1 mai 2012

[Laurent de Weck - Le Temps] La Fraternité Saint-Pie X à l’heure de la réconciliation

SOURCE - Laurent de Weck - Le Temps - 1er mai 2012

Rien n’est encore officiel, mais on le sait depuis une dizaine de jours: le schisme qui affecte l’Eglise catholique depuis bientôt quarante ans est sur le point de se résorber. Retour sur l’histoire d’une frange conservatrice en porte-à-faux avec le libéralisme et le concile de Vatican II. Par Laurent de Weck, professeur d’histoire au lycée Denis-de-Rougemont de Neuchâtel
L’Eglise catholique d’avant le concile de Vatican II (1962-1965) avait quelque chose de royal: le souverain pontife, couronné de la tiare, porté sur une «sedia», était au centre d’un faste qui rappelait les derniers feux de l’Empire romain et de l’Empire byzantin réunis. Les cardinaux étaient reconnus comme des «princes de l’Eglise». Les évêques vivaient, comblés d’honneurs, dans des palais épiscopaux. Quant aux prêtres, investis de leur sacerdoce, ils représentaient, partout, une autorité spirituelle et politique infiniment respectée. La doctrine catholique, telle une cathédrale de l’esprit, s’était construite, dans une tradition plus que millénaire, sur les enseignements des Pères et des Docteurs de l’Eglise.
 
Les années soixante, qui ont révolutionné la société civile dans le monde occidental, ont signifié pour l’Eglise romaine une remise en question de sa puissance et de ses certitudes. Le pontificat de Paul VI (1963-1978), dans ce qu’il était convenu d’appeler «l’esprit du concile» fut, dans le monde catholique, une période d’interrogation, au cours de laquelle théologie et liturgie furent transformées en de vastes chantiers. L’Eglise triomphante se voulut celle des pauvres, lieu de tous les dialogues et de toutes les réconciliations. Sa doctrine, réputée intangible, se réconciliait avec la modernité: les frontières avec les autres religions s’estompaient et le marxisme, pour reprendre les mots du pape Pie XI, perdait son caractère «intrinsèquement pervers».
 
C’est pour lutter contre cette «apostasie» que Mgr Marcel Lefebvre fonda le séminaire d’Ecône, devenu la Fraternité Saint-Pie X, en 1970. D’abord avec la permission des évêques concernés puis dans la désobéissance, dès 1975, au moment où Mgr Pierre Mamie retira son approbation. Cette sanction punissait l’évêque traditionaliste pour son refus d’appliquer les réformes liturgiques voulues par Vatican II et de reconnaître les nouvelles approches conciliaires sur la liberté religieuse et la dignité des autres religions. Ecône devint alors une Eglise d’opposition, en défiance de Rome, afin de sauver «la messe de toujours» et la Tradition, dont le Catéchisme du Concile de Trente (1566) représentait, à ses yeux, l’expression ultime et définitive. 
 
Mgr Lefebvre ordonna des prêtres malgré les interdictions et, en 1988, sacra des évêques contre l’avis du pape Jean Paul II, alors qu’une réconciliation avec Rome était sur le point d’aboutir. Soucieux de sa succession et de l’expansion mondiale de son œuvre, le fondateur de la Fraternité Saint-Pie X choisit quatre candidats: un Suisse, Mgr Fellay, un Français, Mgr Tissier de Mallerais, un Anglais, Mgr Williamson, et un Espagnol, Mgr de Gallaretta. Désormais excommuniés, Mgr Lefebvre, ainsi que ses nouveaux frères dans l’épiscopat radicalisèrent leurs positions, qualifiant le concile Vatican II de «schismatique» et attaquant violemment Jean Paul II sur son ouverture œcuménique, particulièrement après la rencontre d’Assise, en 1986, où les grandes religions avaient été invitées par le pape à se réunir et à prier pour la paix.
 
