Mgr Lefebvre en pèlerinage à Rome, avec ses séminaristes, en 1975. |
Deuxième partie : La rencontre
Les sources et leur statut
Avec la publication du livre de Mgr Sapienza, le 16 mai 2018, nous disposons désormais de deux sources reconstituant la fameuse entrevue entre le pape Paul VI et Mgr Lefebvre, le 11 septembre 1976, à Castelgandolfo.
La première source à relater l’événement fut Mgr Lefebvre lui-même, qui livra aussitôt son propre récit aux séminaristes d’Ecône, à travers deux conférences enregistrées les 12 et 18 septembre 1976. Elles forment la trame de la reconstitution qu’a établie son biographe autorisé, Mgr Tissier de Mallerais.
La seconde source, secrète jusqu’ici, consiste dans la retranscription de l’entretien que le pape a demandé d’établir « le plus fidèlement possible ». Les paroles de l’audience ont ainsi été couchées par écrit par les soins de Mgr Benelli, le substitut de la Secrétairerie d’Etat ; elles couvrent huit pages dactylographiées.
Si les deux conférences de Mgr Lefebvre sont une réaction vivante, « à chaud », juste après l’entretien et destinée à ses séminaristes, elles n’ont pas vocation à épuiser les minutes de l’audience dans leurs moindres détails.
Les verbatim rédigés par Mgr Benelli sont une transcription factuelle de l’audience privée, destinée d’abord au pape et à ses collaborateurs. Son auteur a scrupuleusement noté le début de la conversation – à 10h27 –, et sa fin – à 11h05.
Le réquisitoire introductif de Paul VI
Le début de l’entretien tel qu’il est rapporté dans les deux sources, est un véritable réquisitoire contre le fondateur de la Fraternité : « un orage », dira ce dernier qui résume ainsi à ses séminaristes les reproches du pape à son endroit : « vous me condamnez, je suis moderniste, protestant. C’est inadmissible ! Vous faites une mauvaise œuvre ».
Les verbatim de Mgr Benelli permettent de préciser la force des accusations : « J’espérais trouver devant moi un frère, un fils, un ami », déclare Paul VI. « Malheureusement, poursuit-il, la position que vous avez prise est celle d’un antipape. (…) Elle dépasse toute mesure dans ses paroles, ses actes, son attitude générale ». Ce qui est en jeu, continue le Saint-Père, « ce n’est pas la personne, c’est le pape, et vous avez jugé le pape infidèle à la foi dont il est le garant suprême. C’est peut-être la première fois dans l’histoire que cela arrive. Vous avez dit au monde entier que le pape n’a pas la foi, qu’il ne croit pas, qu’il est moderniste, et ainsi de suite ! Bien sûr, moi, il me faut rester humble. Mais vous, vous vous êtes mis dans une terrible situation. Vous avez posé à la face du monde des actes d’une extrême gravité ».
Réponse de Mgr Lefebvre : un évêque déchiré par la situation de l’Eglise
Mgr Lefebvre répond en reconnaissant que, si l’une de ses paroles ou de ses écrits a pu être inadéquat, il n’a jamais eu l’intention d’atteindre la personne du pape. Mais le fond du problème est ailleurs : c’est ce qui se passe dans l’Eglise depuis le Concile. « La situation est telle que nous ne savons pas quoi faire. Avec tous ces changements, ou bien nous risquons de perdre la foi, ou bien il faut donner l’impression de désobéir ». Le prélat ajoute : « Je voudrais me mettre à genoux et tout accepter, mais je ne peux pas aller contre ma conscience ».
L’évêque français explique sa position : « Ce n’est pas moi qui veut créer un mouvement ; ce sont les gens fidèles qui sont déchirés et qui n’acceptent pas certaines situations. Je ne suis pas le chef des traditionalistes. Je suis un évêque qui, déchiré par ce qui se passe, a essayé de former des prêtres comme il le faisait avant le Concile. Je me conduis exactement comme avant le Concile. Je ne peux donc pas comprendre comment tout d’un coup on me condamne parce que je forme des prêtres dans l’obéissance à la saine tradition de la sainte Eglise ».
