| C’est d’abord dans le registre       religieux qu’on  rencontre ce terme d’intégrisme. Avec une       connotation souvent péjorative, il est fréquemment repris par les       médias, stigmatisant une posture de raideur, le durcissement d’une       identité… On l’emploie souvent en synonyme de       "traditionaliste". Qu’en est-il ? Que désigne exactement ce       qualificatif? Quelle est son origine historique ? Un entretien avec Emile       Poulat, historien et sociologue des religions, ancien directeur de       recherche à l’EHESS. 
 D’où vient ce mot d’"intégrisme", quelles sont ses       origines ?
 
 Le terme est attesté pour la première fois en Espagne, à la fin         19e siècle:on désigne sous cet adjectif une branche minoritaire des         carlistes (1), les partisans de l’infant Charles. Vers 1880, un         certain Ramon Nocedal se détache de cette mouvance pour mener une         politique qu’il veut déduite du Syllabus, le grand résumé         des erreurs libérales promulgué par Pie IX en 1864. Son attitude         antilibérale extrémiste est telle qu’elle sera condamnée par deux         fois par le pape Pie X. Le mouvement intégriste n’aura pas de grandes         suites en Espagne.Qu’entend-t-on par catholicisme intégral ?Le mot réapparaîtra en France au début du 20e, dans le contexte de         ce que l’on appelle "la crise moderniste". Contre le monde         issu de la Réforme et de la Révolution française, contre l’agression         laïque, voire anticléricale qu’il véhicule, l’Eglise répond par         la construction d’un modèle de catholicisme dit         "intégral". La réaction anti-moderniste constituera ainsi l’acte         de naissance de l’"intégrisme".
 
 Le catholicisme intégral oeuvre pour le maintien des vérités         catholiques telles qu’elles ont toujours été enseignées, sans         concession, et pour l’avènement d’une société entièrement         catholique. Il récuse les idées modernistes ainsi que toute forme de         libéralisme séparant le public du privé et qui tendrait à repousser         la religion dans le privé.Vous parlez de "réaction anti-moderniste" pour définir l’intégrisme.       Quelle sera cette réaction ?L’intégrisme -qui tient son nom de l’adjectif         "intégral"- apparaît donc à ses débuts comme une recherche         d’une catholicité pure, tirée des enseignements pontificaux, que l’on         chercherait à plaquer sur la réalité sociale, sans se préoccuper des         changements considérables qui l’affectent.
 
 Très simplement:l’Eglise condamne. En 1907, Pie X dénonce le         modernisme comme "carrefour de toutes les hérésies", dans         son encyclique Pascendi Dominici Gregis. Puis très vite, des         excommunications sont prononcées. A cette période en effet, certains         exégètes se tournent vers la méthode historico-critique, méthode qui         conteste une lecture littérale du Nouveau Testament et, surtout, de l’Ancien         –notamment sur le point des origines du monde et de l’Homme. Ce qui         n’est bien sûr guère pour plaire à Rome.Qu’advient-il, au cours du 20e siècle, de cet intégrisme       "anti-moderniste" ?Alfred Loisy, un célèbre exégète bibliste de l’époque, se         revendique de cette lecture et refuse de souscrire à l’encyclique Pascendi.         Il sera excommunié en 1908. (2)
 Si les intégristes se définissent comme         "anti-modernistes", appelant "modernistes" ceux qui         privilégient la modernité contre la Tradition (3), les         "modernistes" de leur côté désignent d’"intégristes"         les catholiques intégraux.
 S’affrontent ainsi les catholiques dits "de progrès" et         les catholiques dits "de tradition", sans qu’aucun des deux         camps ne revendique, ni n’assume, l’appellation de         "modernistes" ou d’"intégristes" dont l’affuble         le camp adverse, n’y voyant que stigmatisation. Fait significatif, le         terme d’"intégriste" restera d’ailleurs quasiment absent         du discours officiel de l’Eglise.
 
 Au fil des ans, des décennies et des événements de l’Histoire, l’intégrisme         fera son lit de la sédimentation de diverses strates d’"oppositions".Quand on parle d’intégrisme, un nom revient:celui de Mgr Lefebvre…Les maurrassiens seront les premiers à rejoindre le mouvement. Alors         qu’elle se positionne en faveur d’une restauration de la monarchie,         l’Action Française de Charles Maurras se trouve officiellement         condamnée par Pie XI en 1926. La querelle novateurs/conservateurs se         déplace alors sur le plan politique, opposant démocrates populaires et         maurrassiens monarchistes.
 Ces derniers rejoignent dans l’opposition les catholiques restés         monarchistes et qui n’avaient pas, en 1890, suivi Léon XIII dans son         invitation à se rallier à la IIIe République.
 Les maurrassiens monarchistes seront bientôt rattrapés, avec la         deuxième guerre mondiale, par certains pétainistes, puis, avec la         guerre d’Algérie, par certains pieds noirs.
 Maurrassiens, pétainistes, pieds noirs:la fusion des opposants se         réalise dans un courant social majoritaire, alors plutôt démocrate,         novateur.
 
 C’est vrai. Mgr Lefebvre cristallisera en effet cette "fusion         des opposants", comme je l’appelle. Mgr Lefebvre est cet évêque         qui contestent les réformes issues de Vatican II, bien qu’ayant         participé au Concile. S’érigeant en ardent défenseur de la         Tradition, il concrétise sa désapprobation en 1970, en fondant la         Fraternité saint Pie X.Qui sont finalement les intégristes, si les partisans de Mgr       Lefebvre rejettent ce qualificatif ?Refus du Concile Vatican II, refus de la République, refus de l’héritage         de la Révolution française, refus des principes modernes:autour de sa         personne, certains des détracteurs du Concile s’incorporeront à ce         courant rejet de la modernité, au nom, précisément, de la Tradition.
 Toute la définition du terme "intégriste" se joue ici:Mgr         Lefebvre et ses disciples, rejetant cette appellation, se nomment         "traditionalistes". Ils revendiquent par là clairement, et à         leur profit, une continuité avec l’"Eglise de toujours".
 
