| LIBERTE POLITIQUE. — L’annonce d’un projet de       libéralisation de la messe tridentine a semé le trouble dans l’Église       de France. Des évêques croient devoir soutenir des collectifs de       prêtres qui s’inquiètent d’une remise en cause de Vatican II. La       perspective de l’existence de deux rits dans l’Église latine est       fortement critiquée : le bi-ritualisme serait contraire au principe même       de la communion. On s’étonne que des arguments aussi lourds aient pu       échapper au théologien Joseph Ratzinger. D’où vient alors la       difficulté ? 
 LUC PERRIN. — Il y a une ignorance cultivée si je puis dire.         D'abord le rit "tridentin" est une facilité de langage qui         obscurcit le débat. Le parallèle, faux, avait certes été fait par         Paul VI lui-même : au concile de Trente, le rit tridentin (1570) ; au         concile Vatican II, le Novus ordo missæ (1969 et éditions         successives, nous en sommes à la troisième). Mais il n'y a rien de         comparable entre l'œuvre liturgique de saint Pie V et celle que Paul VI         a fini par couvrir de son autorité. Les retouches apportées en 1570         sont très modestes et la commission pontificale a surtout repris le rit         en usage à la cour de Rome. Ce missel de saint Pie V a lui-même connu         quelques petites retouches, par ajout de messes lors de fêtes nouvelles         ou les prières prescrites par Léon XIII ; sous Pie XII et Jean XXIII         quelques réformes ont été introduites, notamment celle de la Semaine         sainte, si bien qu'il faut parler du missel du bienheureux Jean XXIII         (1962).Revenons à l’argument central. Mgr Raffin, qui oppose "deux       rites à la fois très proches et très différents", craint que       la coexistence entre les missels de 1962 et de 2002 "finirait       [selon lui] par nuire à l’unité de l’Église catholique".       Qu’en pensez-vous ?C'est à ce type de réformes que la grande majorité des Pères de         Vatican II s'est ralliée, au point que l'abbé Berto, théologien de         Mgr Lefebvre, pouvait écrire après le vote de la constitution         conciliaire qu'elle n'ajouterait "que peu de choses à ce qui se         pratique jusqu'ici".
 Mais il faut rappeler un fait oublié par l'unification rituelle         récente de l'Église latine : le XIXe siècle a connu avec la         généralisation du missel romain une révolution liturgique. Avant le         règne de Pie IX et le mouvement d'uniformisation lancé par dom         Guéranger, on observe une joyeuse diversité rituelle, notamment en         France, avec des messes proches certes du rit romain, mais néanmoins         différentes, suivant les diocèses, et après le Concordat, au sein         d'un même diocèse issu de plusieurs diocèses d'Ancien Régime. Sans         oublier ni les rits liés à des ordres religieux comme le rit         dominicain, ni les usages (celui de Braga au Portugal, le "Sarum         rite" anglais d'avant la Réforme, l'usage lyonnais), ni les         rits propres comme celui de Milan, le vénérable rit ambrosien que le         cardinal Montini célébra en 1962 devant les Pères de Vatican II.
 Mieux, dans la bulle Quo primum qui promulgue "son"         missel, saint Pie V canonise paradoxalement le multi-ritualisme au sein         de l'Église latine en confirmant la légitimité des rits latins dont         l'existence est attestée depuis 200 ans. Or en 1570, beaucoup de         diocèses pouvaient le faire. Comme l'a bien expliqué Nicole Lemaitre,         l'unification très progressive autour du missel de 1570 a d'abord été         une question économique. L'usage romain se répand inégalement et         jamais complètement avant 1870, avec un mouvement inverse au XVIIIe         siècle en France. En réaffirmant la légitimité de la pluralité         rituelle, Vatican II s'inscrit, en fait, en droite ligne du texte de         saint Pie V et solennise aussi la protection des rits orientaux,         croissante depuis Léon XIII. Saint Pie V proposait là où Paul VI,         sans le faire pour autant en droit jusqu'au bout, tentait d'imposer.