Le pape l’invite à poursuivre, ce qui permet à Mgr Lefebvre de préciser : « Beaucoup de prêtres et de fidèles pensent qu’il est difficile d’accepter les tendances qui ont vu le jour après le concile œcuménique Vatican II sur la liturgie ; la liberté religieuse ; la formation des prêtres ; les relations entre l’Eglise et les Etats catholiques ; les relations de l’Eglise avec les protestants. On ne comprend pas comment toutes ces choses qui sont affirmées puissent être conformes à la saine Tradition de l’Eglise. J’insiste, je ne suis pas le seul à penser cela. Des groupes se forment et me poussent à ne pas les abandonner… »
Quelles que soient les polémiques et les calomnies, parfois attisées par les médias, toujours Mgr Lefebvre revient sur la situation déchirante dans laquelle il se trouve, et qui n’est que la conséquence des réformes engagées au nom de Vatican II. Or ce sont ces réformes que le pape Paul VI exige de recevoir, comme il l’a dit devant les cardinaux quatre mois plus tôt. Là est le nœud du problème.
Car derrière ces réformes, la foi est en jeu. Le compte-rendu de l’audience du 11 septembre le mentionne explicitement : « Je ne sais pas quoi faire, explique, désemparé, l’ancien archevêque de Tulle. Je cherche à former des prêtres selon la foi et dans la foi. Je souffre terriblement en voyant les autres séminaires ; il y a des situations inimaginables. Des religieux fidèles à leur habit sont condamnés et méprisés par leur évêque, tandis que ceux qui vivent une vie sécularisée et se comportent comme les gens du monde sont admis ».
Un dialogue de sourds
Le pape répond en affirmant travailler avec ténacité pour éliminer « certains abus qui ne sont pas conformes à la loi de l’Eglise en vigueur, qui est celle du Concile et de la Tradition ». Il reproche à Mgr Lefebvre de n’avoir pas fait l’effort de voir et de comprendre les faits et dires du pape « pour assurer à l’Eglise la fidélité au passé tout en répondant aux besoins d’aujourd’hui et du futur ». Car, poursuit le Saint-Père, « Nous sommes les premiers à déplorer les excès. Nous sommes les premiers et les plus appliqués à y remédier. Mais ce remède ne peut se trouver dans le défi à l’autorité de l’Eglise. Je vous l’ai écrit à plusieurs reprises, mais n’en avez tenu aucun compte ».
Mgr Lefebvre tente de rebondir en illustrant la difficulté concrète qui motive sa réaction de défiance ainsi que son combat pour maintenir la foi. Il aborde la question de la liberté religieuse, la principale nouveauté introduite au concile Vatican II : « Ce qu’on lit dans le document conciliaire est contraire à tout ce qu’ont dit vos prédécesseurs. » Mais Paul VI ne veut pas entrer en matière. Il répond que ce sujet ne saurait être traité au cours d’une audience ; cependant il prend note de la perplexité de son interlocuteur, tout en ajoutant : « ce qui me préoccupe ce n’est pas cette perplexité, c’est votre attitude contre le Concile ». Encore une fois, d’un problème doctrinal qui engage la foi et sa profession publique dans la société, le pape ne veut rien entendre. Il préfère se focaliser sur l’attitude jugée rebelle et désobligeante de Mgr Lefebvre. Lequel, après tout, désobéit à un Concile œcuménique « qui ne fait pas moins autorité, qui est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée », lui avait écrit Paul VI le 29 juin 1975.
Le dialogue qui s’ensuit est très éclairant :
– Mgr Lefebvre : « Je ne suis pas contre le Concile mais contre certains de ses actes ».– Paul VI : « Si vous n’être pas contre le Concile, vous devez y adhérer, à tous ses documents ».– Mgr Lefebvre : « Alors on doit choisir entre ce qu’a dit le Concile et ce qu’ont dit vos prédécesseurs ».– Paul VI : « Comme je l’ai dit, j’ai pris note de votre perplexité ».
Il n’y a manifestement pas moyen de s’accorder, et l’on assiste à un dialogue de sourds entre un prélat qui essaye d’exposer les motifs graves qui expliquent sa conduite, et le Saint-Père qui lui reproche cette même conduite sans vouloir entamer de discussion sur le fond. C’est sans doute la raison qui pousse Mgr Lefebvre à se placer alors sur le terrain pratique.
