SOURCE - Blog de Jean Mercier - La Vie - 14 avril 2012
Alors qu'un accord canonique entre Rome et la Fraternité Saint Pie X serait imminent, explorons les motivations du pape alors que le désaccord idéologique reste entier, notamment sur le Concile.
Alors qu'un accord canonique entre Rome et la Fraternité Saint Pie X serait imminent, explorons les motivations du pape alors que le désaccord idéologique reste entier, notamment sur le Concile.
A l'heure où l'on parle d'une signature imminente d'un accord scellant la réconciliation entre Rome et la Fraternité sacerdotale Saint Pie X, on peut s'interroger sur la détermination très forte de Benoit XVI sur ce dossier.
Benoît XVI est-il le crypto intégriste que certains décrivent ? L'accusation est ridicule. L'homme, comme nous l'avons déjà expliqué, est à l'opposé de la pensée intégriste, qui affirme par exemple que l'Eglise ne peut pas évoluer. A rebours de ce fixisme, il a béatifié le cardinal John Henry Newman, qui avait théorisé le développement du dogme dans l'Histoire. Par ailleurs le pape n'a eu de cesse de valoriser le Concile Vatican II, bête noire des fidèles de Mgr Lefebvre. Ses déclarations et ses prises de position envers l'oecuménisme et les autres religions en sont d'autres preuves.
Sa motivation est ailleurs : résoudre les fractures au sein de l'Eglise est l'une des obsessions de Benoît XVI, comme il l'a affirmé dès le lendemain de son élection comme pape. A l'époque, les chrétiens ont surtout vu cette promesse comme un gage de son fort engagement oecuménique, ce qu'elle est effectivement.
Mais il est évident que le pape avait aussi en tête la situation des Lefebvristes de la Fraternité sacerdotale Saint Pie X. Leurs évêques étaient excommuniés depuis 1988, mais en l'an 2000, une phase de réchauffement et de dialogue s'était ouverte, peu connue du grand public. La preuve qu'il pensait aussi à eux ? Quatre mois après son élection, il reçoit le supérieur général de la Fraternité, Mgr Fellay, à Castel Gandolfo, le 29 août 2005, pour accélérer la réconciliation.
L'autre motivation, plus psychologique, est que Joseph Ratzinger n'a jamais vraiment digéré ce qui s'est passé au printemps 1988. C'est lui qui eut alors la redoutable tâche de négocier avec Mgr Lefebvre pour éviter le schisme qu'allait impliquer des sacres épiscopaux sans l'aval de Rome. Il parvient à ce que celui-ci signe l'accord que lui propose le pape Jean Paul II. Mais très vite, Mgr Lefebvre se rétracte. Il est difficile de savoir si Joseph Ratzinger a conçu une culpabilité dans cette affaire. Mais son échec fut réel. L'acte schismatique de juin 1988 – la consécration de quatre évêques sans mandat pontifical – fut inévitable. Il est logique que le cardinal Ratzinger, parvenu à la plus haute fonction dans l'Eglise en 2005, ait mis toute son énergie dans la recherche d'une solution, d'autant que du côté lefebvriste, Mgr Fellay faisait une démarche dans ce sens. Cette détermination à réparer l'échec de 1988 – certains pourraient y voir de l'orgueil – a sûrement joué un rôle essentiel.
Joseph Ratzinger raisonne depuis 2005 comme un pape qui s'avance vers le soir de sa vie. Et celui-ci se rapproche. Il aura 85 ans lundi. Selon la doctrine catholique qui confesse le jugement particulier de l'âme dans l'instant qui suit la mort, Benoît XVI a devant les yeux sa comparution devant le « Souverain Juge » qui va lui demander des comptes sur son action comme pasteur universel de l'Eglise. De façon bien compréhensible, le pape veut pouvoir répondre au Christ qu'il a tout tenté pour augmenter l'unité de l'Eglise – ce qu'a demandé Jésus la veille de sa Passion (« Qu'ils soient un! »).