 La constitution Sacrosanctum concilium (1963) prescrit une         réforme du rit romain alors en vigueur, en donnant des grandes lignes         et une consigne formelle : que les innovations s'inscrivent dans un         développement organique, donc homogène. Aucun liturgiste de bonne foi         ne peut soutenir que le rit romain nouveau de 1969 constitue un         "développement organique" par rapport au missel de 1962.         Cette règle d'or, affichée par le Concile, a été ignorée par les         experts qui, plus que les évêques et le cardinal Lercaro, ont         principalement animé le "Consilium" créé par Paul VI en         1964 : il est assez symbolique que l'on ait publié une première         édition d'un nouveau missel et non l'édition révisée sous         l'autorité du pape Paul VI du missel romain jusque là en vigueur.
 Parmi les multiples ruptures introduites dans la tradition liturgique         romaine, ce nouveau missel multiplie les "prières         eucharistiques" en lieu et place de l'unique Canon romain. Mis à         part dom Guy Oury en son temps, personne ne s'est vraiment risqué à         prétendre qu'il y a identité entre le missel de Jean XXIII et celui de         Paul VI. J'espère qu'un jour pas trop lointain, tout le monde pourra         lire le témoignage accablant du P. Louis Bouyer, membre du Consilium,         qui montre en termes crus à quel point le nouveau rit est une         "fabrication" comme l'a écrit Joseph Ratzinger. Le         témoignage du cardinal Antonelli, secrétaire de la Commission         conciliaire et membre du Consilium, a été partiellement publié : il         est déjà édifiant.
 
 Odon Vallet, et bien d'autres avec lui, dit la même chose encore         plus brutalement : "Il me semble difficile d'avoir deux rites aussi         différents au sein d'une même Église" (Témoignage chrétien,         2/11/2006). L'évêque de Metz, qui a toujours refusé d'appliquer le         motu proprio Ecclesia Dei de Jean-Paul II, souligne lui-même la         différence quand il récuse le précédent historique de la coexistence         multi-rituelle, au prétexte que les rits sauvegardés par saint Pie V "n’étaient         en fait que des variantes du rite romain", affirmation qui         demanderait quelques nuances. Prenons un exemple connu de tous : le         diocèse de Milan célèbre la messe différemment de Rome depuis des         siècles ; il a fourni un saint Charles Borromée et des papes sans que         quiconque s'en plaigne. Il y a donc matière à perplexité devant ces         jugements. Dans la critique, une part d'idéologie et de volonté         polémique ne peut être écartée.Comment l’évêque d’Angoulême peut-il s'épouvanter d'un       biritualisme qui rendrait l'exercice de la communion ecclésiale       impossible ? 
 Le P. Gy op créditait le nouveau missel, dont il fut l'un des         auteurs, d'avoir desserré l'uniformité du rit romain, en multipliant         les possibilités et variantes pour les conférences épiscopales et les         prêtres suivant les contextes sociaux, culturels, d'âge, etc. La         diversité liturgique est aujourd'hui la norme partout dans le monde.         Les "rétrogrades", pour citer une formule malencontreuse         appliquée récemment aux conceptions liturgiques de J. Ratzinger, sont         ceux qui s'en offusquent subitement. À Paris, on trouve la messe         moderne en latin, la messe romaine traditionnelle, plusieurs messes         selon plusieurs rits orientaux distincts et une quantité de messes         modernes en langue vernaculaire, une par prêtre et par communauté ou         presque. Aux normes déjà très lâches du missel romain, il faut bien         sûr ajouter les innombrables innovations introduites à la fantaisie         des célébrants et des équipes liturgiques locales.Quelle appréciation portez-vous sur les différences de traitement       entre 1988 (refus d'un schisme par une minorité à qui il faut trouver un       statut) et 2006 (retour au bercail de quelques schismatiques eux-mêmes       marginalisés et en conflit avec leur communauté) ?Aux États-Unis, les grandes villes ont plus encore qu'en Europe des         églises "nationales", pour les fidèles d'origine         latino-américaine, chinoise, polonaise, italienne, roumaine,         allemande... Si un évêque de 2006 est incapable d'être le lien de         communion dans son diocèse à cause de prêtres et de groupes de         fidèles attachés au missel de Jean XXIII, ce n'est pas la tradition         liturgique de l'Église latine ni le pape qu'il doit incriminer mais,         peut-être, un aggiornamento qu’il doit opérer dans l'exercice         de son ministère d'unité.