Une demande et une offre de soumission
L’évêque d’Ecône cherche une issue de secours pour obtenir au moins, de cette audience avec le vicaire du Christ, un avantage pour les traditionalistes déchirés par la situation de l’Eglise : « J’ai une prière à vous faire. Ne serait-il pas possible d’ordonner aux évêques qu’ils accordent, dans les églises, une chapelle dans laquelle les gens puissent prier comme avant le Concile ? Aujourd’hui, on permet tout à tous ; pourquoi ne pas permettre quelque chose, aussi à nous ? »
Paul VI se raidit : « Nous sommes une communauté. Nous ne pouvons pas permettre une autonomie de comportement à ses différentes composantes. » Mgr Lefebvre insiste en utilisant un argument ad hominem : « le Concile admet le pluralisme. Nous demandons que ce principe s'applique à nous aussi. Si Votre Sainteté faisait cela, tout serait résolu. Il y aurait une augmentation des vocations. Les aspirants au sacerdoce veulent être formés à la vraie piété. Votre Sainteté a entre ses mains la solution du problème qui déchire tant de catholiques à l’heure actuelle. Quant à moi, je suis prêt à tout, pour le bien de l’Eglise. Que quelqu’un de la Sacrée Congrégation des Religieux veille sur mon séminaire ; je ne donnerai plus de conférences ; je resterai dans mon séminaire ; je promets que je n’en sortirai plus ; des accords pourraient être pris avec différents évêques pour placer les séminaristes au service de leurs diocèses respectifs ; si l’on veut, on pourrait nommer une Commission pour le Séminaire, en accord avec Mgr Adam », l’évêque de Sion, en Valais, sur le territoire duquel est implanté le séminaire d’Ecône.
La conclusion de l’évêque résume son intervention : « Personnellement je suis prêt à me soumettre. Mais il faut trouver une solution qui donne satisfaction à la fois à l’autorité du pape, aux évêques, et aussi aux fidèles qui sont dans la souffrance ».
Visiblement, Mgr Lefebvre est prêt à obéir. Il va même fort loin dans le but d’aplanir les difficultés, de s’effacer au besoin pour redonner à la Tradition droit de cité dans les églises et régulariser la situation de son séminaire. Mais le pape Paul VI veut manifestement une soumission totale, sans devoir faire un geste en direction des traditionalistes : une capitulation sans condition.
Le pape exhorte alors Mgr Lefebvre à rentrer purement et simplement dans l’ordre, fort de l’intervention de Mgr Adam, qui au nom de la Conférence épiscopale helvétique lui a dit ne plus pouvoir tolérer l’activité de l’évêque français : « Comment pouvez-vous vous considérer en communion avec Nous quand vous prenez position contre Nous, à la face du monde, pour m’accuser d’infidélité et de vouloir détruire l’Eglise ? »
Le pape Paul VI enfonce le clou : « Vous l’avez dit et vous l’avez écrit. Je serais un pape moderniste. En appliquant un Concile œcuménique, je trahirais l’Eglise. Vous comprenez que, si c’était comme ça, je devrais démissionner ; et vous inviter à prendre mon poste et diriger l’Eglise » !
Devant l’orage qui éclate à nouveau, Mgr Lefebvre s’efforce d’argumenter par un sobre constat : « La crise de l’Eglise est là. » « Nous en souffrons profondément, coupe Paul VI. Vous avez contribué à l’aggraver, avec votre désobéissance manifeste, avec votre défi ouvert au pape ». L'entretien se tend à nouveau.
Servir l’Eglise, malgré tout
Mgr Lefebvre se plaint de ne pas être jugé en cette affaire comme il le devrait. « Le droit canonique vous juge, lui rétorque immédiatement le pape. Vous rendez-vous compte du scandale et du mal que vous avez fait à l’Eglise ? N’en êtes-vous pas conscient ? Seriez-vous capable de vous présenter ainsi devant Dieu ? Faites donc un examen de conscience et demandez-vous devant Dieu ce que vous devez faire ».
D’après le procès-verbal, Mgr Lefebvre répond en restant sur sa ligne, sa demande suppliante qu’un geste soit fait en faveur des traditionalistes. Il met en avant le bénéfice que l’on retirerait à faire aujourd’hui ce qui a été fait par le passé ; « tout s’arrangerait ». « Comme je l’ai dit, je ne suis pas le chef d’un mouvement. Je suis prêt à rester enfermé pour toujours dans mon séminaire ».
Et de mettre en avant l’excellent travail qui s’y fait, avec la formation de vocations sacerdotales authentiques : « Les gens prennent contact avec mes prêtres et sont édifiés. Ce sont des jeunes qui ont le sens de l’Eglise ; ils sont respectés dans la rue, dans le métro, partout. Les autres prêtres ne portent plus l’habit ecclésiastique, ils ne confessent plus, ils ne prêchent plus. Les gens ont choisi : voici les prêtres que nous voulons [les prêtres formés par Mgr Lefebvre] ».
