, a promu la collégialité épiscopale, a développé l'idée de dialogue interreligieux et a affirmé le principe de liberté de conscience et de liberté religieuse. Ce sont des points que les traditionnalistes jugent contraires à la tradition éternelle de l'Eglise et qu'ils ne peuvent, disaient-ils jusqu'alors, accepter. Le pape Benoît XVI, comme son prédécesseur Jean Paul II, n'entend pas revenir sur ces enseignements du concile.

Laurent Borredon