SOURCE - Christophe Geffroy - La Nef - Février 2010
Le diocèse d’Évreux est le théâtre d’une tension entre l’évêque et l’un de ses prêtres. Cette affaire locale est en fait significative d’un problème de fond sur lequel il n’est pas inutile de réfléchir. Explications et analyse.
Depuis début janvier, les médias se sont fait l’écho des tensions qui existent dans le diocèse d’Évreux entre son évêque, Mgr Christian Nourrichard, et l’un de ses prêtres, l’abbé Francis Michel, curé de Thiberville. Fallait-il revenir à notre tour sur cette affaire locale au risque de mettre de l’huile sur le feu ? À l’heure d’internet où l’information circule quasiment instantanément à l’échelle nationale et mondiale, il serait pour le moins hypocrite de feindre qu’une telle affaire puisse n’avoir aucune répercussion au-delà du diocèse d’Évreux. Et elle en a d’autant plus qu’elle est d’une certaine façon exemplaire et permet de poser de vraies questions sur la façon d’envisager l’avenir de nos diocèses. Enfin, un facteur plus personnel me pousse ici à témoigner : ma famille étant installée depuis plus de vingt ans à Lisieux, j’ai pu voir de près la fécondité du ministère de l’abbé Michel à Thiberville et dans sa région. J’admets que la profonde admiration que je porte à l’abbé Michel ne fait pas de moi l’observateur le plus objectif, mais mon but n’a jamais été d’attaquer nos évêques, que j’aime et respecte et dont je conçois combien la tâche est difficile.
Il est évident que la paroisse de l’abbé Michel à Thiberville (avec les douze autres clochers qu’il dessert) n’est pas une paroisse comme les autres. Et pour le comprendre, il faut sans doute évoquer rapidement la haute figure d’un autre prêtre de ce diocèse, décédé en novembre 1996 : l’abbé Montgomery, ce truculent pasteur écossais devenu prêtre catholique et qui resta curé du Chamblac de 1956 jusqu’à sa mort – l’église du Chamblac jouxte le magnifique château de l’écrivain Jean de La Varende (1887-1959) : c’est dans sa propriété que se faisait traditionnellement la procession de la Fête-Dieu. L’abbé Montgomery, qui était une forte personnalité, avait conservé la messe tridentine dans sa paroisse tout en demeurant canoniquement en règle avec ses évêques successifs qui, sagement, n’avaient pas cherché à « déloger » un prêtre aussi enraciné et aimé de ses fidèles. Après sa mort, l’incertitude régnant sur l’avenir de cette paroisse, l’abbé Aulagnier, alors responsable du prieuré de Gavrus (Calvados) de la Fraternité Saint-Pie X, vient célébrer la messe tridentine au Chamblac le dimanche. En mars 1997, Mgr David, évêque d’Évreux, veut « normaliser » la situation en nommant un nouveau curé chargé de ne célébrer que la messe dite de Paul VI : c’est le début d’un long bras de fer entre l’abbé Aulagnier et Mgr David qui n’aboutira qu’à un beau gâchis (1), à l’abandon d’une paroisse vivante et fervente.
Portrait de l’abbé Michel
Pour répondre au besoin des fidèles de l’abbé Montgomery, apaiser les esprits et essayer de sortir d’une situation qui s’enlisait, l’abbé Michel, curé de Thiberville depuis 1986, instaure dans sa paroisse le dimanche à 17 heures une messe dans la forme extraordinaire : à l’origine, cette messe, célébrée dans le cadre d’un trentain à la mémoire de l’abbé Montgomery, n’est pas destinée à perdurer. Mais face à l’affluence, dans ce contexte où ces fidèles se sentent rejetés de tous, l’abbé Michel n’a pas le cœur de l’arrêter. Son évêque essaie de le persuader de ne plus célébrer cette messe tridentine, mais finit par laisser les choses en l’état : depuis, elle n’a jamais cessé. Mgr David dira même avec une pointe d’humour : « Si j’ai bien compris, c’est un trentain perpétuel ».
