La messe en forme extraordinaire a théoriquement, depuis le Motu Proprio de 2007, retrouvé son droit de cité. Tout prêtre peut la célébrer de façon privée, et elle peut être dite publiquement si un groupe le demande. Mais… Mais elle reste, dans l’esprit des responsables, notamment épiscopaux, fussent-ils bienveillants, une exception qu’il faut encadrer, voire qu’il convient de rogner.
Paris compte, pour une centaine de paroisses et sans doute pour autant de lieux de culte non-paroissiaux, une dizaine de lieux de culte traditionnels. C’est précisément ce statut de phénomène encore minoritaire qui exige des usagers de la liturgie en forme extraordinaire une grande vigilance. La réduction des minorités est une tendance sociologique et politique bien connue, qui est pour ainsi dire naturelle. En outre, l’auto-culpabilisation est aussi un phénomène fréquent chez les minorités, qui vont parfois au-devant des exigences de ceux qui sont en position de force – une des variantes de la « servitude volontaire ». Très concrètement, nous pensons ici à ces traditionalistes qui pratiquent non pas la réforme de la réforme, mais la réforme de la forme traditionnelle par toute une série de bricolages destinés à la rendre plus acceptable – pensent-ils – par l’opinion générale. Cependant, notre propos n’est pas ici d’épingler ces aménagements, qui peuvent s’expliquer parfois par des usages locaux ou des coutumes de communautés, et qu’il est bon de tolérer pour la paix générale – dans la mesure où on ne remet pas en question le principe unificateur et régulateur consacré par le Motu Proprio et l'instruction Universæ Ecclesiæ : la liturgie traditionnelle a pour norme les livres liturgiques en usage en 1962.
En revanche, la plus élémentaire défense de l’équité exige de ne pas laisser grignoter la forme extraordinaire par la forme ordinaire, sous prétexte d’« enrichissement ».
La pression s’exerce sur un certains nombre de points. Nous en évoquerons trois :
1 – Réduire la « spécialisation » de prêtres ou de communautés pratiquant la forme traditionnelle ;
2 – Remplacer le lectionnaire de la forme extraordinaire par celui de la forme ordinaire ;
3 – Introduire la communion dans la main dans la forme extraordinaire.
1 – Réduire la « spécialisation » de prêtres ou de communautés pratiquant la forme traditionnelle
Tout prêtre de rite latin, aux termes du Motu Proprio Summorum Pontificum (n. 2), a le droit de célébrer la messe selon la forme ancienne. Il n’y est cependant pas obligé et peut parfaitement juger inopportun pour lui de célébrer ainsi. Inversement, et pourrait-on dire à plus forte raison, du fait du statut minoritaire de la forme extraordinaire, rien n’oblige en soi un prêtre à célébrer dans la forme ordinaire s’il juge inopportun pour lui de le faire.
Concrètement, cette « spécialisation », compte tenu de la généralité de la célébration de la forme ordinaire dans les paroisses, résulte normalement, soit de l’appartenance à une communauté elle-même spécialisée, soit d’une entente entre ce prêtre et son évêque ou son supérieur.
La « spécialisation » a des degrés. Comme on le sait, un nombre conséquent de prêtres diocésains, ou de religieux, célèbrent dans l’une et l’autre forme. Il arrive aussi que des prêtres appartenant à des communautés « spécialisées » dans la forme extraordinaire – communautés dites Ecclesia Dei, qu’elles soient de droit diocésain ou de droit pontifical – célèbrent aussi dans la forme ordinaire. Mais on ne saurait les y obliger en principe. La spécialisation peut en effet être totale et l'on parle alors d’« exclusivisme ». Rien, en droit, n’interdit l’« exclusivisme » dans la forme extraordinaire comme dans la forme ordinaire. C’est une question de justice, de respect des personnes et de bon sens. Qui songerait, toutes choses égales, à exiger de prêtres de rites orientaux qu’ils officient dans le rite latin (ce qu’il peut parfaitement et librement leur arriver de faire) ? Pas plus, encore une fois, qu’on ne peut obliger un prêtre célébrant habituellement dans la forme ordinaire à célébrer dans la forme extraordinaire.
