SOURCE - Bellaigue - Lettre aux amis et Bienfaiteurs - juin 2014
La vénérable passion des bienheureux apôtres Pierre et Paul fait pour nous de ce jour une solennité, frères très chers ; la plus précieuse des morts les a aujourd’hui fait passer à la vie éternelle et a fourni au monde entier matière à se réjouir grandement. Parmi les chrétiens, en effet, quel est celui qui n’accueillerait avec une immense allégresse la fête de ceux par qui sont préparées pour eux de nombreuses joies dans les célestes demeures, dans l’enchante ment des réjouissances éternelles? Pour nous, ce jour est donc festif, mais il l’est bien plus encore pour eux : aujourd’hui, par le glorieux sacrifice de leur sang, ils sont entrés dans le plus sublime des temples ; dès à présent, ils ont été agréés comme un très agréable holocauste sur l’autel divin, ou bien sous l’autel si vous préférez. Aujourd’hui donc, Pierre et Paul montèrent au temple pour la prière de la neuvième heure (Actes, III, 1). Qu’ai-je dit? J’aurais dû dire Pierre et Jean. C’est en effet ce qui est écrit dans le passage des Actes des Apôtres que nous avons lu hier : Pierre et Jean montaient au temple pour la prière de la neuvième heure (Actes, III, 1). Pourtant, cette erreur n’est peut-être pas tellement répréhensible. Si vous voulez bien, examinons si le sens ne serait pas éventuelle ment le même, bien que les mots soient différents.
Qu’est-ce Pierre? Qu’est-ce Jean? En Pierre, nous avons le fondement de la foi ; en Jean, le modèle de la dilection. Tu es Pierre , est-il dit, et sur cette pierre j’édifierai mon Eglise (Matthieu, XVI, 18). Sur quelle pierre? Celle de la foi que Pierre a confessée : Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant (Matthieu, XVI, 16). Quant à Jean, en signe de sa merveilleuse dilection, il reposa sur la poitrine de Jésus (Jean, XIII, 25) ; le tréfonds de la divine douceur, non seulement il y adhéra par la foi, mais il en fit l’expérience ; non seulement il en eût l’intuition, mais il y puisa et il y goûta combien Jésus est doux. C’est à bon droit que Pierre marche sur la mer, bravant les flots, mais redoutant d’être englouti. De fait, sur les flots de cette grande mer aux vastes bras, nous cheminons assurément dans la foi et non en présence de la réalité (2 Corinthiens, V, 7). Et notre adversaire, tel un lion rugissant, rôde, cher chant qui dévorer ; nous lui résistons en étant fermes dans la foi (1 Pierre, V, 8-9). Par la foi nous foulons aux pieds les richesses du monde, par la foi nous bravons les persécutions du monde, par la foi nous mépri sons les honneurs du monde, par la foi nous résistons aux tentations qui viennent du monde. Mais, en tout cela, qui se sent en sécurité? Qui, en se heurtant aux flots menaçants de ce monde, ne s’écrie avec Pierre: Seigneur, sauvez-moi (Matthieu, XIV, 30). Quant au doux élan d’amour pour Dieu, avide de l’abondance du Christ et inclinant la tête vers la poitrine de sa charité, il s’occupe des délices de la sagesse tandis que toute préoccupation a été mise de côté et tout souci mis en veilleuse, et il exhale une belle parole en disant : Mon bien-aimé est à moi, et moi à lui (Cantique, II, 16).
C’est donc bien qu’il soit dit à Pierre : Suis-moi (Jean, XXI, 19). Où cela ? Quand tu étais jeune, tu mettais toi- même ta ceinture et tu allais où tu voulais ; quand tu seras devenu vieux, un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas (Jean, XXI, 18). C’est ainsi que la foi suit le Christ, tandis que la dilection le trouve. La foi est en marche, la dilection en repos. La foi sur la croix, la dilection sur la poitrine. La foi est en Pierre, la dilection en Jean. C’est pour quoi, est-il dit, je veux que lui – il s’agit de Jean – demeure ainsi jusqu’à ce que je vienne (Jean, XXI, 22). De fait, la foi se change en mise en présence de la réalité, le labeur en repos. La foi aura beau ne pas demeurer jusqu’au bout, la prophétie aura beau disparaître et les langues cesser, la dilection ne passera pas (1 Corinthiens, XIII, 8). C’est pourquoi, je veux qu’elle demeure ainsi jusqu’à ce que je vienne (Jean, XXI, 22). Quoi donc? Lorsque (le Christ) sera venu, (la dilection) ne demeurera-t-elle plus ? Si, mais je veux qu’elle demeure ainsi. Ainsi, dit-il. Comment ainsi? Cela veut dire : en état de progrès. En effet, lorsque (le Christ) sera venu, celle qui maintenant progresse sera menée à sa perfection. Il convenait donc que Pierre, sur la croix, ait les pieds dirigés vers le ciel, tandis que Jean n’a pu être retenu dans un tombeau ; de fait, la foi tend vers Dieu par les travaux et les combats de cette vie, tandis que la dilection, élevée de terre, situe son point d’attirance dans la suavité céleste.