Un mot maintenant sur les paroisses de l’abbé Michel. Quand il est arrivé à Thiberville en 1986, la paroisse n’était pas d’un style « classique ». Il a même dû se battre plusieurs années contre quelques religieuses pour imposer les normes romaines en matière liturgique. Car l’abbé Michel n’est pas un « traditionaliste » ; il célèbre la messe selon le nouvel Ordo… mais telle que le pape Benoît XVI demande qu’elle soit célébrée : il a mis plusieurs années à retirer l’autel mobile situé au milieu du cœur pour célébrer ad orientem, les grandes prières du commun sont chantées en latin et grégorien, on y respire l’encens, etc. (mais on y voit des filles enfants de chœur, « enfants de Marie » n’assurant pas le service de l’autel). Bref, il faut le reconnaître, l’abbé Michel est l’un des rares exemples en France qui prouve que l’on peut célébrer le nouvel Ordo sans rupture avec l’ancien : c’est même un « laboratoire » où fidèles des deux formes du même rite romain cohabitent dans une parfaite harmonie. Résultat ? Ses églises sont pleines chaque dimanche et l’abbé Michel est devenu une personnalité respectée et appréciée de tous. Ajoutons que les cours de catéchisme de l’abbé – basés sur les méthodes traditionnelles – font le plein, qu’il ne rate jamais une occasion de processionner dans les rues des villages, que ce soit pour la Fête-Dieu, l’Assomption ou la fête de sainte Jeanne d’Arc et vous aurez une petite idée du profil de ce curé hors norme.
Après Mgr Gaillot, Mgr David avait compris qu’il valait mieux laisser ce curé continuer tranquillement son expérience dont ils ne saisissaient pas vraiment la portée. En 2006, Mgr Christian Nourrichard remplace Mgr David comme évêque d’Évreux. Tout semble devoir continuer comme avant jusqu’en avril 2008. À ce moment, l’abbé Michel est victime de graves calomnies, notamment dans la gestion des fonds de ses paroisses – calomnies évidemment non fondées dont on connaîtra par la suite l’origine et sur lesquelles je préfère ne pas m’étendre par égard pour les « accusateurs ». Il est convoqué à l’évêché et Mgr Nourrichard lui déclare qu’il ne peut rester à Thiberville avec de telles accusations contre lui. L’abbé Michel refuse fermement de partir dans ces conditions : il juge qu’un départ précipité serait une fuite qui donnerait raison aux calomniateurs. Lors d’un nouvel entretien, Mgr Nourrichard maintient sa décision et propose à l’abbé d’aller à Évreux assurer les messes de diverses communautés religieuses sans aumônier et d’assurer l’adoration du Saint-Sacrement et des temps de confession à la cathédrale. Passer à 58 ans – l’abbé Michel est en pleine forme – du ministère de curé de treize paroisses à celui de prêtre retraité est pour le moins étonnant dans un diocèse qui manque cruellement de prêtres sur le terrain ! L’abbé Michel refuse cette rétrogression qui s’apparente à une sanction. Mgr Nourrichard lui propose alors d’être l’aumônier de l’hôpital de Louviers, une nouvelle fois un poste bien en deçà des capacités d’un prêtre dynamique ayant une longue expérience de curé : nouveau refus, l’abbé Michel ne se sentant pas cette vocation. Enfin, Mgr Nourrichard veut le nommer dans la paroisse de Louviers… comme vicaire du curé : nouvel échec.