Une dernière fois, Mgr Lefebvre tente de revenir à la crise qui est la cause des maux dont souffre l’Eglise. Puisque l’argument du pluralisme a échoué, il explique au pape comment la liturgie est l’objet d’une créativité débordante : « Savez-vous qu’il y a au moins quatorze canons qui sont utilisés en France pour la prière eucharistique ? »
Le pape intervient aussitôt : « Non pas quatorze, mais une centaine… » ! Il veut montrer à son interlocuteur qu’il est parfaitement conscient de la situation, et qu’il agit : « il y a des abus, mais le Concile apporte beaucoup de bien. Je ne veux pas justifier tout ; comme je l’ai dit, je cherche à corriger là où c’est nécessaire. Mais on doit en même temps reconnaître qu’il y a des signes, grâce au Concile, d’une forte reprise spirituelle parmi les jeunes ; une augmentation du sens de la responsabilité parmi les fidèles, les prêtres, les évêques ».
Mgr Lefebvre admet volontiers qu’il peut y avoir, bien évidemment, des points positifs : « Je ne dis pas que tout soit négatif. Je voudrais moi aussi collaborer à l’édification de l’Eglise ».
« Mais ce n’est pas comme cela certainement que vous concourrez à l’édification de l’Eglise, réplique Paul VI. Mais êtes-vous conscient de ce que vous faites ? Etes-vous conscient que vous allez directement contre l’Eglise, le pape, le Concile ? Comment pouvez-vous vous octroyer le droit de juger un Concile ? Un Concile, après tout, dont les actes en grande partie ont été signés aussi par vous. » Sur ce, le souverain pontife s’achemine vers la conclusion de l’entretien.
La fin de l’audience
Paul VI dit accepter avec humilité les reproches formulés par l’évêque français, et sa sévérité à son égard. Parvenu au terme de sa vie, il explique vouloir y réfléchir et consulter les dicastères. Il ajoute avoir eu de l’estime pour Mgr Lefebvre : « j’ai reconnu vos mérites, et nous étions d’accord au Concile sur beaucoup de problèmes… ». « C’est vrai », admet ce dernier.
La dernière intervention revient au Saint-Père, comme il se doit : « Vous comprendrez que je ne peux permettre, même pour des raisons que vous estimerez ‘personnelles’, que vous vous rendiez coupable d’un schisme. Faites une déclaration publique par laquelle vous rétracteriez vos récentes déclarations et votre comportement, que le monde entier a compris comme des actes posés non pour édifier l’Eglise mais pour la diviser et lui faire du mal ». Et de conclure, avant de prier ensemble un Pater Noster, un Ave Maria et un Veni Sancte Spiritus : « Nous devons retrouver l’union dans la prière et la réflexion ».
Précisions et différences
Le procès-verbal de Mgr Benelli corrobore le récit de Mgr Lefebvre dans ses grandes lignes. Il y a toutefois des différences.
Certaines d’entre elles sont des détails. Ainsi Mgr Lefebvre, qui venait de passer par Fanjeaux, où les Sœurs dominicaines enseignantes du Saint-Nom de Jésus faisaient l’objet d’une véritable persécution de la part de l’évêque du lieu, parlait certainement d’elles lorsqu’il évoquait la différence de traitement entre ceux qui sont persécutés pour leur fidélité à la vie religieuse et ceux qui sont encouragés dans leurs abandons les plus scandaleux : « D’un côté les religieuses qui se mettent en civil sont admises, de l’autre les sœurs que j’ai vues il y a deux jours sont réduites à l’état laïc et l’évêque est venu cinq fois leur demander de quitter l’habit. De même, les prêtres fidèles au catéchisme de toujours, à la messe de leur ordination, sont jetés à la rue ; et ceux qui n’ont plus rien du prêtre sont admis ».
D’après l’ancien archevêque, il a été également question explicitement des deux documents du Concile auxquels il avait refusé d’apporter sa signature : Dignitatis Humanae et Gaudium et Spes. Lorsque le pape demande pourquoi il refuse de reconnaître la doctrine de la liberté religieuse telle que le Concile l’a promulguée, Mgr Lefebvre cite nommément plusieurs pontifes romains : « Elle contient des textes qui sont mot-à-mot contraires à ce qu’ont enseigné Grégoire XVI, Pie IX… » « Laissons cela ! coupa le pape. Nous ne sommes pas ici pour discuter de théologie ! ». Mgr Lefebvre se dit alors, in petto : « c’est incroyable ! » (Cf. Mgr Tissier de Mallerais, op. cit., p. 519).
