Yves Chiron - Aletheia n°9 - 25 février 2001
I. Les “ Petits Gris ” : vingt-cinq après.
II. Les négociations de Rome avec la FSPX.
III. La “ manipulation ” de Fatima ?
IV. Revue des revues.
I. Les “PETITS GRIS”, 25e ANNIVERSAIRE
La congrégation des Frères de Saint-Jean, appelés plus familièrement les “ Petits Gris ”, du nom de leur habit, trouve son origine dans la consécration à la Sainte-Vierge que cinq étudiants français en théologie ont faite le 8 décembre 1975. Ils suivaient l’enseignement du dominicain Marie-Dominique Philippe, à l’université de Fribourg (Suisse). Celui-ci, sur les conseils de Marthe Robin, qu’il rencontrait régulièrement depuis 1964, accepta de fonder la Communauté Saint Jean qui reçut sa première reconnaissance officielle en 1978. Etablie comme congrégation de droit diocésain en 1986, elle a connu un expansion considérable : elle compte aujourd’hui 514 Frères, répartis dans 53 couvents, essaimés dans 20 pays.
Dans toute son oeuvre écrite et ses prédications, le père Philippe a allié fidélité à la philosophie de saint Thomas et perspective contemplative. La communauté nouvelle a placé au coeur de sa vocation deux piliers : “ métaphysique et compassion ”, dans une fidélité entière à Rome. On a accusé le père Philippe de former une sorte de clergé parallèle et quand, en 1982, la Communauté Saint Jean a quitté Fribourg et s’est installée à Rimont (Saône-et-Loire), une lettre, anonyme, a été envoyée à tous les évêques de France pour les mettre en garde contre le p. Philippe, sa Communauté et ses liens secrets avec Ecône (M.-D. Philippe, Les Trois sagesses, Fayard, 1994, p. 368).
Le père Philippe s’est toujours défendu de tout lien avec Ecône. Récemment encore, dans un entretien au journal la Croix (8.2.2001), il s’est attaché à combattre cette “ fausse rumeur ” : “ Certains racontaient ... que j’étais proche d’Ecône, alors que je n’y ai jamais mis les pieds ”.
Les choses sont un peu moins simples. S’il n’a “ jamais mis les pieds ” à Ecône, le père Philippe ne fut pas sans lien avec Mgr Lefebvre. Il a encouragé la première communauté établie en 1969, à Fribourg, par le futur fondateur de la Fraternité Saint-Pie X et du séminaire d’Ecône. L’abbé Aulagnier, dans son ouvrage La Tradition sans peur (Editions Servir, 2000, p. 66-67), a raconté : “ Le père Marie-Dominique Philippe venait de temps en temps nous donner des conférences spirituelles ” . Il ajoute aussi : il “ fut très vite agacé par les positions outrancières de certains d’entre nous, en Écriture sainte par exemple. Il prit de lui-même ses distances. ”
Si on considère les choses avec un certain recul, on est frappé par les similitudes entre les origines de la Fraternité Saint-Pie X et celles de la Communauté Saint Jean. Dans l’un et l’autre cas, à la même époque, de jeunes Français animés d’une vocation sacerdotale solide et exigeante, sont venus solliciter l’aide d’une personnalité religieuse éminente qui, sans en avoir eu le projet auparavant, est devenue, par les nécessités de l’époque, fondateur. Les choix des deux fondateurs contemporaines ont ensuite été différents.
En avril prochain, la congrégation des Frères de Saint-Jean réunira son chapitre général. Son fondateur, plus que nonagénaire, cédera la place à un nouveau prieur général, qui sera élu. Sans être dans le secret des dieux, on peut se demander s’il ne s’agira pas de l’ancien dominicain Jean-Michel Garrigues. Celui-ci, théologien et philosophe éminent, avait fondé, en 1975, la communauté des Frères de Saint-Jean de Malte qui exerça un apostolat de “moines dans la ville” en Avignon. Il a rejoint, en 1998, les Frères de Saint-Jean.
II. LES DISCUSSIONS DE LA FRATERNITÉ SAINT-PIE X AVEC LE VATICAN
Les discussions engagées, à l’initiative de Rome, avec la Fraternité Saint-Pie X (cf. Alètheia n° 8), se poursuivent dans une relative discrétion. Les rumeurs les plus contradictoires courent dans les milieux traditionalistes. Une communauté religieuse, jusque-là proche de la Fraternité Saint-Pie X, laisse circuler des documents confidentiels qui, interprétés avec un esprit malin, sèment le trouble. Pour ne pas alimenter le feu des controverses naissantes, je me garderai, ici, de rapporter les rumeurs contradictoires qui circulent et les agissements de certains. Ces pratiques révèlent les coeurs : l’amour et le sens de l’Eglise font décidément bien défaut à certains défenseurs de la “Tradition “.
