Jean de Viguerie - Présent - 1ère partie: 21 novembre 2014 / 2ème partie: 28 novembre 2014
Conférence donnée à Fanjeaux le 6 août 2014 à l’ensemble de la congrégation des dominicaines du Saint-Enfant-Jésus
I
Monsieur l’abbé (1),
Mes Révérendes Mères, Mes Sœurs,
C’est à la demande de votre Mère générale que je viens ici aujourd’hui vous parler de Jean Madiran.
Hier, 5 août, était l’anniversaire de ses funérailles.
Mon propos n’est pas sa biographie (2). Je veux vous présenter le défenseur de la foi et son rôle éminent à l’époque où la crise de l’Église se déclara dans sa plus forte virulence, soit les années 1960-1980. Beaucoup d’entre vous, mes Sœurs, n’étaient pas nées. Vous n’avez pas vécu ces moments douloureux. Mais vous devez savoir ce qui s’est passé alors. Vous devez le savoir pour bien comprendre la situation actuelle.
La carrière d’écrivain de Jean Madiran commence en 1943. Il a 23 ans. Il donne cette année-là, signés de son vrai nom, Jean Arfel, plusieurs articles à la Revue universelle fondée en 1920 par Jacques Bainville, et dirigée par Henri Massis (3). Ce dernier le présente à Charles Maurras, qui se réjouit de cette collaboration et accepte de préfacer le premier ouvrage du talentueux jeune homme, intitulé La philosophie politique de saint Thomas et signé du pseudonyme de Jean-Louis Lagor.
Jean Arfel a des diplômes universitaires, une licence de lettres, un diplôme d’études supérieures de lettres et, je crois, une admissibilité à l’École Normale Supérieure. De ce cursus il ne parlera jamais. Peut-être a-t-il été déçu par l’enseignement reçu. On comptera très peu d’universitaires parmi ses collaborateurs et ses amis.
Sa carrière est celle d’un journaliste. C’est dans l’article de journal ou de revue qu’il a toujours excellé. Avant de créer la revue Itinéraires en 1956, il avait été professeur de philosophie à l’École des Roches à Maslacq, mais sans vocation. Il enseignera beaucoup au cours de sa longue vie, mais le plus souvent par sa plume et moins par sa parole. Il s’exprimait bien dans ses conférences ; un léger accent méridional agrémentait son propos, mais on ne pouvait dire qu’il était éloquent.
Sa bibliographie compte un bon nombre de titres de livres, par exemple son Brasillach de 1958 et son Gilson de 1992, mais ce sont des suites de réflexions ou des recueils d’articles. Même son chef-d’œuvre, L’hérésie du XXe siècle (1968) (4), est plus un recueil qu’un livre d’un seul tenant. Madiran est porté vers l’actuel, vers l’immédiat. Or un livre, par le seul fait du temps que sa composition exige, s’éloigne toujours plus ou moins de l’actualité.
Il crée la revue mensuelle Itinéraires en 1956, le quotidien Présent en 1980. Pendant près de vingt ans, les deux publications coexistent et il les dirige toutes les deux. Il est un journaliste exemplaire assidu à sa tâche. Pendant ses vingt années de direction de Présent, il se lève à cinq heures du matin et va de son appartement de Saint-Cloud au bureau du journal, rue d’Amboise, dans le deuxième arrondissement. Le comité de rédaction se réunit à six heures. Madiran s’y montre exigeant, autoritaire.
