2 mai 2012

[Don Stefano Carusi, ibp - Disputaniones Theologicae] Le “rite propre” et l’ “herméneutique de continuité” sont-ils suffisants?

SOURCE Don Stefano Carusi, ibp - Disputaniones Theologicae - 2 mai 2012

Notre Rédaction, suite au compte-rendu de la visite canonique de l’Institut du Bon Pasteur, reçoit des questions qui peuvent être résumées par le titre de cette intervention. La question nous semble avoir un intérêt ecclésial majeur, sans compter les sollicitations à nous prononcer présentes dans plusieurs articles parus sur le sujet, comme celui du supérieur du district italien de la Fraternité Sacerdotale S. Pie X. Nous exposerons donc certaines considérations à nos lecteurs, lesquelles - évidemment - n’engagent que la ligne éditoriale de cette libre revue.

Le texte produit par la Rev. Commission Pontificale Ecclesia Dei propose à l’Institut du Bon Pasteur certaines indications, d’ordre en partie pratico-juridique et en partie théologico-pastorale. Ces indications touchent aussi les « spécificités » de l’ Institut, non en termes péremptoires, mais plutôt par mode de conseil : au sujet de la célébration de la Messe traditionnelle telle qu’elle est prévue par les Statuts, la Commission invite à parler de « rite propre », nous citons littéralement, « sans parler d’exclusivité » (invitation à modifier les Statuts fondateurs ? ). Elle demande aussi - et sur ce dernier point avec une formulation un peu plus forte - de diminuer la « critique, même sérieuse et constructive » des aspects du Concile Vatican II qui soulèvent des difficultés, pour insister davantage « sur l’herméneutique du renouvellement dans la continuité », en adoptant « comme base » le « Nouveau Catéchisme ».

Quant à ces deux points, la question, loin d’être une simple question terminologique, nous apparaît cruciale pour le futur du Bon Pasteur. Du reste la Commission semble avoir voulu, dans son ensemble, présenter son propre point de vue théologico-liturgique et, ne s’agissant pas toujours d’ordres formels, elle laisse le choix au Chapitre Général. 
La nature de l’écrit de Mgr Pozzo et les circonstances historiques
Le document est le résultat de la visite canonique effectuée après le délai des six ans depuis la fondation de l’Institut. Nous rappelons que la reconnaissance de ce dernier a été voulue personnellement par le Saint Père Benoit XVI, pour offrir la possibilité de l’«expérience de la Tradition» avec deux spécificités expressément prévues par les Statuts (approuvés par Rome) et en vertu desquelles on a parlé d’ « avancement » de la cause traditionnelle : la célébration exclusive de la « Messe grégorienne » (selon l’expression du Cardinal Castrillon Hoyos) et la possibilité explicite d’une « critique sérieuse et constructive » des points du Concile Vatican II qui paraissent difficilement conciliables avec la Tradition.

Or, du point de vue liturgique le texte affirme qu’il serait souhaitable d’uniformiser les Statuts de l’Institut avec l’ « esprit » du Motu Proprio Summorum Pontificum, paru un an plus tard, en éliminant le mot exclusive, et en le remplaçant par l’expression « rite propre » (expression qui, étant déjà présente dans les Statuts à deux endroits, est donc invoquée en opposition avec l’autre et non en intégration). Notons cependant que cette expression, telle qu’elle a été rédigée par le Saint Siège en 2006, n’est pas incompatible avec la récente législation en la matière ; elle est plutôt la reconnaissance juridique d’une spécificité. Dans l’Eglise l’existence d’une loi générale (et, en ce cas spécifique, simplement d’une orientation) n’empêche pas la reconnaissance d’un droit propre : a fortiori si l’on est en présence d’une approbation antérieure de l’autorité ecclésiastique. Dans cette perspective on peut comprendre que l’indication de la Commission soit de l’ordre de l’invitation.