Curieuses propositions
Pendant ce temps, les fidèles et les élus locaux – fervents soutiens de l’abbé, à commencer par les maires de ses communes, Thiberville en tête – se mobilisent et 4000 signatures et des centaines de lettres parviennent à l’évêché et à la nonciature pour demander le maintien de l’abbé Michel à Thiberville. En juin 2008, Mgr Nourrichard écrit à l’abbé Michel et lui demande de rester un an encore à Thiberville « pour célébrer vos soixante ans ». L’année se passe donc tranquillement, puis revient la question du départ : visiblement, Mgr Nourrichard, ne veut pas que l’abbé Michel soit à nouveau curé de paroisse – là où pourtant il a prouvé son charisme et sa réussite ! Il lui propose d’être vicaire à Aubevoie, paroisse d’un style diamétralement opposé à celui de Thiberville ! L’évêque finit par reconnaître que ce choix n’est pas des plus judicieux et nous voilà revenus à la proposition de vicaire à Louviers, avec un curé presque vingt ans plus jeune que l’abbé Michel. Finalement, Mgr Nourrichard lui écrit en septembre 2009 avec à la clé une nouvelle solution : dans le cadre d’un remaniement des paroisses, le secteur de Thiberville serait rattaché à celui de Bernay : l’abbé Michel viendrait rejoindre l’équipe de prêtres et pourrait notamment desservir… Thiberville. Cette fois-ci, la réponse de l’abbé Michel n’est pas négative, il évoque seulement les risques de cohabitation difficile avec les deux prêtres du secteur, l’abbé Jean Vivien et l’abbé Pierre Gaudin, tous deux hostiles à la vision traditionnelle de l’abbé Michel (et très opposés à la forme extraordinaire). Mgr Nourrichard estime cette réponse comme un refus et écrit fin octobre à l’abbé qu’il envisage pour la première fois des sanctions canoniques. Le 19 novembre, celui-ci lui répond en affirmant qu’il est prêt à rejoindre Bernay et, conformément au motu proprio de Benoît XVI, demande si une paroisse personnelle où la forme extraordinaire pour la messe serait célébrée pourrait être envisagée afin de répondre au besoin des fidèles. Appel resté sans réponse, sinon la révocation du 28 décembre 2009 que Mgr Nourrichard est venu en personne communiquer aux fidèles le dimanche 3 janvier dernier à Thiberville.
La suite est mieux connue et a été largement médiatisée : Mgr Nourrichard a été pris à partie par les fidèles, il n’a pu célébrer la messe à Thiberville et s’est vu interdire l’entrée dans une autre église où officiait l’abbé Michel. Après avoir confirmé sa décision de révocation de l’abbé Michel et de rattachement de ses paroisses au groupement de Bernay sous l’autorité du curé, l’abbé Jean Vivien, Mgr Nourrichard a annoncé qu’il avait rencontré le nonce à Paris et remis son dossier entre les mains de Rome qui tranchera. On en est là aujourd’hui.
Cette histoire, assez triste en vérité, est cependant intéressante en ce qu’elle nous renseigne sur un état d’esprit qui est loin de celui que le pape Benoît XVI essaie d’insuffler dans l’Église universelle – et que l’on peut résumer par son souci de « l’herméneutique de la réforme, du renouveau dans la continuité » (2) par opposition à toute idée de rupture entre le passé et le présent. Car ce qui est extraordinaire dans cette affaire, c’est l’impression irrépressible qui apparaît clairement : l’expérience de Thiberville, unique dans ce diocèse, doit cesser ! On ne sait pas très bien pourquoi et dans quel but, mais cela semble une nécessité incontournable.
Raisons d’une révocation
La raison d’abord invoquée est la rumeur des calomnies, finalement oubliée au profit d’un autre motif impérieux : l’abbé Michel est en poste depuis 23 ans, c’est beaucoup trop ! Faut-il rappeler que saint Jean-Marie Vianney est resté 41 ans curé d’Ars. Certes, l’époque n’est plus la même, mais même aujourd’hui, rien n’empêche un curé de demeurer longtemps dans une paroisse comme cela se faisait jadis. Habituellement, ce sont les prêtres eux-mêmes qui souhaitent changer d’horizon après six ou neuf ans dans une paroisse. Mais quand un prêtre ne le souhaite pas, les fidèles non plus et qu’aucune solution de rechange n’existe, où est le mal à le maintenir 23 ans et plus ?