Les deux entreprises sont uniques, chacune en son genre. Itinéraires est le rassemblement des meilleures plumes de la défense catholique. La collection est un trésor. Prenez n’importe quel numéro. Vous y trouverez, quelle qu’en soit la date, la nourriture la plus riche. On peut en vivre. Dans les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt, il n’existe en France, dans la presse catholique, aucune publication plus féconde et de plus grande qualité. Qu’il me suffise de citer les noms de Louis Salleron, Marcel De Corte, Louis Jugnet, Henri Charlier, Michel de Saint-Pierre, Joseph Hours et celui du P. Calmel. Depuis longtemps, aucune revue catholique n’avait atteint ce niveau d’excellence. La Revue universelle, fondée en 1920 par Jacques Bainville, avait brillé par sa qualité, mais la ferveur lui manquait. Aujourd’hui, Catholica rend de réels services, mais c’est une revue savante et moins accessible au grand public. Dans l’état de délabrement intellectuel où nous sommes, Itinéraires ne sera pas de sitôt remplacé.
Présent fut d’une autre facture. Madiran en fut le patron, mais non le seul fondateur. Il le fonda avec Pierre Durand, François Brigneau, Bernard Antony et Hugues Kéraly. Ce fut un quotidien, entreprise incroyable, mais un quotidien auquel il manquait deux jours. Les survivants des anciens combats politiques virent en ce journal un renouvellement inespéré de l’Action française. Ce fut un journal politique, maurrassien, et un journal catholique anti-moderniste, anti-conciliaire. Honneur à ses fondateurs et à ceux qui lui donnèrent publiquement – la liste en fut publiée par certains grands quotidiens – leur caution. D’une tout autre facture, aussi, par ses rédacteurs. Il y eut le grand trio : Madiran, Brigneau, Wagner, mais l’équipe de rédaction compta aussi dès le début plusieurs jeunes journalistes débutants, non sans talent mais alors inconnus. Madiran les formait. Ils allaient à la rencontre de la jeunesse, mais déjà la jeunesse ne lisait plus les journaux. Il y eut la première année environ vingt mille abonnés, grand succès, mais dans la quantité peu de jeunes de moins de trente ans. Et, très vite, ce journal écrit en grande partie par des jeunes, fut obligé de se spécialiser dans la consolation des seniors. Chaque semaine, le trio intervenait. On l’attendait. Brigneau partit. Wagner mourut. Madiran ne partit, ni ne mourut. Il paraissait immortel. Nous vivions de l’attendre, et il venait. Et son plaisir et le nôtre étaient la mise sur le gril de quelque dignitaire ecclésiastique. Il le mettait à rôtir d’un côté, nous disait « à demain », et revenait le lendemain pour le rôtir de l’autre côté.
Les méchants étaient maltraités, les bons soutenus, mais avec parfois une interruption du soutien, ou bien l’arrêt complet. Très lié à Marcel Clément et ne jurant que par lui, il s’en est séparé. De même avec Jean Ousset. Il a soutenu Mgr Lefebvre, puis il a cessé de le soutenir, l’abbé de Nantes tout en disant qu’il ne le soutenait pas, Le Pen inconditionnellement, puis sous condition et même en préférant Mégret. Il était d’humeur changeante et cela lui a fait perdre des abonnés et du crédit. Toutefois, ce quotidien a joué un rôle important. Il portait des coups à l’ennemi. Il nous aidait à garder le moral, à ne pas perdre tout espoir. A-t-il contribué à renouveler la pensée politique ? Je ne le pense pas. Madiran était resté très maurrassien. Il n’a pas toujours, à mon humble avis, compris la profondeur de l’enracinement de la Révolution de 1789. À chaque élection il nous disait : « C’est la bataille de France. » Comme si le suffrage universel pouvait déraciner le système. Mais lui-même y croyait-il ?
Je viens maintenant à l’essentiel, son combat pour la défense de la foi, ce grand combat qu’il mena pendant la tempête des années du concile Vatican II et les années qui suivirent. Je voudrais considérer d’abord l’aspect, si je puis dire, militaire, soit la stratégie et la tactique de Madiran, ensuite l’aspect judiciaire, c’est-à-dire l’accusation portée contre l’épiscopat français.