On ne peut pas non plus faire de l’exigence de célébrer en forme ordinaire une condition d’ordination, en demandant, par exemple, aux prêtres d’une communauté Ecclesia Dei l’engagement de célébrer éventuellement la messe selon la forme ordinaire. Cela reviendrait, en effet, à rajouter subrepticement aux « irrégularités et empêchements » à l’ordination prévus par le droit (canons 1040 et suivants du Code de Droit canonique), un empêchement de non-intention de célébrer la messe en forme ordinaire inventé arbitrairement par le bon plaisir de telle autorité ! Ou bien alors, en toute justice – mais on tomberait dans l’absurde –, il faudrait aussi exiger de tout candidat diocésain ou religieux à l’ordination, comme condition de son ordination, qu’il accepte en principe de célébrer en la forme extraordinaire.
On n’est plus aujourd’hui (du moins généralement) à l’époque de la guerre liturgique ouverte, mais il y a encore bien des arrière-pensées de part et d’autre, qui se nourrissent d’ailleurs les unes des autres, et que l’on pourrait exprimer en termes crus et forcément inadéquats : est-il légitime pour les autorités romaines et diocésaines de demander aux résistants d’hier de déposer leurs armes ? est-il d’autre part prudent pour ces derniers de le faire ? Car il faut bien se souvenir que c’est l’existence de ces prêtres « spécialisés », et souvent exclusivement, dans la célébration de la messe traditionnelle, qui a permis historiquement à celle-ci de perdurer de 1969 à 2007. Son extension légitime et son avenir sont-ils aujourd’hui suffisamment assurés pour que ces prêtres acceptent de renoncer à ce principe de « spécialisation » ?
2 – Remplacer le lectionnaire de la forme extraordinaire par celui de la forme ordinaire
De manière relativement fréquente, cette pression pour l’adoption du lectionnaire ordinaire dans les messes en forme extraordinaire s’exerce, soit comme une requête générale, au motif que le lectionnaire ordinaire serait plus riche que le lectionnaire extraordinaire, soit ponctuellement, dans tel diocèse ou pour telle célébration, au nom de l'unité des fidèles à travers celle de la prédication sacerdotale.
A) La « doctrine », comme disent les juristes, s’y oppose : l’adoption du lectionnaire ordinaire dans la forme extraordinaire présente de grandes difficultés, en déséquilibrant le lectionnaire vénérable du Missel romain, qui existait au XIIIe siècle (et vraisemblablement bien avant) dans l’état où nous le connaissons aujourd’hui. Le lectionnaire ordinaire, par exemple, ne connaît pas le Temps de la Septuagésime, porte la fête du Christ-Roi à une autre date, etc. Sans parler du fait que le lectionnaire de la réforme, entièrement nouveau et composé à la hâte selon les critères personnels de ses auteurs, est actuellement très critiqué dans le monde des liturgistes.
En tout cas, la doctrine de la Commission Ecclesia Dei s’est établie ainsi : l’enrichissement du rite traditionnel portera, le cas échéant, sur trois points :
1°/ Les lectures de l’épître et de l’évangile seront généralement aussi faites en langue locale ;
2°/ Quelques-unes des préfaces du nouveau missel pourraient être utilisables dans la forme extraordinaire [qui connaît déjà l’usage ad libitum des préfaces diocésaines propres] ;
3°/ De nouveaux saints pourraient être introduits dans le calendrier traditionnel, à titre de commémorations.
Cette position était partagée par Mgr Schneider, en homme très bien informé de ces questions, dans un entretien publié dans notre lettre 250 du 1er octobre 2010.
La Lettre apostolique en forme de Motu Proprio Summorum Pontificum, du 7 juillet 2007, spécifie que la messe que demandent les groupes de fidèles et qui leur est accordée, est celle du missel de 1962 :
« Art. 1 – Il est donc permis de célébrer le Sacrifice de la Messe suivant l’édition type du Missel romain promulguée par le Bienheureux Jean XXIII en 1962 et jamais abrogée, en tant que forme extraordinaire de la Liturgie de l’Église.