III. LA “ MANIPULATION ” DE FATIMA ?
Il y a plusieurs mois, déjà, la revue des pères Dominicains d’Avrillé, le Sel de la Terre, avait annoncé la publication d’une recension critique du livre Fatima. Soeur Lucie témoigne (Paris, 1999). Cette recension, établie par l’abbé Fabrice Delestre, prêtre de la FSPX en poste au Portugal, est enfin parue dans le n° 35 de la revue (Le Sel de la Terre, Couvent de la Haye-aux-Bonhommes, 49240 Avrillé, 90 F le numéro de 250 pages).
La recension est d’un ton très mesuré, ce qui change d’un certain écrit, du même auteur, qui a circulé de manière non publique il y a quelques mois (cf. Alètheia n° 1). Même si l’auteur n’a pas réussi à me convaincre, son étude - qui occupe les pages 64 à 88 de la revue - mérite d’être connue de ceux qui s’intéressent aux faits de Fatima, à son message et aux demandes de la Sainte Vierge en ce lieu. C’est la critique la plus sérieuse et la plus argumentée qui ait été faite des deux entretiens que soeur Lucie a eus en 1992, avec le cardinal Padiyara (et d’autres interlocuteurs), et en 1993, avec le cardinal Vidal (et d’autres interlocuteurs).
Dans une première partie, M. l’abbé Delestre s’interroge sur les “Garanties d’authenticité et de véracité ” des deux entretiens publiés. Dans une deuxième partie, il relève “ Des contradictions manifestes ” entre ce que soeur Lucie a déclaré dans ces entretiens et ce qui était connu jusque là. Les contradictions, supposées, ne s’expliquent, selon l’abbé Delestre, que parce que le texte publié ne présente aucun caractère d’authenticité et de véracité.
Je voudrais d’abord relever quelques points et diverses questions :
. M. l’abbé Delestre admet que les deux entretiens ont bien eu lieu. C’est déjà un acquis.
. En revanche, il conteste que la retranscription qu’en a faite Carlos Evaristo, et qui est publiée dans l’ouvrage cité, soit fiable.
Or, après l’entretien de 1992, le cardinal Padiyara a adressé six lettres à Carlos Evaristo. Elles sont reproduites dans l’édition portugaise du livre (mais ne l’ont pas été dans l’édition française). M. l’abbé Delestre estime : “ aucune ne confirme l’authenticité et la véracité du contenu des paroles de soeur Lucie, telles que M. Evaristo nous les rapporte ! ” (souligné dans le texte).
Une telle affirmation étonne puisque le 12 août 1994 le cardinal Padiyara écrivait, en anglais, à Carlos Evaristo : “ Thank you for the beautiful booklet ‘ two hours with Sr. Lucia’ ” Le cardinal remercierait-il d’un “ beau livre ” qu’il n’aurait pas lu ou avec lequel il serait en désaccord ?
. M. l’abbé Delestre affirme : “ l’existence de l’enregistrement audio du second entretien [celui de 1993] , avec le cardinal Vidal] est plus que douteuse ”. Interrogé sur ce point précis, le cardinal Vidal m’avait déjà répondu dans une lettre en date du 25 juillet 2000 : “ As far as I could remember, there was someone among the group with me at that time who di a video coverage. ” Il y eut bien, donc, un enregistrement de l’entretien de 1993.
Interrogé aussi, Carlos Evaristo m’a confirmé, par une lettre du 7 novembre 2000, qu’il existait bien un enregistrement : “ The video I have is in NTSC US system ” ; et, le 14 novembre suivant, il précisait qu’il existe “ 3 audio tps ”.
Le visionnage et/ou l’audition de ces cassettes devrait permettre de vérifier l’authenticité et la véracité de la retranscription qui a été faite de l’entretien de 1993.