Enfin, le compte-rendu de Mgr Benelli ne fait nulle mention du « serment contre le pape » que Paul VI reprocha vivement à Mgr Lefebvre de faire signer aux séminaristes d’Ecône. En voici pourtant le récit, fait par Mgr Lefebvre au lendemain de l’audience, qui s’insère bien dans le déroulement de l’entretien :
« Vous n’avez pas le droit de vous opposer au Concile, lui reproche Paul VI. Vous êtes un scandale pour l’Eglise, vous détruisez l’Eglise. C’est horrible, vous soulevez les chrétiens contre le pape et contre le Concile. En votre conscience, ne sentez-vous rien qui vous condamne ?
– Rien du tout.
– Vous êtes un inconscient.
– J’ai conscience de continuer l’Eglise. Je fais de bons prêtres…
– Ce n’est pas vrai, vous faites des prêtres contre le pape, vous leur faites signer un serment contre le pape...
– Moi ?
A cette allégation inouïe, je me prends la tête entre les mains, je me vois encore faisant ce geste et disant :
– Comment est-ce possible, Très Saint-Père, que vous me disiez une chose pareille ? Moi, faire signer un serment contre le pape ! Pouvez-vous me montrer la copie de ce “serment” ?
Il est stupéfait, tant il était persuadé de la véracité de ce que, probablement, le cardinal Villot lui avait dit. Il poursuit :
– Vous condamnez le pape ! Quel ordre me donnez-vous ? Que dois-je faire ? donner ma démission et puis vous prenez ma place ?
– Oh ! – et je remets ma tête dans mes mains – Très Saint-Père, ne dites pas des choses comme ça. Non, non, non !... Permettez que je continue. Vous avez la solution dans les mains : vous n’avez qu’un seul mot à dire aux évêques : “Accueillez avec compréhension ces groupes de fidèles qui tiennent à la Tradition, à la messe, aux sacrements, au catéchisme de toujours ; donnez-leur des lieux de culte”. Ces groupes seront l’Eglise, vous y trouverez des vocations, ce sera le meilleur dans l’Eglise. Les évêques le reconnaîtront. Laissez mon séminaire. Laissez-moi faire l’expérience de la Tradition. » (in Mgr Tissier, op. cit., p. 519-520).
Conclusion :
Des leçons pour notre temps
Les heures dramatiques de « l’été chaud 1976 » sont une page d’histoire qui conserve sa brûlante actualité. Paul VI prenait comme un affront personnel les graves accusations que Mgr Lefebvre formulait contre le concile Vatican II et le vent de révolution qui soufflait dès l’immédiat après-Concile.
La réforme liturgique qui tentait de mélanger la messe catholique avec la cène protestante, l’œcuménisme à tout-va, la multiplication des expériences les plus improbables – à l’exception de celle de la Tradition –, l’adaptation au monde de la vie sacerdotale et des ordres religieux provoquant une grave crise des effectifs et des vocations, les doctrines les plus hétérodoxes circulant librement, les abus se multipliant dans tous les domaines : la situation générale de l’Eglise était rapidement devenue catastrophique.
La réaction de Mgr Lefebvre, son œuvre de formation sacerdotale fidèle à ce que l’Eglise a toujours fait, son intention de la servir en préparant l’avenir et en bâtissant sur le roc de la Tradition, sa dénonciation forte des erreurs étaient manifestement incomprises.
Révélateur et vraiment paradoxal est le fait que c’est Mgr Lefebvre qui propose un dialogue et cherche des solutions, là où Paul VI, l’artisan du dialogue tous azimuts, exige l’obéissance et la soumission la plus stricte.