La stratégie est offensive. Madiran a choisi de ne cesser d’attaquer, même quand la bataille semble perdue. Il a pour cela trois atouts maîtres : son style concis et percutant comme une dague, son ironie parfois soutenue par un petit fond de méchanceté naturelle qu’il ne maîtrise pas toujours, enfin une variété remarquable du mode opératoire. En voulez-vous quelques exemples ? Il y a le début assommoir, par exemple la première phrase de l’article du numéro 123 d’Itinéraires sur le nouveau catéchisme. Voici cette première phrase : « Après Dieu sans Dieu… nous avons maintenant le catéchisme sans catéchisme inventé par le “national catéchisme français” » (5). Il y a l’analyse serrée des textes successifs, par exemple les trois textes analysés dans son « Processus de la communion dans la main ». Bel exemple de tartufferie. Le texte 1, émanant de la Congrégation pour le culte divin, dit que le Saint-Siège n’a pas encore approuvé la communion dans la main, que la majorité des évêques sont contre, mais que si l’usage existe, la conférence épiscopale veillera au respect de l’eucharistie. Le texte 2, publié par l’épiscopat français, dit que chaque évêque décidera. Les fidèles, démontre ici Madiran, sont transportés dans une religion différente. En même temps, on leur fait croire qu’elle est toujours la même.
On trouve aussi très souvent chez notre apologiste, et cela est on ne peut plus normal, un rappel opportun de ce qu’il appelle et que nous appelons la « théologie classique ». Je prends ici pour exemple le commentaire de Madiran au sujet de la condamnation sommaire et sans explication des écrits de l’abbé de Nantes par la Congrégation romaine de la Doctrine (1969) (6). L’abbé de Nantes a accusé le pape Paul VI d’hérésie et a demandé à la Congrégation d’en débattre. Or, la Congrégation n’en a pas débattu. Le pape, a-t-elle déclaré, ne peut être accusé ainsi. Et c’est là que Madiran fait donner la « théologie traditionnelle », laquelle dit, et nul ne peut y redire : « Le pire est quelquefois possible. » On peut avoir « un mauvais pape », dit-elle encore, et même « un pape hérétique » (7). Les dogmes de l’infaillibilité et de la primauté « n’excluent pas, écrit Madiran, cette possibilité » (8). Et d’enfoncer le clou : « Le cas du mauvais pape est un traité classique de la théologie traditionnelle » (9). Nous le savions (10). Madiran ne fait que le rappeler. Pourquoi s’en offusquerait-on ? Et si Paul VI est hérétique, c’est bien regrettable, mais ce n’est nullement invraisemblable.
Jean de Viguerie
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1 M. l’abbé Simoulin, aumônier du prieuré de Fanjeaux.
2 On lira Danièle Masson, Jean Madiran, Éditions Difralivre, Maule, 1989, 292 p.
3 Nous avons retrouvé trois de ces articles dans notre collection personnelle de cette revue : « Idéal et morale ou la Philosophie de la Démocratie chrétienne » II, 16 juillet 1943, p. 23-46 ; « Les chemins de l’Individualisme », 25 septembre 1943, p. 265-278 ; « La philosophie politique de saint Thomas d’Aquin », 16 décembre 1943, p. 669-687.
Voir aussi, sur cette première rencontre de Maurras et de Madiran, Henri Massis, Maurras et notre temps, La Palatine, Paris-Genève, 1951, t. 2, p. 183.
4 Collection Itinéraires, Nouvelles éditions latines, 1968, 304 p.
5 Itinéraires, Supplément au numéro 123 de mai 1968, «Le nouveau catéchisme », 55 p.
7 Par exemple le pape Libère, mort en 366, adhéra pendant un temps à l’arianisme, qui niait la divinité du Christ.
8 La seule formulation du dogme de l’infaillibilité permet d’envisager cette possibilité.
9 « Le processus de la communion dans la main », Itinéraires, 3e supplément du numéro 135 de juillet-août 1969, p. 41.
10 Cependant, quelques citations de théologiens ou de canonistes eussent été bienvenues. Madiran n’abuse pas des notes de bas de page.