« Art. 5 § 1 – Dans les paroisses où il existe un groupe stable de fidèles attachés à la tradition liturgique antérieure, le curé accueillera volontiers leur demande de célébrer la Messe selon le rite du Missel romain édité en 1962.
L’instruction d’application, Universae Ecclesiae, du 30 avril 2011, est plus précise encore :
« N. 24 – Les livres liturgiques de la forme extraordinaire seront utilisés tels qu’ils sont. Tous ceux qui désirent célébrer selon la forme extraordinaire du rite romain doivent connaître les rubriques prévues et les suivre fidèlement dans les célébrations.C) La jurisprudence, enfin, est constante. Elle émane de l’organisme compétent du Saint-Siège, la Commission Pontificale Ecclesia Dei. Ainsi, à la question posée par des fidèles polonais, le 5 janvier 2010 : « Est-il possible d’utiliser dans la forme extraordinaire des préfaces, lectures ou calendrier de la forme ordinaire ? », la Commission a répondu le 20 janvier 2010 par la négative.
Les numéros 25 et 26 reprennent par ailleurs, en leur donnant force de loi, les trois points de la doctrine indiqués plus haut :
« N. 25 – De nouveaux saints et certaines des nouvelles préfaces pourront et devront être insérés dans le Missel de 1962 [9], selon les normes qui seront indiquées plus tard.
« N. 26 – Comme le prévoit le Motu Proprio Summorum Pontificum à l’article 6, les lectures de la Sainte Messe du Missel de 1962 peuvent être proclamées soit seulement en latin, soit en latin puis dans la langue du pays, soit même, dans le cas des Messes lues, seulement dans la langue du pays.
3 – Introduire la communion dans la main dans la forme extraordinaire
C’est une autre pression qui s’exerce sur la forme extraordinaire, de grande conséquence, car elle tend à éroder un des éléments les plus précieux de la liturgie traditionnelle : les formes de respect accordées à la Présence réelle. Un exemple s’en trouve dans le décret pris le 19 décembre 2013, par un évêque, par ailleurs bienveillant et aux bonnes intentions, Mgr Alain Castet, évêque de Luçon – décret que nous reproduisons intégralement :
Décret concernant la célébration de la messe sous la forme extraordinaireDans le diocèse de Luçon, la célébration de la messe dans la forme extraordinaire du rite romain, selon le missel du Bienheureux Jean XXIII, en conformité avec le Motu Proprio Summorum Pontificum du juillet 2007, respectera les dispositions suivantes :1. L’édition typique de 1962 du missel romain demeure normative.2. Les lectures de la messe sont proclamées en français, à l’ambon, sans doublet.3. L’épître est lue à l’ambon par un laïc ou un grand clerc.4. Les préfaces du missel de Jean XXIII autorisées dans certains diocèses le sont toutes dans le diocèse de Luçon.5. Afin de permettre une plus grande piété, le canon romain, lu à voix basse, ne peut être commencé qu’après le chant du Sanctus.6. Par charité pastorale, on autorisera la communion dans la main pour les personnes attachées à ce mode de communion.Nonobstant toute chose contraire.
Donné à Luçon, le 19 décembre 2013.
Par mandement, Béatrice Pignon, chancelier – Alain Castet, évêque de Luçon.
Oserons-nous dire que les juristes de l’évêque de Luçon ne semblent pas d’un haut professionnalisme ? S’ils croient bon de décider que « l’édition typique de 1962 demeure normative », ils eussent dû, comme il est d’usage, viser les textes d’où la loi particulière de l’Ordinaire du lieu entendait tirer sa compétence, et indiquer – ce qui eût été le moins – que l’évêque portait son décret « après consultation de la Commission Pontificale Ecclesia Dei ».
La disposition 4, qui permet d’utiliser des préfaces propres qui ne sont pas concédées au diocèse de Luçon, est un point tout à fait positif et intéressant. En soi, seul le Saint-Siège pourrait étendre l’usage d’une préface propre à un diocèse. Mais on imagine mal aujourd’hui la Congrégation pour le Culte divin ou la Commission Ecclesia Dei traiter d’une affaire de ce type. De sorte que cette préface ayant étant approuvée jadis par le Saint-Siège pour un autre diocèse, il ne paraît pas exorbitant que l’évêque de Luçon l’adopte pour son propre diocèse.
