Monseigneur Leonardo Sapienza a publié en Italie, le 16 mai 2018, un livre consacré au pape Paul VI : La barque de Paul. Devenu régent de la Maison pontificale en 2012, puis protonotaire apostolique l’année suivante, il avait été durant trente ans officier du protocole. L’agence I. Media a relevé le récit qu’il dresse de l’entrevue qu’accorda le pape Montini à Mgr Marcel Lefebvre, le 11 septembre 1976, à Castel Gandolfo. Il se trouve à la fin de l’ouvrage, à partir de la page 148. Il présente l’avantage de produire le compte-rendu officiel de l’audience qui n’avait encore jamais été publié. On y retrouve les grandes lignes d’un échange pénible entre les deux hommes, que seul Mgr Lefebvre avait déjà raconté à ses séminaristes. Pour le comprendre, il est important d’avoir à l’esprit le contexte de l’époque.
Première partie : L’affrontement
Le consistoire de 1976
La rencontre eut lieu à la fin de « l’été chaud 1976 », qui venait conclure un temps de vive tension entre Ecône et le Vatican. Le 6 mai de l’année précédente, la Fraternité Saint-Pie X avait été supprimée d’un trait de plume par Mgr Pierre Mamie, l’évêque de Fribourg et successeur de Mgr François Charrière, qui avait béni l’œuvre naissante cinq ans plus tôt. Mgr Lefebvre fit appel de cette décision auprès du Saint-Père et déposa un recours devant le tribunal de la Signature apostolique. Le 30 mai 1975, il écrivait au préfet de ce tribunal, le cardinal Dino Staffa, pour solliciter une audience privée avec le Souverain pontife. Mais Paul VI n’y donna pas suite, exigeant une soumission préalable et préférant des échanges épistolaires.
Le 24 mai 1976, devant les cardinaux réunis en Consistoire secret, Paul VI s’en prenait nommément à l’attitude du fondateur de la Fraternité Saint-Pie X. Il déclarait en particulier : « On jette le discrédit sur l’autorité de l’Eglise au nom d’une Tradition pour laquelle on ne manifeste un respect que matériellement et verbalement ; on éloigne les fidèles des liens d’obéissance au siège de Pierre comme à leurs évêques légitimes ; on refuse l’autorité d’aujourd’hui au nom de celle d’hier. Et le fait est d’autant plus grave que l’opposition dont nous parlons n’est plus seulement encouragée par certains prêtres, mais dirigée par un évêque, qui demeure cependant toujours l’objet de notre respect fraternel, Mgr Marcel Lefebvre. C’est si dur de le constater ! Mais comment ne pas voir dans une telle attitude – quelles que puissent être les intentions de ces personnes – le fait de se placer hors de l’obéissance au successeur de Pierre et de la communion avec lui, et donc hors de l’Eglise ? »
A l’origine de cette charge contre l’évêque français, outre la question juridique de l’existence légale de son œuvre, il y a son refus d’appliquer les réformes du concile Vatican II, à commencer par la nouvelle messe, entrée en vigueur le 30 novembre 1969. Aussi le pape Paul VI entend-il traiter avec une extrême rigueur ce qu’il estime être avant tout une affaire d’insubordination.
C’est la raison pour laquelle il déclare devant les cardinaux que le nouveau rite de la messe « a été promulgué pour être substitué à l’ancien, après une mûre réflexion, et à la suite des instances du concile Vatican II. Ce n’est pas autrement que notre saint prédécesseur Pie V avait rendu obligatoire le missel réformé sous son autorité, à la suite du concile de Trente. Avec la même autorité suprême qui nous vient du Christ Jésus, nous exigeons la même disponibilité à toutes les autres réformes liturgiques, disciplinaires, pastorales, mûries ces dernières années en application des décrets conciliaires. Aucune initiative qui vise à s’y opposer ne peut s’arroger la prérogative de rendre un service à l’Eglise : en réalité, elle lui cause un grave dommage » (La Documentation catholique, n°1700, 20 juin 1976, col. 557-559). C’est toute l’œuvre du Concile qui se joue dans « l’affaire d’Ecône ».
Visiblement persuadé que Vatican II a la même autorité que le concile de Trente et que sa réforme liturgique vaut bien celle de saint Pie V, Paul VI intime l’ordre à Mgr Lefebvre de ne plus procéder à aucune ordination. L’injonction romaine parvient au prélat d’Ecône le 21 juin 1976, une semaine avant les ordinations sacerdotales qui ont lieu en la fête des saints Pierre et Paul, le 29 juin. Elle est signée de Mgr Giovanni Benelli, alors substitut de la Secrétairerie d’Etat.
Les ordinations sacerdotales auront-elles lieu ?
Dès le lendemain, Mgr Lefebvre écrit au Saint Père pour lui faire part de sa douleur et de celle que ne manqueront pas d’éprouver les séminaristes et leurs familles. Il renouvelle la profonde soumission au Successeur de Pierre qui l’anime. Il expose « le trouble et la confusion répandus dans l’Eglise », qui sont « la raison des graves réserves » qu’il formule à l’encontre de « l’adaptation périlleuse de l’Eglise au monde moderne ». Il achève son courrier en faisant une proposition : « Je supplie donc Votre Sainteté de nous permettre un dialogue avec des envoyés choisis par Elle parmi les cardinaux qui nous connaissent depuis longtemps et, la grâce de Dieu aidant, il ne fait pas de doute que les difficultés s’aplaniront ».