Du point de vue théologique le document invite à privilégier l’ “herméneutique du renouvellement dans la continuité” plutôt que la “critique, même sérieuse et constructive” et, de manière plus générale exhorte à une disposition “positive”. La Commission semble reconnaître que l’attitude du Bon Pasteur n’est pas celle d’une critique sauvage, irrespectueuse, extrémiste et téméraire, mais qu’elle reste conforme aux engagements écrits de 2006. Dans ce contexte l’Institut, du moment qu’il n’y a pas plein accord sur certaines positions doctrinales, souscrivait un « accord pratico-canonique », qui incluait aussi les deux points susmentionnés, dans un esprit de collaboration filiale avec le Saint Siège, et en prenant au sérieux les déclarations de S. Em. le Card. Castrillon Hoyos, lequel a confirmé que, si l’on a l’évidence d’incohérences, « la critique sérieuse et constructive est un grand service à rendre à l’Eglise ».
Une proposition de réflexion
Le texte cité est à accueillir avec le respect dû à un document provenant d’un Dicastère romain, et en même temps dans ce même esprit d’ouverture et de franchise dans lequel nous nous sommes engagés à l’époque. Il contient des indications d’ordre pratico-juridique inspirées par la sollicitude en vue d’un perfectionnement de la justice administrative qui doit caractériser toute société ; précieuse nous apparaît l’invitation à approfondir « le pastorat du Christ » ; inévitablement dans une jeune fondation certains aspects doivent être améliorés, et la Commission offre des indications qui ne sont pas à sous-évaluer. Mais le document demande aussi de reconsidérer deux points qui constituent les spécificités de l’Institut ; sur ce dernier aspect, notre point de vue s’écarte de celui du rapporteur.
La célébration « exclusivement » dans le rite traditionnel
Nous ne voyons pas d’incompatibilité législative entre une telle faculté et le Motu Proprio Summorum Pontificum, entre autre parce que la référence à laquelle on fait allusion, qui dit qu’il ne faut pas « exclure, en ligne de principe, la célébration selon les nouveaux livres », n’est pas contenue dans la partie normative, mais dans la lettre argumentative. D’ailleurs le passage peut être entendu comme une recommandation à ne pas exclure que d’autres prêtres catholiques célèbrent selon les nouveaux livres, au vu des condamnations généralisées qui parfois ont été prononcées dans certains milieux (qui ont soutenu catégoriquement que la célébration selon les nouveaux rites est ipso facto matière de péché mortel). En tout cas il n’a pas été posé par le Suprême Législateur comme une obligation de loi. Même l’instruction Universae Ecclesiae (l’art. 19 par exemple) affirme seulement l’impossibilité d’une exclusivité qui se joindrait à des attaques violentes (sint infensae) et à des sentences catégoriques contre les textes approuvés par le Saint Siège ; toutefois le document n’exclut pas la possibilité de nourrir des réserves théologiques, il n’empêche pas d’agir de façon conséquente (lire ici), il n’impose pas le biritualisme comme une obligation.