Mais il n'y a pas que cette préoccupation (qui pourrait apparaître trop individualiste à certains) : il en va aussi, pour Benoît XVI, du salut des âmes. On connaît l'adage bien connu : Cura animarum suprema lex : le soin des âmes est la loi suprême. La semaine dernière, lors de la messe chrismale à Rome, le pape est revenu sur le « zèle pour les âmes » dans son homélie, ce qui montre l'importance de cette mission pour lui : « Nous ne nous préoccupons pas seulement du corps, mais aussi des besoins de l’âme de l’homme : des personnes qui souffrent en raison de la violation du droit ou d’un amour détruit ; des personnes qui se trouvent dans l’obscurité à propos de la vérité ; qui souffrent de l’absence de vérité et d’amour. Nous nous préoccupons du salut des hommes dans leur corps et dans leur âme. »
Pour un pape, l'union de toutes les brebis qui se réclament catholiques dans un même bercail n'a pas de prix. Le prix médiatique sera effectivement très lourd au moment de l'Affaire Williamson. Le prix pastoral aussi, car le geste du pape sera très mal perçu par certains catholiques qui ne comprennent pas pourquoi il déploie autant d'énergie envers des dissidents alors qu'il semble ne pas tendre la main à l'aile progressiste.
Tout ceci explique que Benoît XVI fera tout pour que le dossier d'une réconciliation aboutisse, en satisfaisant aux trois conditions posées par la FSSPX :
1- Motu proprio de 2007 sur la libéralisation de la messe ancienne, d'où l'officialisation d'un même rite romain sous deux formes, l'une ordinaire (messe promulguée après le Concile) et l'autre extraordinaire (dite communément « tridentine »). Avec ce geste, le pape enlève au intégristes leur argument le plus fort, celui que la Rome post-conciliaire avait aboli la messe de « toujours ».
2- Fin 2008, les évêques de la FFSPX demandent la levée de l' excommunication qui les frappe à Rome, qui leur sera octroyée le 21 janvier 2009. C'est le scandale « Williamson », car le même jour, la télé suédoise diffuse une interview où cet évêque nie l'existence des chambres à gaz. Mais Benoît XVI ne recule pas. Il publie ensuite une lettre dans lesquelles il explique ses motifs, de nature pastorale : il s'agit d'éviter l'aggravation de la séparation avec le temps.
3- Tenue de discussions doctrinales qui réunissent des théologiens des deux camps, qui se déroulent à huit reprises entre 2009 et 2011, et semblent tourner au dialogue de sourds.
Le pape est-il vraiment dupe de la bonne volonté des Lefebvristes de se réconcilier en profondeur avec la Grande Eglise ? Sans préjuger de la pureté d'intention de ces derniers, il est évident qu'ils n'ont jamais renié leur posture de fond contre le Concile et qu'ils ne le feront jamais. La demande de levée des excommunications ne s'est accompagnée d'aucun repentir sur la désobéissance de 1988. Depuis, les évêques et prêtres intégristes ont multiplié les déclarations attestant qu'ils ne sont jamais venus à résipiscence et qu'ils veulent continuer leur combat contre le Concile, et notamment la liberté religieuse, le dialogue interreligieux et oecuménique.
Selon toute vraisemblance, le pape a accordé la levée des excommunications en 2009 en étant conscient de cette absence de repentir – ce qui est contraire à ce qui se passerait normalement dans le cadre du confessionnal, où la contrition, même imparfaite, est exigée. Mais l'enjeu est ici plus politique... Le pape ne se fait probablement guère d'illusion sur le calcul stratégique de ceux, même le plus modérés, qui seraient prêts à se rallier à Rome : mener une croisade au sein de l'Eglise pour la ramener à la « vraie » foi, en tablant sur l'usure ou l'effacement des générations qui ont porté le Concile et l'après Concile.
Benoît XVI a sans doute estimé qu'il fallait fermer les yeux sur l'impénitence certaine de ses interlocuteurs. Et il a décidé de passer outre ce qui est une réalité incontournable : le désaccord total entre lui et les intérgristes sur des éléments essentiels comme la liberté religieuse, l'oecuménisme et le dialogue avec les autres religions. Au risque de n'être pas compris par sa base.
