« Scandaleux… ce ne sont pas les propos d’un chrétien. » On ne saurait mieux exprimer que ne l’a fait le cardinal Barbarin ce que la plupart des catholiques pensent depuis les discours négationnistes de Richard Williamson. À Rome aussi, les esprits les plus avertis mesurent l’ampleur du problème qu’ils vont devoir résoudre. Mais restons en France. L’appel des intellectuels catholiques publié par La Vie témoigne du choc. Cet appel, en ligne depuis mardi, aura reçu de nombreuses signatures nouvelles d’ici à la parution de ce numéro, et il demeure possible de s’y associer. Puisqu’on parle beaucoup, ces derniers jours, d’unité des catholiques, observons que cette déclaration en donne le signe visible, tant s’y trouvent manifestées à la fois la diversité des sensibilités et la convergence de fond de tous les signataires. Il ne faut pas tout mélanger. On peut être intégriste et se sentir horrifié par le négationnisme. Il suffit de se promener sur les sites de ce que l’on appelle parmi les initiés le « Tradiland » pour le constater. Certains se réjouissent plus ou moins ouvertement. D’autres sont sincèrement écœurés. Ceux-là comprennent. Williamson est l’ennemi objectif de la liturgie dite extraordinaire, tant il en dessine une repoussante caricature. Reste que le traditionalisme est un mille-feuille, mêlant des couches romantiques, spirituelles, nostalgiques, idéalistes à d’autres moins goûteuses et ultrapolitisées. Il y a d’abord le fond royaliste et antirévolutionnaire, la mouvance antimoderniste, la culture maurrassienne, le pétainisme, le catho-lepénisme. Tout cela ne se confond pas mais se rencontre, se déchire, se reconnaît dans de communes détestations. Affirmer que le pape « réintègre un évêque négationniste » est faux, puisqu’il n’est pas réintégré. Que beaucoup de médias l’aient présenté ainsi a de quoi navrer. Le décret de Rome se préparait depuis des semaines. Nier l’existence des chambres à gaz n’est pas, loin s’en faut, dans le projet de Benoît XVI. Mais que Rome ne tienne pas compte du choc que provoquait déjà la déclaration de Williamson deux jours avant l’annonce officielle de la levée des excommunications reste assez sidérant. Un Vatican coupé du monde, indifférent au réel ? L’hypothèse ne rassure guère. Reste le fond du débat. Un débat où les arguments en défense des intégristes servent parfois de paravent. Il me semble indispensable de soulever tous ces paravents, pour voir ce qu’ils cachent. Voici ce que l’on dit, et ce que nous répondons. On nous dit : si l’on est chrétien, on aime ses frères. Oui, et j’irai même plus loin. Se réconcilier, d’accord… pour peu que l’on soit conciliables. Or, en l’espèce, dans conciliable, j’entends Concile. J’entends aussi vivre ensemble et se dire la vérité. Réconcilions-nous, mais réconcilions-nous à deux. Je n’ai pas vu dans les déclarations des responsables de la Fraternité le moindre signe en ce sens. Plutôt un défi, une provocation de plus. Il est vrai que Vatican II n’est pas négociable. Ni par les lefebvristes, qui le rejettent en bloc et en détail. Ni par l’Église elle-même, qui, rappelle Benoît XVI, en a fait sa « boussole ». On nous dit : vous avez perdu le sens du sacré, vous avez tout bradé… Non, nous avons tout gardé. Pendant que d’autres quittaient la maison. Nous sommes toujours réunis chaque dimanche par l’Église catholique au nom du Christ ressuscité. On nous dit : « geste paternel » du pape devant la « souffrance » des traditionalistes. Ah, le coup de la souffrance. Très actuel, très moderniste au fond, très subjectiviste. Je souffre, donc je suis. Mais oui, nous souffrons, nous, les catholiques. Entendra-t-on la souffrance de bien des prêtres, de bien des fidèles, cette souffrance du serviteur fidèle depuis si longtemps insulté ? On nous dit : il faut « accepter humblement l’autorité du pape ». Je m’inquiète, justement, pour l’autorité elle-même. D’abord, en raison de sa difficulté à entendre la supplication de nos évêques, qui déclaraient encore, le 9 novembre 2006, qu’ils attendaient comme un préalable « un geste d’assentiment sans équivoque aux enseignements du magistère authentique de l’Église ». Or, ce geste n’est pas venu. Mais je m’inquiète encore davantage pour la papauté elle-même. Depuis le Moyen Âge, celle-ci a fait du pouvoir de nomination des évêques un combat patient et résolu. Contre les pouvoirs politiques, qu’ils soient royal ou communiste chinois. Contre les chapitres de cathédrale, et leur droit d’élection. Lever les excommunications sans exiger de repentir préalable, c’est bafouer ce droit, créer