La réponse de Mgr Benelli, datée du 25 juin 1976, confirme la mesure qui lui est intimée de s’abstenir « de conférer toute ordination ». Quant au désarroi des séminaristes, il y répond en employant une expression destinée à faire florès : « Il n’y a rien de désespérant dans leur cas : s’ils sont de bonne volonté et sérieusement préparés à un ministère presbytéral dans la fidélité véritable à l’Eglise conciliaire (sic), on se chargera de trouver ensuite la meilleure solution pour eux, mais qu’ils commencent d’abord, eux aussi, par cet acte d’obéissance à l’Eglise ». Porteur de la lettre, l’envoyé de Rome, le Père Edouard Dhanis, atteint Mgr Lefebvre à Flavigny, le 27 juin au soir. Il explique à l’évêque que tout s’aplanira s’il accepte de concélébrer la nouvelle messe avec lui. L’enjeu est bien là.
Mgr Lefebvre ne cède pas et décide de maintenir les ordinations sacerdotales. Dans son homélie du 29 juin, il déclare : « Nous sommes dans une situation vraiment dramatique. Nous avons à choisir entre une apparence, je dirais, d’obéissance – car le Saint-Père ne peut pas nous demander d’abandonner notre foi, c’est impossible – et la conservation de notre foi. Eh bien, nous choisissons de ne pas abandonner notre foi car en cela nous ne pouvons pas nous tromper. Nous choisissons ce que l’Eglise a enseigné pendant deux mille ans ; l’Eglise ne peut pas être dans l’erreur, c’est absolument impossible. C’est pourquoi nous sommes attachés à cette Tradition qui s’est exprimée d’une manière admirable et d’une manière définitive dans le saint sacrifice de la messe, comme l’a si bien dit le pape saint Pie V.
« Demain peut-être, dans des journaux, paraîtra notre condamnation. C’est très possible. A cause de cette ordination d’aujourd’hui, je serai moi-même frappé d’une suspense. Ces jeunes prêtres seront frappés par une irrégularité qui, en principe, devrait les empêcher de dire la sainte messe. C’est possible. Eh bien, je fais appel à saint Pie V, qui dans sa bulle a dit qu’aucun prêtre quel qu’il soit, ne pourrait encourir de censure, et cela à perpétuité, s’il dit cette messe. Par conséquent cette excommunication, s’il y en avait une, et cette censure, seraient absolument invalides, contraires à ce que saint Pie V a affirmé solennellement dans sa bulle promulguée à perpétuité (cf. bulle Quo Primum, 14 juillet 1570) ».
L’été chaud 1976
Parce qu’il a donc refusé d’abandonner ses séminaristes et de mettre un terme à son œuvre de formation sacerdotale, Mgr Lefebvre se voit frappé de suspense a divinis le 22 juillet. Cette peine très lourde vient sanctionner les ordinations sacerdotales faites à Ecône. Durant l’été, le combat de Mgr Lefebvre pour maintenir la messe traditionnelle et la foi dans son intégrité lui valent alors une célébrité mondiale.
Le 22 août à Ecône, en la fête du Cœur Immaculé de Marie, il cite la lettre de Mgr Benelli dans un sermon : « Nous sommes avec deux mille ans d’Eglise et non pas avec douze ans d’une nouvelle Eglise, une Eglise conciliaire, comme nous a dit Mgr Benelli lorsqu’il nous a demandé de nous soumettre à l’Eglise conciliaire. Je ne connais pas cette Eglise conciliaire, je ne connais que l’Eglise catholique. Alors nous devons nous maintenir fermes sur nos positions. Pour notre foi nous devons tout accepter, toutes les avanies : que l’on nous méprise, que l’on nous excommunie, que l’on nous frappe, que l’on nous persécute ».
La semaine suivante, les médias donnent un large écho à la messe de Lille qui attire, le 29 août, plus de 10.000 fidèles venus apporter leur soutien et leur adhésion à “l’évêque de fer”. La crise semble toucher à son paroxysme et certains n’hésitent pas à parler de schisme, comme si Mgr Lefebvre s’apprêtait à fonder une « petite Eglise ». C’est pourtant à ce moment-là que se prépare l’audience avec le pape Paul VI.
La rencontre du 11 septembre 1976
Mgr Tissier de Mallerais, dans la biographie consacrée à Mgr Marcel Lefebvre qu’il écrivit en 2002, a relaté comment cette entrevue fut arrangée par l’entremise de l’archevêque de Chieti, un ami personnel du pape. La veille, le prélat d’Ecône rédigea une demande d’audience qu’il fit porter depuis Albano, la commune limitrophe de Castel Gandolfo, où la Fraternité Saint-Pie X possède une propriété. En substance, se souviendra-t-il, il aura rappelé ce qu’il écrit sans cesse depuis les sanctions qui le frappent : « Je n’ai jamais eu l’intention d’agir contre l’Eglise, encore moins d’offenser Votre Sainteté ; je regrette la peine qu’ont pu causer à Votre Sainteté certaines de mes paroles ou de mes écrits. » (Bernard Tissier de Mallerais, Marcel Lefebvre, une vie, Clovis, p. 518).
Mgr Sapienza publie à la page 162 de son ouvrage le fac-similé du billet rédigé le 10 septembre par Mgr Lefebvre : « C’est bien volontiers et en toute sincérité que je tiens à exprimer à Votre Sainteté mon profond esprit filial et à Lui dire que si des expressions dans mes discours ont peiné Votre Sainteté, je les regrette. Espérant être accueilli paternellement par Votre Sainteté, je Lui redis toute ma filiale affection in Xto et Maria ».
Le livre de Mgr Sapienza publie également, et pour la première fois, le compte-rendu officiel des échanges entre les deux hommes, tel que l’a dressé Mgr Benelli, qui assista à la rencontre, ainsi que le secrétaire du pape, Don Pasquale Macchi. D’après le livre Pablo VI de Peter Hebblethwaite, la présence du substitut aurait été imposée par le Secrétaire d’Etat du Saint-Siège, le cardinal Jean-Marie Villot.