SOURCE - Yves Floucat - 31 août 2009
Éditorialiste de France catholique, entre bien d’autres activités journalistiques, Gérard Leclerc est connu pour l’acuité de ses analyses. Les interrogations les plus actuelles et les plus délicates sur la vie de l’Église sont au centre de sa réflexion depuis de nombreuses années. En 1986, il avait déjà publié un ouvrage remarqué sur L’Église catholique : crise et renouveau (Denoël).
Dix ans plus tard, il récidivait avec un Jean-Paul II, le résistant (Bartillat, 1996), présentant la véritable figure de ce grand pontife face aux critiques dont il était l’objet, et un livre dont le titre pouvait paraître provocateur : Pourquoi veut-on tuer l’Église ? (Fayard, 1996). Restituant la pensée authentique de Jean-Paul II (dont il étudierait plus particulièrement les rapports avec notre nation dans Le Pape et la France, Bartillat, 1997), il y approfondissait en outre, avec une grande lucidité, son examen des diverses attaques subies par le catholicisme. Il n’y était pas seulement question de l’attitude – ô combien superficielle – des medias, mais des publications controversées d’un Drewermann et (à un autre niveau) d’un Jacques Duquesne, ou encore des actions ambiguës par lesquelles Mgr Jacques Gaillot cherchait à donner, dans un épais brouillard doctrinal et pastoral, l’image fallacieuse d’une Église réconciliée avec le monde moderne. Il reprenait à nouveaux frais le problème des défis contemporains du catholicisme dans Les Dossiers brûlants de l’Église. Au soir de la vie de Jean-Paul II (Presses de la Renaissance, 2002).
Toujours sur la brèche, il poursuit également la rédaction d’un Journal dont des extraits sont régulièrement publiés dans France catholique et qui, de toute évidence, n’est pas tenu (comme c’est trop souvent le cas) pour mettre en valeur celui qui l’écrit, mais, avec une grande générosité, afin de servir les lecteurs qui partagent ses interrogations philosophiques ou théologiques et son amour de l’Église. Ce Journal, par sa haute tenue, s’inscrit parfaitement, avec talent et compétence, dans la grande tradition de l’hebdomadaire, jadis sous la responsabilité éclairée de Jean de Fabrègues et aujourd’hui dirigé avec perspicacité et courage par Frédéric Aimard.
Nouveau dialogue sur la doctrine
On ne pouvait donc qu’attendre d’un journaliste et essayiste aussi averti de l’actualité de la vie ecclésiale, un point de vue qui nous aide à mieux comprendre la nouvelle tournure qu’est en train de prendre, avec les dernières décisions du pape Benoît XVI, le dialogue du Vatican ─ déjà bien engagé sous le pontificat de Jean-Paul II ─ avec la Fraternité saint Pie X fondée par Mgr Marcel Lefebvre. Nous disposons maintenant de son approche personnelle avec son livre (qui n’est petit que par ses dimensions) sur Rome et les lefebvristes. Cet ouvrage vient au meilleur moment car, après diverses publications de journalistes ou même d’universitaires qui pouvaient laisser nombre de lecteurs insatisfaits, dubitatifs ou irrités [1], il apporte un regard avisé et apaisé, en dehors de toute polémique, sur un problème dont la complexité n’échappe à personne.
Les modalités du dialogue avec la Fraternité saint Pie X ont été, on le sait, fixées par le souverain pontife dans son motu proprio Ecclesiae unitatem du 2 juillet 2009 (dont le texte est heureusement reproduit en annexe du livre). La reprise des pourparlers avait été du reste largement préparée par le motu proprio Summorum pontificum du 7 juillet 2007 sur l’utilisation du missel romain de 1962 qui, désormais, institue en sa pleine légitimité la forme « extraordinaire » de l’unique rite romain, et par la levée de l’excommunication frappant les quatre évêques ordonnés par Mgr Lefebvre en 1988.
L’affaire Williamson, qui est venue malencontreusement perturber ce préalable pourtant indispensable à tout rapprochement, n’a été l’arbre cachant la forêt que pour des yeux déjà obstinément fermés et des esprits a priori hostiles [2]. En tout cas, avec la Lettre apostolique « motu proprio » de Benoît XVI, du 2 juillet 2009, c’est désormais très clairement sur le plan doctrinal que le dialogue se poursuivra, puisque c’est la Congrégation pour la doctrine de la foi qui en est maintenant officiellement chargée. Gérard Leclerc montre en quoi cette décision est particulièrement heureuse et propre à ouvrir les portes à une solution fondée en vérité. Il ne se contente pas, en effet, de retracer l’histoire des quarante années durant lesquelles s’est accusée la distance prise avec les instances romaines par la mouvance lefrebvriste. Avec ouverture et profondeur, il cherche à en comprendre les raisons.