 En 1988, Mgr Lefebvre entérine son schisme en ordonnant         illégalement quatre évêques:il est définitivement excommunié.         Certains restent à ses côtés, d’autres non. Le mouvement des         "traditionalistes" s’en trouve divisé en deux         fraternités:la Fraternité saint Pie X suit Mgr Lefebvre, hors de l’Eglise,         tandis que la Fraternité saint Pierre se constitue de ceux qui refusent         cette voie, restant dans l’Eglise.Que dire de l’Institut du Bon Pasteur, reconnu en septembre par       Rome ?C’est à cette époque-là que le terme d’"intégriste"         est redécouvert par Bayard Presse dans l’idée de distinguer les         "mauvais" des "bons" traditionalistes.         Schématiquement, pour la presse sont "intégristes" les         fidèles de la Fraternité saint Pie X et "traditionalistes",         ceux de la Fraternité saint Pierre.
 Mgr Lefebvre, parce qu’il avait les moyens de sa pensée et de son         action, du fait de son statut d’évêque, aura donné une consistance         historique à ce qui se serait effondré sinon:cette fameuse         "fusion des opposition". Ce qui lui vaut ce qualificatif d’"intégriste",         quand bien même il le réfutait…
 
 Au début des années 2000, des querelles internes agitent la         Fraternité saint Pie X. Plusieurs prêtres s’en écartent. Ils ne         rejoignent pas pour autant, en tant que "traditionalistes", la         Fraternité saint Pierre, et restent donc aux portes de l’Eglise         officielle.Au final, que veut dire le mot "intégriste" ?Avec la reconnaissance récente par le Vatican de ces prêtres, et l’autorisation         qui leur est accordée de se constituer en Institut du Bon Pasteur, nous         sommes désormais en présence d’un univers à trois composantes:la         Fraternité saint Pie X, la Fraternité saint Pierre et l’Institut du         Bon Pasteur.
 Si l’on s’en réfère à la qualification précédente, l’une         de ces composantes serait sans nom:l’Institut du Bon Pasteur est-il         "intégriste", "traditionaliste" ? Les trois s’octroient         l’appellation de "traditionalistes", se revendiquent de la         Tradition, tout en se divisant sur les modalités de sa mise en œuvre…
 
 On le voit, le qualificatif d’ "intégriste" renvoie plus         à la posture anti-moderniste du début du siècle dernier, puis à ce         processus historique de conjonction des oppositions, qu’à un         "traditionalisme" dont on voudrait faire le parfait synonyme.C’est d’ailleurs tout l’enjeu sémantique actuel:les personnes         souhaitant le retour à une liturgie traditionnelle sont-ils pour autant         des "intégristes", à tout le moins des         "traditionalistes" ? Je ne le crois pas. Pour certains         liturgistes, le qualificatif "traditionnel" a un sens         particulier, à savoir le respect des normes liturgiques de Rome. Pour         eux, la liturgie "traditionnelle" signifie moins un retour au         passé que le refus de "modernités fantaisistes". Tout         simplement.
 Preuve qu’il renvoie à l’histoire plus qu’à l’idéologie qu’on         veut lui faire porter, le vocable d’"intégriste" demeure         difficilement traduisible, si ce n’est en italien. Donnant         "intégralisme" chez les anglo-saxons, il reste profondément         attaché à l’histoire de France (et dans une moindre mesure à celle         de l’Italie, en tant que voisine).
 Est-il purement français ? Presque. Est-il purement catholique ? Je         réponds clairement "oui". Les protestants ont vécu et vivent         un phénomène analogue, mais sous la qualification de         "fondamentalisme". Alors que les catholiques se réfèrent à         deux sources de Révélation, les protestants n’en considèrent qu’une         : l’Ecriture. Soit : les principes fondamentaux de la         Révélation.
 Pour cette raison précisément, le mot de         "fondamentalisme" a également été retenu pour parler des         dérives que peuvent connaître l’islam ou l’hindouisme, quand bien         même on a longuement hésité entre "intégrisme" et         "fondamentalisme" musulman. Aujourd’hui, on parle même d’"islamisme"         à propos d’intégrisme -ou plus précisément, comme je viens de le         dire, de fondamentalisme- musulman.
 NOTES
 (1) Les carlistes rejettent et dénoncent la modification, en 1830, de       l'ordre de succession par Ferdinand VII (1784-1833), qui, n’ayant pas de       fils, prétendit transmettre la couronne à sa fille aînée Isabelle,       alors que l'héritier "légitime" était son frère cadet       l'infant Charles.
 (2) Son ami Albert Houtin, prêtre et philosophe moderniste, le sera       comme lui un an plus tard, pour sa vision trop moderne de l’Eglise. Dans       les années 1920, ce sera au tour du jésuite paléontologue Pierre       Teilhard de Chardin d’être interdit de publication. Alors que le       Vatican s’oppose aux théories de Darwin sur l’origine des espèces,       lui ne voit en effet pas d’opposition entre foi catholique et science.
 (3) Pour les catholiques, une des deux sources de révélation, avec l’Ecriture.
 La Tradition séparera catholiques et protestants à partir de la       Réforme. Indépendamment du débat théologique, la Tradition a des       implications concrètes pour le pratiquant, sur les questions de messe, de       catéchisme ou de traduction de la Bible.
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