L’argument, au demeurant, a fait long feu puisque désormais c’est la réorganisation des paroisses – ancien projet intitulé « Paroisse 2000 » – qui est le motif officiel de la révocation de l’abbé Michel. Mais dans tout cela, à aucun moment on a entendu les autorités du diocèse se soucier du bien des fidèles – un paradoxe pour ceux qui ne cessent de se revendiquer du concile Vatican II qui a cherché à donner aux laïcs une plus grande place dans l’Église : un prêtre pour 5000 habitants (c’est le ratio de l’abbé Michel à Thiberville), c’est trop, c’est un luxe que ne peut plus se payer l’Église, affirme l’abbé Jean Vivien. Mais l’argument est absurde puisque la solution retenue, comme s’il y avait trop de prêtres, consiste à révoquer un curé en étant prêt à ne plus lui donner de ministère équivalent et à rattacher ses paroisses à un secteur déjà très étendu. Le seul résultat tangible de ce remaniement est que les 5000 habitants de la région de Thiberville qui avait un prêtre… n’en auront plus et seront rattachés à une ville située à 12 km : cela ne contribuera pas à augmenter le ratio de l’abbé Vivien !
De plus, quand on change un prêtre d’une paroisse, on essaie de faire en sorte qu’il y ait une certaine continuité entre l’équipe sortante et celle qui arrive, c’est une délicatesse élémentaire envers les fidèles… sauf si l’on considère que le travail de l’ancienne équipe est mauvais et doit être corrigé ! Là est bien le cœur du problème. Comme style de prêtre, l’abbé Vivien est en effet à l’opposé de l’abbé Michel, comme l’a fort bien montré un reportage diffusé le 17 janvier sur TF1 dans l’émission « Sept à huit » : l’abbé Michel, en soutane, est apparu jovial, très à l’aise parmi les habitants qui le connaissent bien, aimé de tous, y compris des non-catholiques, tandis que son confrère, en civil, austère, marchait seul dans la rue sans même être salué. Le rattachement de Thiberville à son secteur géographique est la mort assurée de la spécificité de cette paroisse.
C’est finalement bien cela qui est en cause dans l’affaire de Thiberville : l’expérience d’un curé d’esprit traditionnel, dont la paroisse est florissante, est-elle permise dans le diocèse d’Évreux ? Ces querelles auraient pu avoir un sens en un temps où l’Église regorgeait de vocations, mais aujourd’hui, dans un diocèse aussi sinistré que celui d’Évreux, la persécution d’un prêtre ayant ainsi « réussi » sur le terrain apparaît comme incompréhensible, quelles que soient les justes et bonnes raisons que Mgr Nourrichard a de vouloir être obéi de tous ses prêtres : ce souci est bien évidemment plus que légitime et il ne s’agit pas de remettre ici en cause l’autorité de Mgr Nourrichard, mais de regretter qu’il ait agi à Thiberville comme s’il s’agissait d’une paroisse quelconque où le prêtre pouvait être changé par un autre sans dommage, alors qu’il s’agit d’un lieu particulier, en raison de son histoire et de son pasteur. Le bien des fidèles ne nécessitait-il pas ici une solution spécifique, originale, en dehors des sentiers battus ? A qui fera-t-on croire que le départ de l’abbé Michel est nécessité par un ratio mathématique et que son maintien indispose les autres catholiques du diocèse jaloux qu’un prêtre n’ait « que » 5000 habitants, alors que d’autres en ont davantage ?
L’expérience de l’abbé Michel étant très positive, l’Église ne pouvant se développer qu’à partir de bastions forts comme celui de Thiberville, pourquoi ne pas agrandir le secteur paroissial de l’abbé Michel et même lui donner un vicaire pour le seconder ? S’il n’y a pas de prêtre disponible dans le diocèse, pourquoi ne pas faire appel à un prêtre extérieur, soit d’un autre diocèse, soit d’une communauté nouvelle ou traditionnelle ? Ainsi, l’abbé Vivien serait satisfait et pourrait vérifier avec sa calculette que l’abbé Michel est dans les bons ratios et l’évangélisation aurait ainsi un bon terrain de départ. Quand on a la chance d’avoir un abbé Michel, on le félicite, on l’encourage : persécuter un tel prêtre n’est pas bon signe…
Derrière les explications officielles, il y a bien une conception de la vie paroissiale qui est en jeu. En ce sens, c’est bien une affaire exemplaire.
Christophe Geffroy
(1) Nous avions relaté toute cette affaire dans La Nef n°80 de février 1998 et nous avions interviewé Mgr Jacques David dans La Nef n°82 d’avril 1998.