Aux yeux d’Ecône, la Révolution française est la source de tous les maux: la Déclaration des droits de l’homme de 1789 a réduit la religion, qui avait été si puissante sous l’Ancien Régime, à la sphère privée. Une nouvelle définition de la «liberté» affirmait qu’il était indifférent au regard de la loi de croire en Dieu ou d’être athée. Aussi la Fraternité Saint-Pie X exprime-t-elle beaucoup de réticences vis-à-vis de cet héritage politique. Le pape de l’époque, Pie VI, l’avait condamné en 1791 en ces termes: «Où est donc cette liberté de penser et d’agir que l’Assemblée nationale accorde à l’homme social comme un droit imprescriptible de la nature? Ce droit chimérique n’est-il pas contraire aux droits du Créateur suprême, à qui nous devons l’existence et tout ce que nous possédons?»
 
Ce refus du libéralisme, jugé incompatible avec la foi catholique, est à l’origine de l’incompréhension que rencontre Ecône dans l’opinion publique, aujourd’hui majoritairement attachée à la tolérance et au dialogue entre les religions. Parmi les ouvrages vendus dans les chapelles de Mgr Lefebvre figure en bonne place un livre intitulé Le libéralisme est un péché, écrit à la fin du XIXe siècle par un prêtre espagnol, dont la lecture, dans ces cercles, est vivement conseillée. Nous ne sommes donc pas surpris que les prêtres de cette obédience continuent à prononcer le serment antimoderniste que le pape Pie X avait rendu obligatoire en 1910 pour tout le clergé catholique (supprimé en 1967), par lequel on promettait de ne pas pactiser avec les idées nouvelles. Cette vision des choses épouse la doctrine du pape Pie IX dans son «Syllabus» (1864), qui condamnait l’héritage de la Révolution française et la modernité. 
 
Comment comprendre que Benoît XVI déploie tant d’énergie à réconcilier cette Fraternité, forte de 600 prêtres et de quelque 200 000 fidèles, avec Rome? Sa charge lui en fait un devoir: comment imaginer œuvrer à l’unité des chrétiens si la famille catholique continue à s’abîmer dans les divorces et les schismes? A ses yeux, pour autant qu’on ne remette pas en question le dogme et le Magistère de l’Eglise, traditionalistes, progressistes et charismatiques doivent pouvoir vivre l’expression de leur foi en mille langages divers. Le pape en est persuadé. Ecône l’admet plus difficilement, nostalgique d’une unité au premier degré, telle que Rome l’a rêvée au cours de l’histoire, quitte à l’imposer, en de tristes époques, avec cruauté.
 
Benoît XVI peut être salué dans cette démarche, mais aussi Mgr Fellay, supérieur de la Fraternité Saint-Pie X, qui a signé le document que demandait le Vatican pour fixer ses relations avec Ecône. Cette réconciliation pressentie ne peut qu’introduire une réflexion salutaire des deux côtés sur des points essentiels de la pensée catholique. Elle peut empêcher surtout que le mouvement traditionaliste écônien ne dérive dans un autisme philosophique et doctrinal. Fasse le ciel que le pape ne soit pas compromis par les éléments les plus extrêmes de cette mouvance conservatrice, dont Mgr Williamson et ses propos négationnistes ont tristement marqué les mémoires.
 
Que ce rapprochement intervienne au moment où l’on célèbre le cinquantième anniversaire du concile Vatican II est riche de promesses: le message chrétien nous invite à vivre dans le Sublime. Quel paradoxe que le Sublime puisse diviser! L’Evangile s’adresse aux hommes de bonne volonté: aucune «Fraternité», fût-elle celle de Saint-Pie X, n’a la vocation de vivre une religion sévère dans des positions inexpugnables. La seule Fraternité digne d’exister est celle dans laquelle se retrouvent et se reconnaissent dans l’esprit des Béatitudes, les doux, les pacifiques et les miséricordieux. Hormis cela, rien n’importe, tout est «schisme»!