 Mgr Vingt-Trois pose la question avec sagacité : "Est-ce une         communion de l'Église uniformisée et uniformisante ou qui fait droit         à des différences de sensibilité, d'approche?"
 La diversité, régulée et entre rits légitimes, unit la plus pure         Tradition à notre modernité contemporaine. Si elle est harmonieusement         mise en œuvre, elle n'autorise pas l'anarchie, redoutée à bon droit         par l'évêque d'Angoulême comme contraire au catholicisme.
 Par la distinction de deux formes du rit romain, astucieuse mais qui         peut légitimement prêter à discussion [1], le pape Benoît XVI —         pour autant que les fuites et annonces soient justes — ferait ainsi «         droit à des différences de sensibilité, d'approche », pour         reprendre les termes de l'archevêque de Paris.
 Rien de vraiment neuf dans la longue histoire de l'Église latine,         rien de révolutionnaire par rapport à ses prédécesseurs. Paul VI         avait maintenu une possibilité, très réduite, de célébrer selon le         missel de 1962 : il avait par exemple accordé au saint Padre Pio un         indult pour ne pas introduire les nouveautés de 1964-1965. Jean-Paul II         a accordé en 1984 un indult universel et exhorté les évêques en         1988, puis à nouveau en 1998, à le mettre en œuvre avec "générosité".         Il avait réuni en 1986 une commission qui concluait, au témoignage du         cardinal Stickler, que l'ancien missel n'avait jamais été aboli et que         chaque prêtre de l'Église latine pouvait y recourir. Devant les         oppositions, notamment celle du cardinal Hume, le Saint-Père avait         renoncé à publier ces conclusions, ne leur donnant pas force de loi.         Le projet de motu proprio de Benoît XVI parachèverait donc ce que         Jean-Paul II avait largement entrepris.
 
 Sur le plan de l'accueil des groupes de prêtres et religieux         traditionalistes — intégristes si vous voulez mais le mot a sa part         de "stigmatisation" et cela n'est guère de mode dans notre         société — je vois plus de continuité que de différences. Pour ce         que l'on en sait, mais ils n'ont été rendus publics que très         partiellement, les statuts de l'Institut du Bon Pasteur créé en         septembre n'apportent guère de nouveauté par rapport à ceux de la         Fraternité Saint-Pierre.Les évêques français ont-ils une réflexion commune à l’égard       du monde traditionaliste, et une stratégie pour résoudre les       difficultés ?Dans ce domaine, le véritable tournant était 2001-2002, quand         Jean-Paul II créa l'administration apostolique personnelle         St-Jean-Marie Vianney sur le territoire de Campos au Brésil. Sur le         même diocèse coexistent depuis quatre ans, très pacifiquement, dans         la pleine communion romaine, des paroisses avec la messe moderne en         portugais et des paroisses avec la messe traditionnelle latine. On n'a         pas entendu l'évêque résidentiel de Campos récriminer avec         véhémence : point de "schisme", point de violences, Vatican         II n'a pas été supprimé à Campos, la Conférence épiscopale         brésilienne n'a pas explosé pour avoir accueilli un évêque         traditionaliste. Ce qui est vrai au Brésil ne pourrait-il l'être         ailleurs ?