Bien que cela n’apparaisse pas dans la transcription de Mgr Benelli, l’épisode du serment que Paul VI était intimement persuadé que Mgr Lefebvre faisait prêter contre lui en dit également long. « Ce serment, commente Mgr Tissier de Mallerais, n’a jamais existé ni rien d’approchant. On avait donc calomnié l’archevêque auprès du pape. Cela peut expliquer la blessure personnelle encore vive chez Paul VI ». Cela peut aussi expliquer qu’il pensait avoir affaire à un évêque rebelle et séditieux, animé par l’ambition ou la vindicte, qu’il suffisait de tancer pour faire rentrer dans le rang. L’entretien tel qu’il nous est rapporté montre que sa colère finit par retomber, et qu’il perçoit que tout ne se règle pas par un acte d’obéissance lorsque la foi est en jeu. Ne faut-il pas obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ? (Ac. 5, 29)
Rétrospectivement, la prétention du pape Montini d’interdire la messe de saint Pie V, telle qu’il l’exprimait en particulier lors du Consistoire de 1976, a fait long feu. En 2007, le pape Benoît XVI a même déclaré que le rite traditionnel du Missel romain n’avait jamais été abrogé.
Un autre aspect à relever de cet épisode est que Paul VI, tout comme ses successeurs, ne jure désormais plus que par le concile Vatican II, ses pompes et ses œuvres. Comme si l’Eglise n’avait pas deux mille ans de sagesse, de doctrine, d’enseignement magistériel à faire valoir et à transmettre. C’est ce que propose sincèrement Mgr Lefebvre au successeur de Pierre : faire loyalement l’expérience de la Tradition, en utilisant la Fraternité pour édifier l’Eglise. Non pour l’étouffer ou la marier à la révolution, mais pour démontrer à la face des autorités – les évêques du monde entier – que là est la solution à la crise de l’Eglise.
Quant à l’audience, elle sera sans lendemain. Manifestement le pape attendait de Mgr Lefebvre une déclaration publique pour se déjuger, là où l’évêque d’Ecône espérait un geste en faveur des catholiques déchirés entre une apparente désobéissance au pape et le devoir de demeurer fidèles à la foi, à la messe, aux sacrements.
Une audience sans lendemain
La tension est descendue d’un cran. Le 14 septembre 1976, au journal de la télévision française, Mgr Lefebvre garde espoir : « Un climat nouveau s’instaure, la glace est rompue... Ce fut une conversation, une première négociation, si l’on peut dire. Nous espérons le feu vert, être agréés comme toutes les expériences qui se font en ce moment... Le pape m’a dit qu’il consulte les Congrégations sur cette éventualité. Paul VI a laissé entendre qu'il y aurait une suite à ce dialogue, mais pas avant deux mois. Après toutes les épreuves qui nous ont séparés, nous n'arriverons pas à une solution en quarante-huit heures... Pour nous, il n’est pas question de schisme, nous continuons l’Eglise... Dans la mesure où le pape est toujours bien en union avec ceux qui l’ont précédé et nous transmet exactement la vérité de ses prédécesseurs, nous sommes parfaitement en union. Dès lors qu’on commence à entrer dans des nouveautés, il faut examiner si ces changements sont vraiment conformes à la Tradition ».
Le 16 septembre, le Supérieur de la Fraternité Saint-Pie X s’adresse au Saint-Père pour le remercier de lui avoir accordé une audience. Il lui écrit : « un point commun nous unit : le désir ardent de voir cesser tous les abus qui défigurent l’Eglise. Combien je souhaite collaborer à cette œuvre salutaire avec Votre Sainteté et sous son autorité, afin que l’Eglise retrouve son vrai visage ».
Le 11 octobre, Paul VI écrit à Mgr Lefebvre une longue lettre pour lui reprocher sa « rébellion ». S’il relève le désir ardent de l’évêque français de travailler pour l’Eglise, il le tance vertement pour son attitude inchangée : « Vous parlez comme si vous oubliiez les propos et les gestes scandaleux contre la communion ecclésiale, que vous n’avez jamais désavoués ! Vous ne manifestez pas de repentir même pour ce qui a été la cause de votre suspens a divinis. Vous n’exprimez pas explicitement votre adhésion à l’autorité du concile Vatican II et du Saint-Siège – ce qui constitue le fond du problème – et vous poursuivez vos propres œuvres que l’autorité légitime vous a demandé expressément de suspendre ».
Les grandes lignes sont établies et fixées pour longtemps. Là où Mgr Lefebvre s’obstine pour sauver la messe et mener le combat de la foi, maintenir la formation et sauver le sacerdoce catholique, l’autorité répond en exigeant « une attitude vraiment ecclésiale d’obéissance sans réserve ni conditions ». L’unité, certes, mais dans la vérité.
Abbé Christian Thouvenot