(2) Discours à la Curie du 22 décembre 2005.
Le diocèse d’Évreux est le théâtre d’une tension entre l’évêque et l’un de ses prêtres. Cette affaire locale est en fait significative d’un problème de fond sur lequel il n’est pas inutile de réfléchir. Explications et analyse.
Depuis début janvier, les médias se sont fait l’écho des tensions qui existent dans le diocèse d’Évreux entre son évêque, Mgr Christian Nourrichard, et l’un de ses prêtres, l’abbé Francis Michel, curé de Thiberville. Fallait-il revenir à notre tour sur cette affaire locale au risque de mettre de l’huile sur le feu ? À l’heure d’internet où l’information circule quasiment instantanément à l’échelle nationale et mondiale, il serait pour le moins hypocrite de feindre qu’une telle affaire puisse n’avoir aucune répercussion au-delà du diocèse d’Évreux. Et elle en a d’autant plus qu’elle est d’une certaine façon exemplaire et permet de poser de vraies questions sur la façon d’envisager l’avenir de nos diocèses. Enfin, un facteur plus personnel me pousse ici à témoigner : ma famille étant installée depuis plus de vingt ans à Lisieux, j’ai pu voir de près la fécondité du ministère de l’abbé Michel à Thiberville et dans sa région. J’admets que la profonde admiration que je porte à l’abbé Michel ne fait pas de moi l’observateur le plus objectif, mais mon but n’a jamais été d’attaquer nos évêques, que j’aime et respecte et dont je conçois combien la tâche est difficile.
Il est évident que la paroisse de l’abbé Michel à Thiberville (avec les douze autres clochers qu’il dessert) n’est pas une paroisse comme les autres. Et pour le comprendre, il faut sans doute évoquer rapidement la haute figure d’un autre prêtre de ce diocèse, décédé en novembre 1996 : l’abbé Montgomery, ce truculent pasteur écossais devenu prêtre catholique et qui resta curé du Chamblac de 1956 jusqu’à sa mort – l’église du Chamblac jouxte le magnifique château de l’écrivain Jean de La Varende (1887-1959) : c’est dans sa propriété que se faisait traditionnellement la procession de la Fête-Dieu. L’abbé Montgomery, qui était une forte personnalité, avait conservé la messe tridentine dans sa paroisse tout en demeurant canoniquement en règle avec ses évêques successifs qui, sagement, n’avaient pas cherché à « déloger » un prêtre aussi enraciné et aimé de ses fidèles. Après sa mort, l’incertitude régnant sur l’avenir de cette paroisse, l’abbé Aulagnier, alors responsable du prieuré de Gavrus (Calvados) de la Fraternité Saint-Pie X, vient célébrer la messe tridentine au Chamblac le dimanche. En mars 1997, Mgr David, évêque d’Évreux, veut « normaliser » la situation en nommant un nouveau curé chargé de ne célébrer que la messe dite de Paul VI : c’est le début d’un long bras de fer entre l’abbé Aulagnier et Mgr David qui n’aboutira qu’à un beau gâchis (1), à l’abandon d’une paroisse vivante et fervente.
Portrait de l’abbé Michel
Pour répondre au besoin des fidèles de l’abbé Montgomery, apaiser les esprits et essayer de sortir d’une situation qui s’enlisait, l’abbé Michel, curé de Thiberville depuis 1986, instaure dans sa paroisse le dimanche à 17 heures une messe dans la forme extraordinaire : à l’origine, cette messe, célébrée dans le cadre d’un trentain à la mémoire de l’abbé Montgomery, n’est pas destinée à perdurer. Mais face à l’affluence, dans ce contexte où ces fidèles se sentent rejetés de tous, l’abbé Michel n’a pas le cœur de l’arrêter. Son évêque essaie de le persuader de ne plus célébrer cette messe tridentine, mais finit par laisser les choses en l’état : depuis, elle n’a jamais cessé. Mgr David dira même avec une pointe d’humour : « Si j’ai bien compris, c’est un trentain perpétuel ».