Les raisons religieuses de la dissidence
Il fallait bien avant tout écarter quelques idées reçues, données comme d’autant plus évidentes qu’elles ne sont pas discutées ou qu’elles reposent sur des erreurs historico-politiques. Ainsi en va-t-il du lien de continuité que l’on établit volontiers entre la rupture de Mgr Lefevbre et la condamnation de l’Action française par Pie XI en 1926 [3]. Gérard Leclerc établit que les raisons de la dissension sont en fait de nature religieuse (cf. chapitre 1, p. 17-26). L’attachement réel et profondément spirituel de Marcel Lefebvre pour son supérieur au Séminaire français de Rome, le père Le Floch (effectivement proche de l’Action française), et la douleur qu’il a éprouvée lors de son départ exigé par Pie XI ne doivent pas dissimuler l’ignorance quasi totale du jeune Lefebvre vis-à-vis de la pensée et de la littérature maurrassienne. Au vrai, le futur évêque de Tulle appartenait plutôt à ce courant de l’« intransigeantisme » (pour reprendre une expression d’Émile Poulat) qui, depuis 1789, s’est développé en une « contre-révolution catholique » aux caractéristiques spécifiques. Si ce courant a effectivement recoupé de bien des manières « la contre-révolution royaliste et militaire », et s’il a en partie rejoint le mouvement de Maurras dans une sorte de « maurrassisme clérical », il n’en a pas moins une originalité marquée souvent méconnue [4].
Leclerc rappelle à juste titre que Maurras ne fut pas censuré par Pie XI pour son traditionalisme, mais, bien au contraire, à cause du modernisme que représentait aux yeux du pape son « positivisme » (quoi que l’on pense de la nature pour le moins douteuse de ce positivisme dont il n’avait pas à juger dans son ouvrage [5]). Au demeurant, il souligne qu’un Pierre Boutang, authentique disciple de Maurras, ou un Jean de Fabrègues qui, tout en restant en lien avec les milieux proches de Maritain, a été durant quelques mois secrétaire du maître de Martigues après la condamnation de 1926, ont bien accueilli les orientations conciliaires [6]. Ils n’en récusaient pas moins sans ambiguïté la lecture progressiste qu’en faisaient ceux qui se réclamaient déjà de l’« esprit » du concile et voulaient voir en Vatican II une rupture dans la continuité de l’enseignement magistériel.
C’est donc à juste titre au-delà des interférences politiques avec une certaine « droite catholique » que Gérard Leclerc cherche les motifs de la dissidence voulue par Mgr Lefebvre. De ce point de vue, on lira avec grand intérêt le chapitre 2 (p. 27-34) dans lequel on apprend beaucoup sur la personnalité de celui qui avait choisi d’appartenir à la Congrégation du Saint-Esprit.
Pie XII nommera ce prêtre, animé par un grand élan missionnaire, délégué apostolique pour toute l’Afrique de l’Ouest. Admiré par le futur cardinal Gantin, il aura comme véritable disciple le cardinal Hyacinthe Thiandoum. Devenu archevêque de Dakar, si le pontificat de Pie XII ne s’était alors achevé, peut-être eut-il été promu à la dignité de Prince de l’Église… Nommé évêque de Tulle en Corrèze ─ certes pour une brève période, car il fut très vite élu supérieur de la Congrégation du Saint-Esprit et rappelé à Dakar avant de partir pour Rome au moment où allait s’ouvrir le concile ─, il demeura attentif aux besoins de ses prêtres et en fut très aimé (il fut moins apprécié, en revanche, de ses confrères évêques d’alors).
Gérard Leclerc est très convaincant lorsqu’il montre comment il faut chercher en amont, dans la formation reçue par le jeune clerc à la Grégorienne, les raisons profondes de son attitude ultérieure. C’est le thomisme rigoureux du cardinal Billot [7], plus ou moins bien assimilé au surplus par quelqu’un qui « n’avait pas la structure d’un intellectuel » (p. 29), qui a déterminé, chez Marcel Lefebvre, une opposition inflexible et définitive à ce qui ne correspondait pas exactement à cette ligne doctrinale. Dans son esprit, s’est ainsi créée une identification sans nuance de tout ce qui lui paraissait s’en écarter avec les erreurs issues de la Révolution française et avec lesquelles, à des degrés divers, le « catholicisme libéral » s’était compromis.