Il est également possible que l’évêque du lieu ait compétence pour la disposition 3. Mais certainement pas pour les dispositions 2 et 5. Ces points sont néanmoins d’importance mineure. En revanche, c’est en sa disposition 6 (« par charité pastorale, on autorisera la communion dans la main pour les personnes attachées à ce mode de communion ») que le décret est le plus critiquable sur le fond. Cette disposition est sans valeur juridique, en ce qu’elle introduit dans la forme extraordinaire une pratique que celle-ci ignore.
Qui plus est, dans la forme ordinaire, ce mode de communion n’est qu’une « tolérance », par rapport au principe qui reste celui de la communion à genoux dans la bouche (voir notamment à ce sujet : Mgr Juan Rodolfo Laise, La communion dans la main, CIEL, 2001 ; Athanasius Schneider, Dominus est, Tempora, 2008 et Corpus Christi, Libreria Editrice Vaticana, 2013, en cours de publication française aux éditions de Renaissance catholique).
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Sans compter que la « charité pastorale », invoquée par le décret de l’évêque de Luçon, pourrait aussi être retenue pour l’ensemble des fidèles, du fait que cet usage nouveau brise la pédagogie de révérence pour le Corps du Seigneur qui leur est dispensée par la liturgie traditionnelle, et aussi pour le célébrant, qui peut parfaitement avoir de la répugnance à donner la communion dans la main.
C'est d’ailleurs en pensant aux prêtres qui célèbrent habituellement la messe traditionnelle que nous conclurons : parmi les points qui leur rendent difficile à pratiquer, pour des raisons de principe, la messe en forme ordinaire, il en est deux majeurs :
– la distribution de la communion dans la main, en raison du moindre respect ainsi manifesté pour les saintes espèces ;
– et le remplacement de l’offertoire traditionnel, avec son contenu doctrinal sur le sacrifice propitiatoire particulièrement fort, par une présentation des dons beaucoup moins expressive, pour le dire faiblement.
Il se trouve que Mgr Alain Castet est sensible à ce dernier problème. Dans un article publié en juin 2012 par les Annales de l'ICES [Institut catholique d’Études supérieures], de la Roche-sur-Yon, intitulé « L’Offertoire », il se réfère à ce qu’il appelle « la querelle de l’offertoire ». Il fait une étude des valeurs respectives de l’offertoire traditionnel et de la présentation des dons. Ses conclusions, en forme de propositions ouvertes à la discussion semblent viser à une « conciliation » des deux démarches liturgiques d’offrande, celle du Missel traditionnel et celle du nouveau Missel. De la pertinence de ses propositions, on peut débattre. Mais il est clair que Mgr Castet soumet à l’examen, et de ce fait relativise, une des pierres d’achoppement dressées par la réforme de Paul VI.
Nous évoquons sa contribution parce qu’elle invite implicitement les tenants de la réforme de Paul VI à faire eux aussi bouger leurs lignes. C’est une question de justice. Au risque de paraître un peu polémiques, nous reprendrions volontiers pour notre part – à l’adresse de ceux qui pratiquent le nouveau rite – l’apostrophe des officiers français aux officiers anglais, au début de la bataille de Fontenoy : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! ».
Nous voulons dire que, à supposer qu’il y ait des enrichissements sous la forme d’aménagements et de bricolages à opérer dans l’une et l’autre liturgie, il est anormal de toujours vouloir en faire porter le fardeau à la forme extraordinaire. Pourquoi donc les prêtres de la forme ordinaire ne sont-ils pas obligés de célébrer aussi la forme extraordinaire ? Pourquoi le vénérable lectionnaire de la forme extraordinaire n’est-il pas introduit, au moins parfois ou en certains lieux, dans la messe en forme ordinaire ? Et pourquoi la communion à genoux et dans la bouche n’est-elle pas graduellement rétablie dans la forme ordinaire ? Pourquoi, en un mot, l’« enrichissement » devrait-il toujours se faire sous forme d’érosion au détriment de la forme extraordinaire ?