Il n’est donc pas hors de propos que nous ayons dit : Pierre et Paul montaient au temple. Car, en l’un et l’autre: Pierre et Jean , à savoir la foi et l’amour, montaient au temple pour la prière de la neuvième heure (Actes, III, 1). Beau compagnonnage, certes, noble chemin, heure adéquate. Pierre et Jean, non pas Pierre sans Jean, ni Jean sans Pierre. Effectivement, sans les œuvres la foi est morte (Jacques, II, 26) ; d’autre part, sans la foi (Hébreux, XI, 6), la dilection relève soit de la bassesse morale soit de la vaine gloriole. L’une et l’autre (foi et dilection de charité) sont en Paul, l’une et l’autre en Pierre. Que l’amour se soit trouvé en Pierre avec la foi, celui-là même en est témoin qui a demandé : Pierre, m’aimes-tu ? Et pour manifester la perfection de cet amour qui consiste en une triple vertu, il répéta cette question à trois reprises (Jean, XXI, 17). Et que l’on retrouve ces mêmes (vertus) chez Paul, il n’est permis à aucun chrétien de l’ignorer.
C’est ainsi qu’en Pierre et Paul, Pierre et Jean montaient au temple (Actes, III, 1). Dans quel temple? L’Eglise universelle qui chemine en ce monde est assurément un temple de Dieu. Toute âme qui adhère à Dieu par la foi et la dilection est, elle aussi, un temple de Dieu. Et la bienheureuse assemblée des anges, qui règne au ciel, est également un temple du Seigneur. Voici la demeure de Dieu avec les hommes (Apocalypse, XXI, 3), est-il dit. C’est l’Eglise en laquelle les saints cheminent comme dans une demeure ; elle est le temple où l’unique Dieu est adoré, où il est vénéré, où des sacrifices lui sont offerts. Vous avez également ceci chez l’Apôtre : Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu ? Et encore : Le temple de Dieu est saint, et ce temple c’est vous (1 Corinthiens, III, 16- 17). Car l’âme sainte est un temple du Seigneur en le quel est offert le sacrifice que Dieu ne méprise pas : un cœur contrit et humilié (Psaume L, 19) ; en lequel sont même offerts de gras holocaustes avec la fumée des béliers (Psaume LXV, 15). Vous savez bien, frères, ce qui se fait habituellement dans ce temple du Seigneur qu’est votre cœur, quel sacrifice suave et par fumé s’élève à partir de lui vers l’autel sublime : une prière toute pure, alimentée par la générosité du don de soi et le feu de la dilection. Enfin, le temple céleste, c’est celui que contemple le prophète : Saint est votre temple, admirable d’équité (Psaume LXIV, 5-6). En quoi est-il admirable ? Est-ce à cause de l’or, de l’argent ou des pierres de grand prix ? Ou bien le temple est-il rendu admirable par un pavement de marbre, des murs tapissés de pourpre, ou des autels étincelants d’or et de pierres précieuses ? Saint est son temple et admirable. En quoi? Admirable d’équité, assurément. Ô équité ! Où est l’équité ? Qu’est-ce que l’équité ? Là où il n’y a rien d’injuste, rien de retors, rien de tordu, rien de perverti, là est l’équité. Cette équité ne réside que dans la charité et l’unité. Ô demeure lumineuse, j’ai aimé ta beauté et le lieu du séjour de la gloire (Psaume XXV, 8) du Seigneur ton Dieu.
Voyez, mes frères : il n’appartient pas à n’importe quelle âme de monter vers ce temple. Assurément, la montée vers le premier temple est accessible à tous, bons et mauvais, élus et réprouvés ; celle vers le deuxième n’est accessible qu’aux gens de bien ; celle vers ce dernier temple est réservée aux parfaits. Vers le premier temple, on s’élève par la foi et les sacrements. Car on ne peut appeler « catholique » que celui qui a la foi et qui reçoit les sacrements de la foi. Au deuxième temple, c’est-à-dire à la sanctification de l’homme intérieur, l’âme qui progresse accède par un triple échelon : le mépris du monde, le mépris du péché, le mépris de soi. De fait, l’âme tachée par l’amour du monde, souillée par l’infection du péché ou repliée sur elle- même par l’amour exclusif de soi ne peut être ni un temple de Dieu ni un sanctuaire de l’Esprit-Saint. Quant au céleste et divin Saint des saints, où ne pourront pénétrer que les parfaits, l’entrée bienheureuse en sera ouverte à ceux qui s’élèvent par trois degrés. Oui, l’âme sainte qui dit adieu à toutes les choses visibles et qui franchit les portes de la Jérusalem céleste, d’abord par l’élan du désir, puis par la contemplation et enfin par la mise en présence de la réalité, cette âme-là mérite d’avoir accès au temple même où est entré pour nous Jésus le grand prêtre (Hébreux, VI, 20), et où il est toujours vivant pour intercéder en notre faveur (Hébreux, VII, 25). On touche ce temple par l’élan du désir, on l’aperçoit par la contemplation, on le possède par la mise en présence de la réalité. Il était certes monté au premier degré le prophète qui disait : Seigneur, j’ai aimé la beauté de votre maison (Psaume XXV, 8). Ce à quoi il avait ajouté foi, il le touchait désormais par la dilection. Il aspirait aussi au deuxième degré lorsqu’il disait : J’ai demandé une chose au Seigneur, je la recherche : c’est de visiter son temple (Psaume XXVI, 4). De visiter, dit-il. De fait, en cette vie, la contemplation de ce temple ne peut être continuelle ; il n’est pas en notre possession, mais il est visité pour que l’âme s’en nourrisse parfois, sans pourtant en être rassasiée, et pour qu’elle s’habitue tout autant à avoir faim qu’à manger, jusqu’à ce que, après la contemplation, elle soit transférée en présence de la réalité et dise avec le prophète : De même que nous avons entendu, ainsi également nous avons vu dans la cité du Seigneur des vertus (Psaume XLVII , 9).