. M. L’abbé Delestre dénie toute authenticité au livre Soeur Lucia témoigne, il conclut à une “ absence totale de crédibilité ” (p. 86). Cela signifie-t-il que tous les propos de soeur Lucie contenus dans le livre sont des inventions ? L’abbé Delestre le pense. Il voit dans l’organisation-même des entretiens (qui ont bien eu lieu) puis dans la publication de leur supposée retranscription un complot : il s’agirait rien moins que d’une “ manoeuvre ” (p. 69, p. 72, p. 74), d’une “ manipulation ” (p. 74), dont les fils sont tirés par des “ personnages beaucoup plus considérables ” (p. 72).
L’édition française du livre est précédée d’une “ Présentation ”, en quarante-six pages, que j’ai rédigée. M. l’abbé Delestre en conclut “ M. Chiron, bien connu des milieux traditionalistes français, a dû être choisi à son insu pour faciliter une opération d’intoxication de ces milieux, et s’est laissé entraîner dans ce piège, sans doute par imprudence ” (p. 87).
Il reste à M. l’abbé Delestre à nous dire plus clairement quels furent, selon lui, les commanditaires de l’opération. Il ne livre que deux noms : les cardinaux Casaroli (mort en 1998) et le cardinal Sodano, Secrétaire d’Etat. Pourquoi ces deux hommes d’Eglise ? Parce qu’il existe une photographie où l’on voit le cardinal Casaroli en compagnie de Carlos Evaristo ... (page 71, note 1). L’argument est mince. Pourquoi ne pas remonter plus haut, jusqu’au pape Jean-Paul II ? Puisque, selon la thèse conspirationniste de M. l’abbé Delestre, les deux entretiens de 1992 et 1993 n’auraient eu pour but que de préparer - bien à l’avance ! - les esprits à la fausse révélation du troisième secret de Fatima, faite en 2000...
Le raisonnement de M. l’abbé Delestre rappelle celui de certains sédévacantistes qui, depuis les années 70, soutiennent la thèse du “ sosie ” : l’enseignement de Paul VI étant, selon eux, incompatible avec celui de l’enseignement traditionnel de l’Eglise, ce ne peut être le vrai Paul VI qui a écrit et parlé, c’est un “ sosie ” qui lui a été substitué. Pareillement, pour l’abbé Delestre, le contenu des entretiens de 1992 et 1993 puis celui du troisième secret lui-même étant, selon lui, incompatible avec ce que l’on savait alors du message de Fatima, ce ne peut être soeur Lucie qui a parlé et donné son approbation au texte révélé du troisième secret. M. l’abbé Delestre ne va pas jusqu’à dire qu’un sosie a été substitué à la dernière des voyantes de Fatima mais il évoque une mystérieuse “ manipulation ”.
Posé ainsi, le problème prend une dimension terrifiante. Il faudrait plutôt faire un effort de compréhension spirituelle, surnaturelle. Ceux qui ont la grâce de voir la Sainte Vierge ne sont pas assurés, par la suite, de rester dans leur vie digne de la grâce qu’ils ont reçue (songeons à ce que fut la vie tourmentée d’un des deux voyants de La Salette, Maximin), ni, non plus, tous leurs propos ultérieurs ne sont marqués du sceau de l’infaillibilité.
Dans le cas de soeur Lucie, dans les deux entretiens en question, il faut distinguer les propos de circonstance, les analyses et jugements personnels et les affirmations solennelles. La façon dont soeur Lucie a parlé de l’enfer en 1992 semble à l’abbé Delestre en “ parfaite contradiction ” avec l’enseignement traditionnel de l’Eglise et avec certains passages des Mémoires où soeur Lucie évoquait la vision de l’enfer qu’elle et les deux autres voyants eurent en 1917. Plutôt que de considérer que soeur Lucie n’a pas pu tenir de tels propos sur l’enfer en 1992, pourquoi ne pas considérer, tout simplement, que soeur Lucie, âgée de plus de quatre-vingt ans, au cours d’un entretien à bâtons rompus et qui ne fut pas préparé, a pu s’exprimer de façon trop imprécise et avec des maladresses voire des insuffisances.
Quand soeur Lucie s’exprime sur le communisme et la situation de la Russie, là encore on peut bien considérer qu’elle n’émet pas des analyses infaillibles. Par exemple, elle évoque une visite de Gorbatchev à Jean-Paul II au cours de laquelle le dirigeant communiste se serait agenouillé aux pieds du pape et lui aurait demandé pardon. Le Saint-Siège a dû démentir, en 1998, que Gorbatchev, au cours de la rencontre, ait eu ce geste précis. M. l’abbé Delestre voit dans ce démenti une preuve supplémentaire du manque d’authenticité et de véracité de la retranscription des entretiens.