 
 "Les évêques", c'est constituer un bloc un peu vite. Des         catholiques, nombreux parmi ceux et celles qui sont engagés dans la vie         de l'Église, ont longtemps ignoré le fait traditionaliste. Les dignes         vieillards et bonnes vieilles, trop routiniers, allaient mourir         doucement. Mais en parallèle avec ce qu'on a appelé la         "génération Jean-Paul II" au sein de l'Église dite         conciliaire, il y eut, il y a une génération traditionaliste, jeune et         militante. La Tradition, même en l'identifiant par raccourci au XIXe-mi         XXe, a produit du... neuf, y compris en France.Quelle est la part de la mauvaise conscience ou de la blessure       légitime dans cette sur-réaction dans l’Église de France ?Dans sa thèse (Les Communautés nouvelles, Cerf, 2004),         Olivier Landron a bien montré la grande difficulté des cadres de         l'Église de France à comprendre les nouveaux mouvements, à les         accueillir et à les reconnaître. Ce qui fut vrai, et reste parfois         vrai, du Néo-catéchuménat, de l'Emmanuel, des Frères de Saint-Jean         ou de la Communauté Saint-Martin l'est encore plus des groupes laïcs         et instituts de prêtres traditionalistes.
 Par contraste, l'Église flamboyante du "renouveau", de         "l'esprit du Concile", celle après laquelle soupire certains         évêques comme Mgr Noyer (évêque émérite d’Amiens, Ndlr) se meurt         au vu et au su de tous ceux qui veulent regarder les bancs vides, les         séminaires aux effectifs squelettiques, les finances des diocèses en         diminution régulière, les "équipes animatrices"         vieillissantes, les mouvements d'Action catholique qui inexorablement         rejoignent les collections de la Galerie de l'évolution du Jardin des         Plantes, parmi les espèces en voie d'extinction. Cette Église du         "printemps" connaît son automne et bientôt son hiver en         Europe de l'Ouest, de "réaménagement pastoral" en         "restructuration paroissiale", elle recule mais toujours sur         des lignes préparées à l'avance comme on dit en temps de défaite.         Regardez les produits des années soixante, ces barres de béton que         l'on dynamite… : la société occidentale a tourné la page. Dans         l'Église, les évolutions sont identiques mais à un rythme propre,         plus lent.
 Dans cette débâcle, le dynamisme affiché des petits groupes         traditionalistes, avec d'autres comme ceux cités précédemment,         contribue à créer un catholicisme néo-intransigeant de diaspora. Ce         dynamisme relatif est mal vécu par la structure ecclésiale française.         D'autant plus mal qu'il est communicatif : dans les congrégations         religieuses, les rares jeunes sœurs n'ont pas peur de l'habit ; à         Strasbourg un jour d'ordinations, un prêtre à l'ancienne venu de la         pastorale ouvrière des années 1960-1970, s'interrogeait avec l'humour         qui ne quitte jamais les Alsaciens : "Mais le séminaire a         brûlé ? ... c'est tout noir." Les jeunes prêtres étaient         très majoritairement en tenue de clergyman et col romain, et l'habit,         quoiqu'on dise, fait toujours un peu le moine.
 Fermer les yeux sur ce dynamisme comme le fait l'Annuaire de         l'Église de France ou le combattre ouvertement au nom d'un         "Concile" bien éloigné des textes de Vatican II, chercher à         le confiner dans une camisole de force canonique, ce qui semble avoir         tenté l'assemblée d'avril dernier de la Conférence épiscopale,         s'efforcer d'attirer dans le clergé diocésain (nouveau rit), le plus         possible de jeunes prêtres que le rit romain traditionnel a éveillé         à la vocation, telles sont les stratégies dominantes aujourd'hui.
 On est loin de l'appel à la générosité de Jean-Paul II, vieux de         dix-huitans déjà ; on est loin aussi des développements sur         l'ecclésiologie de "communion" à laquelle se réfèrent         toujours les plus farouches opposants à un plus libre recours au missel         de Jean XXIII.