II
Dernier exemple de la tactique offensive de notre apologiste : le ridicule qui tue. Il se garde d’en faire trop souvent usage, mais il lui arrive parfois de céder à la tentation non pas d’être méchant, mais de s’amuser et de nous faire rire en même temps. L’article d’Itinéraires intitulé « Le quart d’heure de Paul VI » (1976) illustre bien le procédé. Paul VI fournit le texte. Il s’agit de l’instruction Immensae Caritatis permettant de boire de l’alcool un quart d’heure avant de communier. L’autorisation concerne les malades, les vieillards, ceux qui les soignent et leur entourage. Voici le commentaire de Madiran :
« Qu’est ce donc que Paul VI leur permet de plus dans sa réglementation nouvelle ? C’est clair : de boire de l’alcool un quart d’heure avant de communier.
« Comme si les malades et les vieillards étaient gens qui ne peuvent s’abstenir d’alcool plus d’un quart d’heure : qui doivent en boire un coup toutes les quinze minutes…
« La loi en vigueur, au moment où Paul VI impose cette nouveauté, est de s’abstenir de vin et d’alcool une heure (une heure seulement !) avant de communier.
« S’abstenir de vin et d’alcool pendant une heure, même un ivrogne en est capable.
« Et pourtant Paul VI juge qu’une heure, c’est trop.
« Il décrète un quart d’heure.
« Mais un quart d’heure avant la communion, cela tombe forcément pendant la messe.
« Ainsi Paul VI autorise les vieillards et les malades non alités, et ceux qui les soignent et leur entourage, quand ils vont communier, à emporter avec eux leur fiole de pinard ou de gnole, pour s’en donner une rasade liturgique et vernaculaire, juste un quart d’heure avant la communion.
« Pour que le quart d’heure de Paul VI soit exactement respecté, il faudra sans doute instituer pendant la messe une double sonnerie supplémentaire.
« Première sonnerie : “Vous pouvez encore boire un coup.”
« Deuxième sonnerie : “Rien ne va plus.” » (11)
Oh, me direz-vous, Madiran manque de respect à l’égard du pape. Non, il ridiculise une instruction officielle. Tous les gouvernants, même le pape, sont exposés au risque de publier une fois ou l’autre des instructions ridicules. Il n’est pas inutile de les faire connaître. Même et surtout si l’auteur en est le pape.
Fait également partie de l’offensive permanente sa réclamation incessante et fameuse : « Rendez-nous l’Écriture, le catéchisme et la messe. »
Quand Madiran accuse
Cela est l’attaque. Venons maintenant à l’accusation, la terrible accusation, celle d’hérésie portée contre l’épiscopat français. Elle date des années du concile. La plupart d’entre vous, mes sœurs, n’étaient pas nées. Il faut la rappeler, la faire connaître. Car elle vaut toujours, et les accusés et leurs successeurs n’y ont jamais répondu.
Nous sommes en 1966 et 1967. Dans plusieurs articles d’Itinéraires et dans l’ouvrage capital intitulé L’hérésie du XXe siècle, Jean Madiran accuse les évêques français d’avoir changé la religion pour satisfaire à la philosophie moderne.
Il se fonde sur deux textes. Le premier est la réponse des évêques, datée du 19 décembre 1966, à une lettre du cardinal Ottaviani signalant dix catégories d’erreurs doctrinales (12). Le second est une lettre de Mgr Schmitt, évêque de Metz, à son clergé, datée du 1er octobre 1967.
La réponse des évêques – Madiran l’analyse et en donne des extraits – est en substance celle-ci : ce que vous, cardinal Ottaviani, appelez des « erreurs doctrinales » sont en fait des changements imposés par la philosophie moderne. La phrase clé est la suivante : « Il faut tenir compte de la philosophie moderne selon laquelle l’acception de la personne et de la nature a changé. Elle est différente de ce qu’elle était au Ve siècle ou dans le thomisme » (13).