C’est ce libéralisme catholique et, pour tout résumer en un mot, ce modernisme qu’il crut voir triompher au concile (cf. le chapitre 3, p. 35-47). Mais avait-il seulement entendu parler, entre autres, de l’auteur de la Grammaire de l’assentiment, John Henry Newman, qui fut l’un des inspirateurs de Vatican II ?
Les vraies divisions conciliaires
Dans le Journal qu’il tint durant le concile, le P. de Lubac parle durement de
« ce petit groupe, de ce clan, qui prétend toujours monopoliser la foi, et veut s’imposer dictatorialement. Il réussit à faire croire, même à ceux qui le combattent ou qui le subissent de mauvais gré, qu’il représente la tradition, qu’il est la seule orthodoxie en ce temps de concile, il oblige nombre d’évêques à prendre contre lui, pour lui faire pièce, une allure révolutionnaire, qui compromet la paix de l’Église et entraîne de fausses interprétations. Rien n’est plus démoralisant que de voir de près sa médiocrité (spirituelle et intellectuelle), son inconscience, sa suffisance extrême, son absence de scrupules dans les petites intrigues – quoique, dans le privé, ce soient pour la plupart de braves gens – » (cité p. 38-39) [8].
Le combat de ce que l’on a appelé la « minorité » conciliaire était donc acharné. Il s’exerça notamment à propos de la Déclaration sur la liberté religieuse. Malgré la sévérité du futur cardinal de Lubac, que l’on comprend aisément, Gérard Leclerc souligne que ce combat ne fut pourtant pas inutile. Paradoxalement, me semble-t-il, il fit mieux ressortir peut-être, en contraignant les Pères à une précision plus grande, que le véritable différend qui aurait des suites douloureuses après le concile, était moins entre une « majorité » et une « minorité » au sein de l’assemblée des évêques, qu’au cœur même de la « majorité ». Le rôle décisif joué par Mgr Karol Wojtyla, alors évêque auxiliaire puis archevêque de Cracovie, ou des interventions comme celles du cardinal Charles Journet pendant la quatrième session, à propos de la liberté religieuse et du schéma XIII « L’Église dans le monde de ce temps » (il n’en est pas question dans cet ouvrage, mais tout ne pouvait y être évoqué [9]), nous suggèrent où il convient de chercher les divisions les plus significatives et les plus lourdes de danger qui marquent la période post-conciliaire. Elles pourraient bien se trouver non pas précisément entre traditionalistes égarés loin de Rome et progressistes de l’intérieur, ni entre une minorité intégriste et l’Église catholique, mais plutôt entre les tenants d’une fidélité sans faille à la Tradition magistérielle dans une pleine adhésion aux orientations de Vatican II et ceux qui, pour de périlleuses errances, se réclament de l’« esprit » du concile jusqu’au risque de l’« apostasie » (le mot est du père de Lubac qui, tout en se réjouissant de la parution du Paysan de la Garonne de J. Maritain, le trouvait trop modéré [10]).
Il reste – et la chose est d’importance – que « le supérieur de la congrégation du Saint-Esprit apporta sa signature à tous les documents de Vatican II, ainsi qu’il était demandé à tous les participants du concile. C’est qu’il est bien difficile à un homme comme lui d’admettre qu’un concile œcuménique, réuni dans les conditions les plus régulières, puisse avoir erré jusqu’à contredire la mission reçue du Christ et garantie par l’Esprit » (p. 46-47). Dans la période postconcilaire, Mgr Marcel Lefebvre passera néanmoins « de la dissidence à la rupture ». Dans son chapitre 4 ainsi intitulé, Gérard Leclerc s’attache à débrouiller la complexité des raisons qui expliquent cette dramatique évolution (p. 49-61).
Vers la rupture
D’une part, l’Église avait tenté de faire face à la « révolution culturelle des années soixante » et, précise notre auteur, « si le concile Vatican II n’avait pas eu lieu, il n’est nullement avéré que l’Église catholique [s’en] serait mieux sortie » (p. 53). Mais d’autre part, on ne peut évaluer « les dimensions d’un désaccord » (cf. chapitre 5, p. 63-81) si l’on ne voit pas que nous ne sommes plus dans un contexte culturel européen où « la religion du Prince déterminait la religion de la région » (p. 69).