 Relevons cependant que les retentissants communiqués épiscopaux ne         disent pas tout : en 2005, Mgr Rey à Toulon érigeait la première         paroisse personnelle dédiée au rit romain traditionnel et Mgr Doré,         co-signataire d'un de ces communiqués, vient d'ériger à son tour une         quasi-paroisse personnelle à Strasbourg, la seconde en Europe donc. A         Bordeaux, le cardinal Ricard a notablement évolué par rapport à la         politique de son prédécesseur : il a confié deux lieux de culte à         deux instituts traditionnels, incardiné un prêtre qui célèbre selon         les deux missels à Saint-Bruno et il négocie la convention relative à         Saint-Éloi, confiée au Bon Pasteur. Une partie de l'épiscopat         français, minoritaire encore, entre dans l'approche pragmatique         adoptée, depuis longtemps, par la grande majorité des évêques         outre-Atlantique.
 
 Oui, la "sur-réaction" est manifeste. Le tapage clérical         fait autour de la reconnaissance de l'Institut du Bon Pasteur (cinq         prêtres au départ, huit aujourd'hui) laisse songeur. Qu'arriverait-il         demain si Rome et Mgr Fellay parvenaient à trouver une voie de         réconciliation, avec plus de 460 prêtres de par le monde ? Quant aux         blessures, dans cette affaire, traditionalistes et         "conciliaires" peuvent être renvoyés dos à dos : chacun,         jusqu'à ce jour, a porté des coups à l'autre, chacun peut         alternativement tenir le rôle de Caïn et celui d'Abel.L'épiscopat français est-il prêt à exercer pleinement le droit       d'inventaire des choix pastoraux d'après Vatican II ?Parmi les raisons qui contribuent au malaise, moins net dans des         Églises plus vivantes comme celle des États-Unis ou d’Australie, il         y a sans doute un effet lié à l'âge des élites cléricales et         laïques françaises, effet aggravé par un renouvellement réduit. Ceux         qui ont désappris leur jeunesse cléricale dans l'immédiat         après-Concile ne peuvent accepter que des plus jeunes marchent dans les         chemins qu'ils ont eux, péniblement ou joyeusement, quittés. Mgr         Raffin en donne un indice : "Lorsque j'ai été ordonné prêtre         selon l'ancien Pontifical, il m'en coûta beaucoup de devoir proférer         le Canon de la messe secreto." Bien des prêtres de sa         génération n'aimaient pas la liturgie qu'ils devaient célébrer.         Comment comprendre que des jeunes, aujourd'hui, embrassent avec passion         ce qui "coûtaient" tant à l'époque à leurs aînés ? En         1969, dans l'enquête organisée par l'épiscopat français, une énorme         majorité de prêtres se prononçait pour une liberté totale de         célébrer la liturgie : l'anti-rubricisme, l'indifférence aux rites,         était absolue.
 Paul VI, sans aucun succès (1965 Mysterium fidei), Jean-Paul         II, avec plus de constance (2003 Ecclesia de Eucharistia), se         sont efforcés de ramener dans le catholicisme ordinaire la doctrine         liturgique pérenne. On se souvient que Mgr Le Gall, président du         Comité épiscopal de liturgie, déclarait que l'instruction Redemptionis         sacramentum en 2004 ne concernait pas notre pays : les         "abus" avaient disparu. Pourquoi donc Rome a continuellement         publié des instructions appelant les évêques à réprimer les abus         liturgiques, dès 1980 sous le pontificat de Jean-Paul II jusqu'aux         grands textes de 1997, 2003 et 2004 ? Tout historien sait que la         fréquence des rappels à l'ordre, en quelque domaine, indique la         persistance de comportements en rupture avec la norme prescrite.
 Dans cette France idyllique, les sondages nous disent que près de         70% des catholiques ne croient pas à la Présence réelle, après         quarante ans de liturgie en français, une liturgie qui aurait toutes         les vertus pédagogiques. Selon Eamon Duffy, le fidèle anglais du         début du XVIe siècle courait pour voir son Créateur lors de         l'élévation du Saint-Sacrement, tombait à genoux les mains jointes en         adoration : rien ne lui importait plus, parfois à plusieurs reprises         quotidiennement. Le latin n'avait pas été un obstacle à sa         compréhension profonde de ce qui est au cœur de la messe pour les         catholiques et les chrétiens d'Orient. Ce que le plus humble des         paysans du Moyen Âge pouvait comprendre, la majorité très éduquée         de nos contemporains n'y parvient pas. Il n'y a pas pire sourd que celui         qui ne veut pas entendre.