Tout au contraire, cette affirmation erronée me semble une preuve supplémentaire de l’authenticité des propos de soeur Lucie. On lui avait rapporté de manière erronée la rencontre de Jean-Paul II et de Gorbatchev. Le geste de celui-ci semblait correspondre avec l’analyse qu’elle fait de la situation de la Russie. Aussi elle l’a évoqué dans l’entretien de 1993. Encore une fois, tous les propos de soeur Lucie ne sont pas marqués du sceau de l’infaillibilité. Point n’est besoin d’imaginer une “ manipulation ”. Tout au contraire, comment imaginer que les “personnages beaucoup plus considérables ... qui tirent les ficelles de la manoeuvre ” [les cardinaux Casaroli et Sodano, selon l’abbé Delestre] aient laissé passer voire aient suggéré une telle énorme bourde ?
Quant à la consécration de la Russie - qui est bien le coeur des deux entretiens -, soeur Lucie n’émet plus, à l’évidence, des analyses personnelles. Elle explique longuement, et à plusieurs reprises, pourquoi la consécration accomplie en 1984 a bien correspondu, enfin, à ce qu’avait demandé la Sainte Vierge. Et elle précise, avec une grande discrétion, que la Sainte Vierge , au cours d’une apparition, a accepté cette consécration.
M. l’abbé Delestre estime que la consécration de 1984 n’a pas correspondu à ce que demandait la Sainte Vierge. Selon lui, soeur Lucie n’a jamais pu approuver l’acte de 1994 et ce n’est que par une “ manipulation ” qu’on lui a fait dire le contraire, en 1992 et 1993. Pourquoi ne pas considérer que le jugement de soeur Lucie sur l’acte de 1984 a évolué ? Non suite à des pressions humaines, mais suite à une apparition de la Vierge (Soeur Lucia témoigne, p. 58 et p. 67).
IV. REVUE DES REVUES
• Dans le dernier numéro d’Alètheia, à propos de la mort de Gustave Thibon, j’écrivais : “ Sauf erreur de ma part, le quotidien la Croix n’a consacré aucun article au philosophe chrétien ”. En fait, sous la signature de Jean-François Bouthors, dans son numéro du 22 janvier, la Croix lui a consacré un court article.
Danièle Masson, qui a évoqué Gustave Thibon dans le supplément littéraire de Présent déjà cité (3 février), l’évoque aussi dans le numéro à paraître en mars de Fideliter (B.P. 88, 91152 Etampes). On retrouve encore sa signature dans le grand dossier que consacre la Nef (B.P. 73, 78490 Montfort l’Amaury) au philosophe disparu. Rien moins que quatorze articles : outre deux de Danièle Masson, on lira aussi des articles de Gérard Leclerc, Mgr Barbarin (évêque de moulins), les moines du Barroux, Mgr Brincard (évêque du Puy), Philippe Barthelet, Yves Daoudal, Alain de Benoist, Emile Poulat, Bernard Antony, Jacques Trémolet de Villers, Philippe Maxence, et aussi le message de Mgr Blondel (évêque de Viviers) aux obsèques de Gustave Thibon, message déjà publié dans le dernier numéro d’Alètheia.
• Le numéro spécial d’une revue italienne (en français) crée quelques remous. Il s’agit du dossier sur la “Commission canonique” de la Fraternité Saint-Pie X que publie la revue Sodalitium (n° 51, Loc. Carbignano 36, 10020 VERRUA SAVOIA, Italie). La création de tribunaux canoniques par la FSPX pour concéder des dispenses et des annulations de mariage était connue depuis plusieurs années, mais point du grand nombre des fidèles rattachés aux prieurés de la FSPX. De tels tribunaux, selon Sodalitium, qui est une revue qui refuse d’être en communion avec le pape, outrepassent le pouvoir d’ordre des prêtres et évêques ordonnés par Mgr Lefebvre et ils relèvent du pouvoir de juridiction réservé au pape. Mgr Tissier de Mallerais, président de la Commission canonique, avait déjà répondu à l’objection en affirmant : “ nos sentences, comme tous nos actes de juridiction supplétoire, et comme les sacres épiscopaux eux-mêmes de 1988, 1991, etc., devront être confirmés ultérieurement par le Saint-Siège ” (Cor unum, bulletin interne de la FSPX, n° 61, octobre 1998, p. 44).