Il l'a fait pour quatre raisons (c'est nous qui interprétons à partir de nos conversations avec des observateurs de ce dossier).
1/D'une part, au-delà de la possible « mauvaise foi » de ses interlocuteurs, qui sont des clercs (rappelons que la Fraternité est un « mouvement » clérical), le pape sait que le salut de nombreux laïcs est en jeu, des braves gens attachés à des paroisses pour des raisons affectives et familiales et qui ont le droit à une normalisation de leur statut ecclésial. Un évêque français me disait récemment que la plupart des intégristes sont des gens ultra blessés. Le pape panse donc ses brebis en danger.
2/D'autre part, le pape voit loin, à l'horizon de l'histoire de l'Eglise. Il sait que la plupart des traditionalistes qui, depuis près d'un quart de siècle, se sont détachés par morceaux du bloc « intégristes » pour créer les groupes appelés « Ecclesia Dei », et dont la plupart étaient très virulents d'un point de vue idéologique ont fini, une ou deux décennies plus tard, par s'assagir. Ils ont mis de l'eau dans leur vin, simplement parce qu'ils ont joué le jeu de l'Eglise élargie, celui de la rencontre et de l'échange au sein des diocèses. Le pape fait confiance au rôle de régulateur climatique de l'Eglise sur les futurs réintégrés.
3/ L'autre facteur qui a pu influencer est que la Fraternité compte un nombre non négligeable de prêtres et de séminaristes. Le pape peut imaginer qu'en intégrant les plus « modérés » d'entre eux, il augmente le nombre de prêtres au service de l'Eglise. Et au passage, il contribue au salut de leurs âmes...
4/ Benoit XVI est convaincu du bien fondé de Vatican II et de ses décisions, mais il est critique sur ce que les catholiques en ont fait ensuite, notamment dans les pays occidentaux. Il sait que les intégristes agitent l'épouvantail du Concile à partir d'une certain nombre d'excès post conciliaires mais il ne veut plus que ce moment de l'Histoire de l'Eglise, certes essentiel, devienne un abcès de fixation pour une désunion des catholiques. Par ailleurs, il a toujours regretté que l'on ait rejeté des formes traditionnelles de la foi et de la liturgie d'avant Vatican II. Il estime probablement que les Lefebvristes ont un rôle à jouer dans une réappropriation du patrimoine rituel catholique.
Mais l'essentiel est la vision de l'Eglise de Benoît XVI. Dans l'avion qui l'emportait en Allemagne, le 22 septembre, il expliquait que l'Eglise est un filet avec lequel le Christ « tire des eaux de la mort de bons et de mauvais poissons. Il peut arriver qu'au sein de ce filet, je me retrouve compté à côté de mauvais poissons. » Le pape expliquait que les catholiques doivent rester dans l'Eglise en dépit de leur répulsion pour certains autres catholiques, y compris à cause du scandale (pédophilie, par ex.) qu'ils représentent.
Allons plus loin : le pape demande aujourd'hui aux catholiques qui considèrent les intégristes comme de mauvais poissons d'accepter de se retrouver avec eux dans le même filet, quoi qu'il en coûte à leur sensibilité. C'est une vision très catholique (les protestants, en cas de désaccord entre eux, ont tendance à créer une nouvelle Eglise).
On mesure ici combien cette volonté de dialogue et de restauration de l'unité fonctionne, du côté du pape, comme une série de paris sur l'avenir, osés dans la confiance. Mais les troupes qui sont prêtes à suivre Mgr Fellay dans sa volonté d'unité avec Rome sont sans doute bien moins promptes à l'unité que ne le furent, à partir de 1988, les tradis qui rejoignirent la Grande Eglise, tellement elles reprochent à ces derniers d'avoir trahi la cause de Mgr Lefebvre en rentrant dans le giron romain.