 
 Une partie de ce travail a été effectué. On relit avec effarement         les textes du début des années 1970 ; le ministère de prêtre-ouvrier         était l'avenir, il est aujourd'hui surtout affaire d'historiens et         d'historiennes. Le discours du pape sur la compréhension du Concile de         décembre 2005 appelle à faire ce travail d'inventaire d'une façon         plus poussée, à discerner parmi cet héritage les éléments qui         restent utiles pour notre temps, qui est bien loin de l'optimisme         occidental triomphant dans lequel Vatican II a baigné.Les résistances françaises semblent frappées au coin d’un       certain gallicanisme. Le traditionalisme ne répond-il pas à une crise       universelle ? 
 Je pense que personne n'est mieux au fait des réticences et         résistances françaises que Benoît XVI sur ces questions qu'il a         suivies personnellement depuis 1988. Rappelons que l'incompréhension de         l'épiscopat français des années 1970 a pesé lourdement dans la         démarche schismatique de Mgr Lefebvre, d'autant plus lourdement que ce         refus de comprendre fut relayé et aggravé par les cardinaux Garrone et         Villot auprès de Paul VI. Ce n'est pas un cardinal Thiandoum qui aurait         poussé son ancien archevêque hors de la communion : le cardinal Arinze         a sûrement gardé le souvenir de cet illustre cardinal africain comme         lui, très actif à Vatican II. Le traditionalisme et la question         liturgique — celles qui portent sur d'autres problèmes aussi — ne         sont pas une chasse gardée française. C'est une idée assez répandue         chez nous, parfaitement erronée. Le traditionalisme est au moins autant         nord-américain que français.L'homologue américain de Mgr Pontier, le cardinal George,         archevêque de Chicago, vice-président de la Conférence épiscopale, a         déclaré il y a plusieurs années déjà que le rit traditionnel était         pleinement légitime : il y a dans son diocèse une paroisse bi-rituelle         et une autre confiée à l'Institut du Christ-Roi. Dans plusieurs         diocèses, des paroisses personnelles et quasi-paroisses ont été         érigées par les évêques ainsi qu'au Canada ; la Fraternité         Saint-Pierre a dû bâtir un nouveau et vaste séminaire à Denton (en         2000) pour faire face à la demande.
 Très lentement, le rit romain traditionnel retrouve, ça et là,         droit de cité parmi les peuples en Afrique, Asie, Océanie, Amérique         latine, qui peuvent le revendiquer autant que les Français comme leur         patrimoine liturgique.
 Léon XIII connaissait les réticences françaises mais il demanda         quand même le ralliement à la République. Pie XI connaissait les         élans pour l'Action française mais il engagea néanmoins l'Église de         France à s'en séparer. Mais il est encore trop tôt pour écrire le         "Pourquoi Rome a parlé" de 2006.
 Luc Perrin est historien, enseigne à l’université Marc-Bloch       de Strasbourg. A publié L’Affaire Lefebvre, Cerf, 1989 ; Paris       à l’heure de Vatican II, Ed. De l’Atelier, 1997.
 
 Pour en savoir plus :
 ■ Les soubassements       du débat liturgique,
 discours de Mgr Vingt-Trois au colloque de l’Institut supérieur de       Liturgie, Paris, 26 octobre 2006.
 ■ Au       service des Mystères du Christ, discours du cardinal Arinze au       colloque de l’Institut supérieur de Liturgie.
 [1] Le missel de 1962 deviendrait la forme extraordinaire du rit       romain, dont le missel de 2002 serait la forme ordinaire. À cet       égard, comme le souligne Mgr Robert Le Gall : "Les rumeurs que       nous connaissons sont beaucoup moins importantes que les conditions d’application       qui accompagneraient une telle mesure" (cité par La Croix,       26 oct. 2006). Des conditions trop restrictives la rendraient plutôt       symbolique, sans répondre aux attentes des fidèles concernés.
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