Un mot maintenant sur les paroisses de l’abbé Michel. Quand il est arrivé à Thiberville en 1986, la paroisse n’était pas d’un style « classique ». Il a même dû se battre plusieurs années contre quelques religieuses pour imposer les normes romaines en matière liturgique. Car l’abbé Michel n’est pas un « traditionaliste » ; il célèbre la messe selon le nouvel Ordo… mais telle que le pape Benoît XVI demande qu’elle soit célébrée : il a mis plusieurs années à retirer l’autel mobile situé au milieu du cœur pour célébrer ad orientem, les grandes prières du commun sont chantées en latin et grégorien, on y respire l’encens, etc. (mais on y voit des filles enfants de chœur, « enfants de Marie » n’assurant pas le service de l’autel). Bref, il faut le reconnaître, l’abbé Michel est l’un des rares exemples en France qui prouve que l’on peut célébrer le nouvel Ordo sans rupture avec l’ancien : c’est même un « laboratoire » où fidèles des deux formes du même rite romain cohabitent dans une parfaite harmonie. Résultat ? Ses églises sont pleines chaque dimanche et l’abbé Michel est devenu une personnalité respectée et appréciée de tous. Ajoutons que les cours de catéchisme de l’abbé – basés sur les méthodes traditionnelles – font le plein, qu’il ne rate jamais une occasion de processionner dans les rues des villages, que ce soit pour la Fête-Dieu, l’Assomption ou la fête de sainte Jeanne d’Arc et vous aurez une petite idée du profil de ce curé hors norme.
Après Mgr Gaillot, Mgr David avait compris qu’il valait mieux laisser ce curé continuer tranquillement son expérience dont ils ne saisissaient pas vraiment la portée. En 2006, Mgr Christian Nourrichard remplace Mgr David comme évêque d’Évreux. Tout semble devoir continuer comme avant jusqu’en avril 2008. À ce moment, l’abbé Michel est victime de graves calomnies, notamment dans la gestion des fonds de ses paroisses – calomnies évidemment non fondées dont on connaîtra par la suite l’origine et sur lesquelles je préfère ne pas m’étendre par égard pour les « accusateurs ». Il est convoqué à l’évêché et Mgr Nourrichard lui déclare qu’il ne peut rester à Thiberville avec de telles accusations contre lui. L’abbé Michel refuse fermement de partir dans ces conditions : il juge qu’un départ précipité serait une fuite qui donnerait raison aux calomniateurs. Lors d’un nouvel entretien, Mgr Nourrichard maintient sa décision et propose à l’abbé d’aller à Évreux assurer les messes de diverses communautés religieuses sans aumônier et d’assurer l’adoration du Saint-Sacrement et des temps de confession à la cathédrale. Passer à 58 ans – l’abbé Michel est en pleine forme – du ministère de curé de treize paroisses à celui de prêtre retraité est pour le moins étonnant dans un diocèse qui manque cruellement de prêtres sur le terrain ! L’abbé Michel refuse cette rétrogression qui s’apparente à une sanction. Mgr Nourrichard lui propose alors d’être l’aumônier de l’hôpital de Louviers, une nouvelle fois un poste bien en deçà des capacités d’un prêtre dynamique ayant une longue expérience de curé : nouveau refus, l’abbé Michel ne se sentant pas cette vocation. Enfin, Mgr Nourrichard veut le nommer dans la paroisse de Louviers… comme vicaire du curé : nouvel échec.