un précédent, réhabiliter la désobéissance. Benoît XVI aura pris ce risque d’affaiblir l’autorité épiscopale, d’abord, pontificale, ensuite. On nous dit : vous ne voulez dialoguer qu’avec ceux qui pensent comme vous. Alors là, chou blanc ! Après la couverture de La Vie critiquant vivement la création de l’Institut du Bon-Pasteur, en 2006, j’ai accepté d’aller à la rencontre des tradis. D’écouter sérieusement leurs arguments comme beaucoup d’entre eux ont écouté les miens, avec sincérité. Je vous avouerai qu’il m’en coûtait, que l’on m’en dissuada, que je n’en ai nul regret, même de la fierté. En effet, si nous croyons à l’œcuménisme, même si eux n’y croient pas, cela nous oblige à une attitude de respect comme avec tous nos frères séparés, avec cependant cette exigence et cette difficulté supplémentaire qui consistent à se contester mutuellement la foi catholique. On nous dit : « Vous niez la crise de l’Église. » Non. Elle nous saisit à la gorge. Mais j’en conteste les causes. Hélas, le christianisme subit en Europe un phénomène de sécularisation qui le dépasse et qui est le fruit d’une crise de la culture, non d’une évolution des rites. Mais croire que l’on rattrape le terrain perdu par le temps perdu demeure à mes yeux une illusion de plus. Croire que l’on évangélisera à coups de dentelles et de surplis est au mieux naïf. On nous dit : le Concile ne doit pas être absolutisé. C’est le plus tordu de tous les arguments. Vatican II n’est qu’une étape dans le déploiement du christianisme mais, sur l’œcuménisme, le dialogue interreligieux, la liberté de conscience, l’Église a changé profondément, et ce changement est un retour aux sources mêmes de l’Évangile et un acte d’espérance. Donc, le Concile ne doit être ni vu comme le point culminant de l’histoire chrétienne, ni remis en cause. Il peut et doit se laisser interpréter. Le christianisme n’est qu’interprétation. Il doit cela au judaïsme. On nous dit : « Ils ont des vocations. » 500 prêtres dans le monde, contre 407 262 dans l’Église catholique, un chiffre d’ailleurs en légère augmentation. Comptez : 0,12 % de lefebvristes ! On nous dit : « Ils ont beaucoup de jeunes. » Vrai, mais sur des chiffres réduits. Et dans ma paroisse aussi il y a des jeunes, des familles, des enfants. Qu’est-ce que cela prouve au juste, sinon une sociologie ? On nous dit : un peu de latin, c’est beau, ça nous change de l’ordinaire. Mais oui, tout le latin que vous voulez, toute la beauté de l’ancien ! Pourquoi pas, en effet, renouer les fils rompus du temps, enrichir la liturgie, la rendre plus sensible au mystère. Sauf que. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit : la querelle de l’ancien et du nouveau missel n’est qu’un prétexte, sinon elle serait vidée depuis longtemps. L’enjeu n’est pas la messe, c’est le monde. Le monde réel, celui d’aujourd’hui. Comment le voyons-nous ? Mauvais et perdu, damné par l’erreur ? L’enjeu, c’est l’homme. Comment le voulons-nous ? On nous dit enfin : cessez de faire de la politique, priez ! Eh bien non, le théologique est aussi politique. La planète traverse une crise grave. L’avenir de l’espèce humaine est menacé. La culture de vie lutte pour sa survie. Les scandales financiers révèlent l’ampleur du culte idolâtre rendu à la richesse. Les inégalités et les iniquités bafouent comme jamais le visage du Christ. Donc, c’est ici qu’urgemment la voix de l’Église est attendue. On parle depuis des semaines, des mois, des années maintenant, d’une encyclique sociale. Et voici un décret pour les intégristes. Ce contraste-là n’est pas attristant mais, je l’avoue, assez exaspérant. P.S du jeudi 29 janvier : Cet éditorial a été rédigé mardi en milieu de journée, mais il reste évidemment d'actualité. Avec cet élément nouveau, important et réjouissant qu'est la déclaration de Benoît XVI à l'audience de mercredi. La parole du pape va clairement dans le sens souhaitable. Elle n'a pas autant tardé que je le craignais. Tant mieux ! C'est l'intérêt même de notre Eglise catholique que d'éteindre au plus vite l'incendie provoqué par l'affaire Williamson. Reste le fond, qui encore une fois n'a rien à voir avec le négationnisme et concerne la souhaitable réconciliation des catholiques de toute sensibilité. Là, l'irénisme ne peut servir de seule ligne de conduite. La ligne est désormais claire avec la déclaration des évêques français : « Vatican II n'est pas négociable ». Nos lecteurs auront remarqué que je n'ai pas employé d'autres mots… Cela va sans dire, car un concile fait autorité dans l'Eglise, mais cela va mieux en le disant. |