La lettre de Mgr Schmitt est appelée par Madiran « la religion de Saint-Avold » du nom d’un lieu-dit d’où l’évêque, alors absent de son diocèse, écrit à ses prêtres. Madiran nous en donne deux extraits que je pense utile de reproduire ici. D’abord celui-ci : « La mutation de civilisation que nous vivons entraîne des changements non seulement dans notre comportement extérieur, mais dans la conception même que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ » (14). Ensuite ceci : « Les remises en question les plus fondamentales engagent non seulement une nouvelle pastorale, mais plus profondément une conception plus évangélique, à la fois plus personnelle et plus communautaire, des desseins de Dieu sur le monde » (15).
On ne peut être plus explicite. Les évêques disent : nous changeons de religion parce que nous avons changé de philosophie. D’où l’accusation portée contre eux par Madiran : vous êtes hérétiques parce que vous avez trahi la philosophie d’Aristote et de saint Thomas, la philosophie qui est la servante de la théologie. Vous ne voulez pas que la personne humaine soit la substance individuelle d’une nature rationnelle. Vous avez abandonné Boèce et saint Thomas pour Descartes et Kant. Vous avez adhéré au transformisme. Comme vos prédécesseurs – c’est moi qui l’ajoute – avaient adhéré à la fin de l’Ancien Régime, et malgré les avertissements du pape Pie VI, à la philosophie des droits de l’homme (16). Mais à cette époque, à l’exception du pontife lui-même, personne ne les avait dénoncés. En 1967 et 1968, ils rencontrent un accusateur, et c’est Madiran avec sa revue Itinéraires. On ne saurait assez reconnaître son mérite.
Un avertissement
Car il y a l’accusation, mais il y a aussi l’avertissement. Madiran avertit les fidèles et l’Eglise militante tout entière de l’importance première de la formation intellectuelle dans la droite ligne de la philosophie traditionnelle. C’est là, laisse-t-il entendre, c’est là qu’il faut veiller.
Telle est l’accusation capitale et qui vaut toujours, et tel est le grand moment, le plus grand moment de l’enseignement de Jean Madiran.
Ayons-le toujours présent à l’esprit. Et aujourd’hui plus que jamais. Car la trahison continue ; elle se perpétue sous nos yeux.
Dans beaucoup d’instituts catholiques, dans certains séminaires, dans plusieurs communautés de moniales, l’enseignement philosophique est insuffisant, quand il n’est pas inexistant. Et dans les fameuses écoles hors contrat, ces écoles qui prolifèrent en France aujourd’hui et qui sont une grande et très utile nouveauté, quel est l’enseignement de la philosophie ? Il serait bon de le savoir. Un de nos amis, invité dans une de ces écoles pour parler de pédagogie au corps professoral tout entier le jour de la réunion de rentrée, fut surpris d’entendre certains professeurs de philosophie lui faire l’éloge de l’Émile de Rousseau et des ouvrages de Meirieu. La liberté de l’école c’est très bien, mais la vérité c’est encore mieux. Avec Veuillot
Je termine. J’ai fait de mon mieux pour évoquer la mémoire du grand combattant que fut Jean Madiran pendant cette époque déjà ancienne (17).
Il y a encore à dire.