Curieuses propositions
Pendant ce temps, les fidèles et les élus locaux – fervents soutiens de l’abbé, à commencer par les maires de ses communes, Thiberville en tête – se mobilisent et 4000 signatures et des centaines de lettres parviennent à l’évêché et à la nonciature pour demander le maintien de l’abbé Michel à Thiberville. En juin 2008, Mgr Nourrichard écrit à l’abbé Michel et lui demande de rester un an encore à Thiberville « pour célébrer vos soixante ans ». L’année se passe donc tranquillement, puis revient la question du départ : visiblement, Mgr Nourrichard, ne veut pas que l’abbé Michel soit à nouveau curé de paroisse – là où pourtant il a prouvé son charisme et sa réussite ! Il lui propose d’être vicaire à Aubevoie, paroisse d’un style diamétralement opposé à celui de Thiberville ! L’évêque finit par reconnaître que ce choix n’est pas des plus judicieux et nous voilà revenus à la proposition de vicaire à Louviers, avec un curé presque vingt ans plus jeune que l’abbé Michel. Finalement, Mgr Nourrichard lui écrit en septembre 2009 avec à la clé une nouvelle solution : dans le cadre d’un remaniement des paroisses, le secteur de Thiberville serait rattaché à celui de Bernay : l’abbé Michel viendrait rejoindre l’équipe de prêtres et pourrait notamment desservir… Thiberville. Cette fois-ci, la réponse de l’abbé Michel n’est pas négative, il évoque seulement les risques de cohabitation difficile avec les deux prêtres du secteur, l’abbé Jean Vivien et l’abbé Pierre Gaudin, tous deux hostiles à la vision traditionnelle de l’abbé Michel (et très opposés à la forme extraordinaire). Mgr Nourrichard estime cette réponse comme un refus et écrit fin octobre à l’abbé qu’il envisage pour la première fois des sanctions canoniques. Le 19 novembre, celui-ci lui répond en affirmant qu’il est prêt à rejoindre Bernay et, conformément au motu proprio de Benoît XVI, demande si une paroisse personnelle où la forme extraordinaire pour la messe serait célébrée pourrait être envisagée afin de répondre au besoin des fidèles. Appel resté sans réponse, sinon la révocation du 28 décembre 2009 que Mgr Nourrichard est venu en personne communiquer aux fidèles le dimanche 3 janvier dernier à Thiberville.
La suite est mieux connue et a été largement médiatisée : Mgr Nourrichard a été pris à partie par les fidèles, il n’a pu célébrer la messe à Thiberville et s’est vu interdire l’entrée dans une autre église où officiait l’abbé Michel. Après avoir confirmé sa décision de révocation de l’abbé Michel et de rattachement de ses paroisses au groupement de Bernay sous l’autorité du curé, l’abbé Jean Vivien, Mgr Nourrichard a annoncé qu’il avait rencontré le nonce à Paris et remis son dossier entre les mains de Rome qui tranchera. On en est là aujourd’hui.
Cette histoire, assez triste en vérité, est cependant intéressante en ce qu’elle nous renseigne sur un état d’esprit qui est loin de celui que le pape Benoît XVI essaie d’insuffler dans l’Église universelle – et que l’on peut résumer par son souci de « l’herméneutique de la réforme, du renouveau dans la continuité » (2) par opposition à toute idée de rupture entre le passé et le présent. Car ce qui est extraordinaire dans cette affaire, c’est l’impression irrépressible qui apparaît clairement : l’expérience de Thiberville, unique dans ce diocèse, doit cesser ! On ne sait pas très bien pourquoi et dans quel but, mais cela semble une nécessité incontournable.
Raisons d’une révocation
La raison d’abord invoquée est la rumeur des calomnies, finalement oubliée au profit d’un autre motif impérieux : l’abbé Michel est en poste depuis 23 ans, c’est beaucoup trop ! Faut-il rappeler que saint Jean-Marie Vianney est resté 41 ans curé d’Ars. Certes, l’époque n’est plus la même, mais même aujourd’hui, rien n’empêche un curé de demeurer longtemps dans une paroisse comme cela se faisait jadis. Habituellement, ce sont les prêtres eux-mêmes qui souhaitent changer d’horizon après six ou neuf ans dans une paroisse. Mais quand un prêtre ne le souhaite pas, les fidèles non plus et qu’aucune solution de rechange n’existe, où est le mal à le maintenir 23 ans et plus ?