Nous avons écrit dans le passé qu’à ce propos nous faisons nôtres les réserves que partageait S. Em. le Card. Ottaviani lorsqu’il écrivit la lettre accompagnant le Bref examen critique du Novus Ordo Missae. Tant de prélats, dont le Pontife Régnant n’est pas le moindre, ont déjà écrit en demandant une « réforme de la réforme » ; il doit bien y avoir une raison… Il nous semble donc que le terme exclusive exprime bien notre position, et il a été admis comme tel par le Saint Siège dans nos Statuts, dans une attitude de loyauté réciproque. Sans vouloir nous substituer à l’autorité ecclésiastique quant à un futur jugement, nous affirmons, avec prudence et modération mais sans fard, notre avis : qui n’est pas péremptoire, mais qui voudrait être franc et qui suppose d’agir en conséquence. Si nous n’agissions pas ainsi et si nous cachions la pensée de nos cœurs, ou pire encore si nous agissions contre notre conscience, nous manquerions réellement de respect à cette Autorité que nous voulons servir dans la clarté des positions. Nous pensons donc que le terme « exclusive » doit être maintenu, et ce, conformément aux engagements pris publiquement par nous. Le Bon Pasteur en effet n’est pas né pour s’occuper de son propre intérêt personnel - vitam suam dat pro ovibus suis – mais pour offrir un témoignage de la possibilité d’une position ecclésiale qui inclut les présupposés cités.
La “critique sérieuse et constructive”
En effet en ces six ans nous nous sommes efforcés – ici encore en observant les engagements pris avec le Saint Siège – d’analyser les documents plus récents dans un esprit serein, déférent, mais sans cacher a priori certaines difficultés réelles de conciliation avec la Tradition. Cette attitude aurait été non seulement peu scientifique théologiquement, mais surtout déloyale envers l’Eglise. Cela ne suffit pas ? Ce positionnement n’exclut pas a priori le fait que certains points problématiques de tel ou tel document puissent être interprétés selon une lecture de « continuité dans l’herméneutique théologique », tout en présentant parfois des expressions ambigües. La critique « sérieuse et constructive » n’exclut pas forcement l’éventualité, là où c’est possible, de lire des passages nouveaux en continuité avec le Magistère antérieur ; mais elle veut aussi exprimer la possibilité - et le devoir filial - de dire ouvertement au Saint Siège que certains points pourraient demander une reconsidération. En raison du pouvoir des Clés, dans le suprême hommage à la Vérité et dans l’intérêt de l’Eglise, le Souverain Pontife peut le faire avec des textes magistériels non infaillibles, surtout là où la continuité ne serait pas démontrée. Si avec notre histoire nous obscurcissions délibérément cet humble témoignage, nous manquerions gravement de respect envers le Siège Apostolique ; nous serions à la recherche d’un bénéfice personnel immédiat – fut-il même social – « pro domo sua », en délaissant l’engagement en vertu duquel certains ont adhéré à cet Institut, engagement que le Saint Siège a approuvé par écrit voilà seulement six ans.
Le danger de l’obéissance indue ou du servilisme et de la perte de ce que nous représentons
Nous avons voulu offrir nos considérations, en tenant compte de la nature de l’Institut du Bon Pasteur. Il serait, s’il se privait de ses spécificités statutaires, - tel est l’avis de notre revue – radicalement dénaturé et nous nous demandons : sans l’ « exclusive » et en mettant de coté la « critique sérieuse et constructive », le Bon Pasteur conserverait-il sa raison d’exister ? Pourquoi ne pas préférer quelque autre Congrégation ? Après l’ « esprit du Concile » avons-nous vraiment besoin d’un « esprit du Motu proprio », érigé en norme ? Dans les actuelles circonstances n’est-t-il pas important de rappeler une claire distinction entre une argumentation et une obligation, une invitation et une loi, une opinion (quoique autorisée) et un clair enseignement ? Si nous confirmons l’impression que les concessions prévues par des accords sont instables, rendrions-nous service à l’Eglise ? Un savant comme Mgr Nicola Bux a évité de dogmatiser, en l’emphatisant outre-mesure, l’herméneutique de la continuité (que les progressistes continuent tranquillement à ignorer), en disant de façon sobre qu’elle « a fourni un critère pour aborder la question et non pas pour la fermer » : serions-nous crédibles si nous voulions être (ou feindre d’être) plus « ratzingeriens » que Mgr Bux?

En outre, est-il réaliste de penser que la Fraternité Saint Pie X adopte, maintenant ou d’ici six ans, les indications qui nous sont suggérées ? Et pourtant, si certaines positions étaient juridiquement incompatibles - et ecclésialement impossibles - elles le seraient dans un esprit de droit, tant pour la Fraternité Saint Pie X que pour l’Institut du Bon Pasteur (qui n’a pas demandé la « contrepartie » des préalables) : confiants dans la Providence, nous devons donc déduire, qu’elles ne sont que des invitations. Nous ne négligeons pas qu’aujourd’hui il y a dans l’Eglise des poussées et de gravissimes difficultés; mais il nous semble que les spécificités de l’Institut du Bon Pasteur, plus qu’un obstacle au bien du Corps mystique, sont un humble et sincère service à l’Eglise. 
Don Stefano Carusi IBP