Dire que Madiran est un laïc. Les laïcs aux XIXe et XXe siècles ont été nombreux à défendre la foi. Madiran n’est pas une exception. Je rappelle quelques noms : Montalembert, Veuillot, Albert de Mun, Gilson, Jean Ousset, Louis Jugnet, Pierre Debray, Marcel De Corte. Je pourrais en citer beaucoup d’autres. Pourquoi tant de laïcs ? Parce que de nombreux clercs manquent à leur devoir d’enseigner la vérité. Péguy – Madiran le cite – écrivait déjà : « Ce qu’il y a d’embêtant, c’est qu’il faut se méfier des curés. Ils n’ont pas la foi ou si peu. La foi, c’est chez les laïcs qu’elle se trouve encore. »
Dans cette phalange, on donnera la place d’honneur à Louis Veuillot et à Jean Madiran. Ils ont en commun la persévérance et le talent. Ils ont connu des fortunes différentes. Le premier est un père de famille. Il est persécuté par le gouvernement qui lui reproche de défendre la liberté de l’école. La Monarchie de juillet le fait condamner à un mois de prison ferme qu’il passe à la Conciergerie. Le Second Empire interdit son journal, L’Univers. Le clergé servile le frappe aussi. En 1853, Mgr Sibour, archevêque de Paris, condamne L’Univers. Mais quelques évêques le soutiennent et surtout le pape Pie IX l’affectionne et l’encourage, le recevant à Rome plusieurs fois (18). Madiran n’a jamais reçu telle consolation. Certes il n’a pas été emprisonné, ni interdit, mais il a subi bien pire, la conspiration du silence. On l’a ignoré. Les évêques n’ont jamais voulu l’entendre. Aucun pape ne l’a reçu. Il fut méconnu même après sa mort et par certains qu’il croyait être des siens. Des homélies prononcées à ses obsèques offensent à sa mémoire. On osa dire qu’il avait parfois « manqué à la déférence due aux pasteurs ». Or, il n’y avait jamais « manqué », s’en prenant aux erreurs, aux trahisons, jamais aux personnes, ni aux dignités.
Il faut que je vous dise enfin – il est temps – que je connaissais bien les écrits de Madiran, mais très peu sa personne. Il se méfiait des universitaires et m’avait parfois malmené, puis s’en était excusé. Je l’avais rarement approché. Ce fut dans ses dernières années qu’il voulut bien me manifester sa sympathie. J’avais pu cependant remarquer plusieurs fois son grand recueillement à la messe. D’abord à Fanjeaux lors des universités d’été, beaucoup plus tard dans la petite église de Notre-Dame des Airs, que nous fréquentions tous les deux et qui se trouvait proche de son domicile à Saint-Cloud. Un dimanche de 2012, à peine un an avant sa mort, au sortir de la messe je l’attendis sur les marches. Il sortit et vint vers moi la main tendue et avec son sourire un peu chinois et vraiment affectueux. Ce fut la dernière fois en ce monde.
Jean de Viguerie
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(11) Itinéraires, 18 octobre 1976, Supplément-voltigeur, numéro 41.
(12) On peut regretter que Madiran ne cite pas ces erreurs dénoncées par le cardinal.
(13) Cité dans L’hérésie…, p. 40.
(14) Cité dans L’hérésie…, p. 98.
(15) Cité dans L’hérésie… p. 110.
(16) Par le bref Quod aliquantum du 10 mars 1791, le pape Pie VI avait dénoncé les principes d’égalité et de fraternité de la Déclaration des droits de l’homme. Dans leur réponse à ce bref, 29 évêques français sur les 49 évêques députés aux États généraux se disent attachés à ces principes. Nous nous permettons de renvoyer ici, pour une connaissance détaillée de cette opposition, à notre étude « Les évêques français et les brefs du pape de mars et avril 1791 » dans L’Église catholique et la Déclaration des droits de l’homme, Publication du Centre de Recherches d’Histoire Religieuse et d’histoire des idées – 13, Actes de la Treizième Rencontre d’Histoire Religieuse de Fontevraud, 1989, Presses de l’Université d’Angers, p. 97-120.
(17) Ses Chroniques de Benoît XVI que l’on publie actuellement (Via Romana) permettront d’étudier ses derniers combats.
(18) Sur Veuillot, on lira Louis Veuillot, Voyages et lectures, Textes choisis et présentés par Benoît Le Roux, Versailles, Via Romana, 2013, et Louis Veuillot 1813-1883, Le Sel de la terre, n° 87, Hiver 2013-2014.
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PRÉSENT Article extrait du n° 8236 du Vendredi 21 novembre 2014
Suite parue in Présent n°8241 du vendredi 28 novembre (ou samedi 29 pour Présent papier)