L’argument, au demeurant, a fait long feu puisque désormais c’est la réorganisation des paroisses – ancien projet intitulé « Paroisse 2000 » – qui est le motif officiel de la révocation de l’abbé Michel. Mais dans tout cela, à aucun moment on a entendu les autorités du diocèse se soucier du bien des fidèles – un paradoxe pour ceux qui ne cessent de se revendiquer du concile Vatican II qui a cherché à donner aux laïcs une plus grande place dans l’Église : un prêtre pour 5000 habitants (c’est le ratio de l’abbé Michel à Thiberville), c’est trop, c’est un luxe que ne peut plus se payer l’Église, affirme l’abbé Jean Vivien. Mais l’argument est absurde puisque la solution retenue, comme s’il y avait trop de prêtres, consiste à révoquer un curé en étant prêt à ne plus lui donner de ministère équivalent et à rattacher ses paroisses à un secteur déjà très étendu. Le seul résultat tangible de ce remaniement est que les 5000 habitants de la région de Thiberville qui avait un prêtre… n’en auront plus et seront rattachés à une ville située à 12 km : cela ne contribuera pas à augmenter le ratio de l’abbé Vivien !
De plus, quand on change un prêtre d’une paroisse, on essaie de faire en sorte qu’il y ait une certaine continuité entre l’équipe sortante et celle qui arrive, c’est une délicatesse élémentaire envers les fidèles… sauf si l’on considère que le travail de l’ancienne équipe est mauvais et doit être corrigé ! Là est bien le cœur du problème. Comme style de prêtre, l’abbé Vivien est en effet à l’opposé de l’abbé Michel, comme l’a fort bien montré un reportage diffusé le 17 janvier sur TF1 dans l’émission « Sept à huit » : l’abbé Michel, en soutane, est apparu jovial, très à l’aise parmi les habitants qui le connaissent bien, aimé de tous, y compris des non-catholiques, tandis que son confrère, en civil, austère, marchait seul dans la rue sans même être salué. Le rattachement de Thiberville à son secteur géographique est la mort assurée de la spécificité de cette paroisse.
C’est finalement bien cela qui est en cause dans l’affaire de Thiberville : l’expérience d’un curé d’esprit traditionnel, dont la paroisse est florissante, est-elle permise dans le diocèse d’Évreux ? Ces querelles auraient pu avoir un sens en un temps où l’Église regorgeait de vocations, mais aujourd’hui, dans un diocèse aussi sinistré que celui d’Évreux, la persécution d’un prêtre ayant ainsi « réussi » sur le terrain apparaît comme incompréhensible, quelles que soient les justes et bonnes raisons que Mgr Nourrichard a de vouloir être obéi de tous ses prêtres : ce souci est bien évidemment plus que légitime et il ne s’agit pas de remettre ici en cause l’autorité de Mgr Nourrichard, mais de regretter qu’il ait agi à Thiberville comme s’il s’agissait d’une paroisse quelconque où le prêtre pouvait être changé par un autre sans dommage, alors qu’il s’agit d’un lieu particulier, en raison de son histoire et de son pasteur. Le bien des fidèles ne nécessitait-il pas ici une solution spécifique, originale, en dehors des sentiers battus ? A qui fera-t-on croire que le départ de l’abbé Michel est nécessité par un ratio mathématique et que son maintien indispose les autres catholiques du diocèse jaloux qu’un prêtre n’ait « que » 5000 habitants, alors que d’autres en ont davantage ?
L’expérience de l’abbé Michel étant très positive, l’Église ne pouvant se développer qu’à partir de bastions forts comme celui de Thiberville, pourquoi ne pas agrandir le secteur paroissial de l’abbé Michel et même lui donner un vicaire pour le seconder ? S’il n’y a pas de prêtre disponible dans le diocèse, pourquoi ne pas faire appel à un prêtre extérieur, soit d’un autre diocèse, soit d’une communauté nouvelle ou traditionnelle ? Ainsi, l’abbé Vivien serait satisfait et pourrait vérifier avec sa calculette que l’abbé Michel est dans les bons ratios et l’évangélisation aurait ainsi un bon terrain de départ. Quand on a la chance d’avoir un abbé Michel, on le félicite, on l’encourage : persécuter un tel prêtre n’est pas bon signe…
Derrière les explications officielles, il y a bien une conception de la vie paroissiale qui est en jeu. En ce sens, c’est bien une affaire exemplaire.
Christophe Geffroy
(1) Nous avions relaté toute cette affaire dans La Nef n°80 de février 1998 et nous avions interviewé Mgr Jacques David dans La Nef n°82 d’avril 1998.
(2) Discours à la Curie du 22 décembre 2005.