Dès lors, remarque justement Leclerc, il y a un étrange paradoxe à prétendre conférer une compétence religieuse à l’État contemporain, « une curieuse inconséquence de vouloir attribuer un pouvoir spirituel à des responsables dont les opinions sont parfois carrément hostiles à la foi chrétienne. Et, même si certains chefs d’État se réclament encore de convictions catholiques, il n’est nullement évident qu’ils n’agissent pas en contre témoignage des valeurs dont ils se réclament » (id.).
À cela il conviendrait cependant d’ajouter que l’on doit prendre mieux conscience aujourd’hui de la nécessité pour les États laïques non seulement de garantir la liberté de culte, mais de promouvoir, en vue du bien commun, la diffusion de la culture proprement religieuse. C’est la condition sine qua non pour qu’une légitime « politique naturelle » ne sombre pas dans un naturalisme qui fermerait tout horizon de transcendance à l’ordre temporel. Et cela ne saurait aller, me semble-t-il, sans qu’il soit tenu compte de l’histoire particulière de chaque nation, de la religion qui lui est attachée, et du rôle décisif qu’elle y a joué. Plus radicalement, et à moins de considérer comme inéluctables le processus de sécularisation et le relativisme consubstantiels à la Modernité, l’incompétence métaphysique ou religieuse de l’État laïque ne peut en aucun cas signifier son ignorance ou sa négation de Dieu et d’une loi morale qui le régit en raison de l’inscription ontologique de cette loi dans la nature même des hommes et de leur vocation sociale [11].
En tout état de cause, Mgr Lefebvre n’admettait pas que l’Église prît en compte, dans son rapport avec le monde ─ sauf à paraître lui accorder indûment un caractère positif ─, le pluralisme intrinsèque qui, désormais, caractérise les vieilles nations chrétiennes. Comme on le sait, il créa un séminaire à Fribourg, d’abord regardé assez favorablement par Rome, mais suspecté ensuite lorsque son fondateur rejeta le nouvel ordo de la messe promulgué par Paul VI, et dont il mettait en doute l’orthodoxie et la validité. Après la mort de Paul VI en 1978, les événements se précipitèrent. Les tentatives de dialogue ouvertes par le pape Jean-Paul II se soldèrent par une incompréhension et un échec, d’autant que Mgr Lefebvre jugea scandaleuse la réunion interreligieuse d’Assise en 1986. La médiation du cardinal Ratzinger souleva des espoirs vite déçus et le pas décisif fut franchi avec la consécration de quatre évêques par le supérieur de la Fraternité saint Pie X, le 30 juin 1988.
De saint Thomas à la théologie nouvelle
On admirera avec quelle intelligence Gérard Leclerc tente de prendre la mesure de ce schisme dont nous ne sommes pas encore sortis. Certes, la situation a beaucoup évolué avec Jean-Paul II et Benoît XVI sur le plan liturgique dans le sens de ce que le cardinal Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, appelait une « réforme de la réforme » devenue pour lui nécessaire. L’auteur souligne en outre avec raison la nécessité de poursuivre, en lien avec les recherches d’un Henri de Lubac, d’un Hans Urs von Balthasar ou d’un Joseph Ratzinger lui-même ─ qui ne se sont jamais situés formellement dans la mouvance proprement thomiste ─, mais aussi avec d’autres courants théologiques d’inspiration newmanienne ou guardinienne ayant également trouvé leur consécration au concile [12], la restauration d’un thomisme philosophique et théologique plus fidèle à l’inspiration du Docteur angélique : « On oublie trop souvent que saint Thomas, avant d’être un philosophe imprégné d’aristotélisme, est un théologien qui tire principalement de l’Écriture Sainte son inspiration, ainsi que les lignes maîtresses de sa pensée. Thomas d’Aquin est aussi un grand connaisseur des Pères de l’Église et, après la Bible, c’est saint Augustin qu’il cite le plus souvent dans ses références » (p. 73). Pour Gérard Leclerc il ne fait pas de doute que, du côté traditionaliste, la grande difficulté à entrer dans les développements doctrinaux du dernier concile provient de la méconnaissance de grands ouvrages que l’on peut rattacher à ce que l’on a appelé malencontreusement la « théologie nouvelle ». Et il est vrai que des livres majeurs comme Méditation sur l’Église d’Henri de Lubac ou Le Mystère pascal de Louis Bouyer, ont inspiré la constitution conciliaire sur l’Église. Aussi bien le débat doctrinal ouvert aujourd’hui ne peut-il faire l’économie de cette question essentielle de la nature d’une sagesse chrétienne intégrale enracinée dans la grande Tradition de l’Église qui a indéniablement alimenté la réflexion de ces grands théologiens.
Cela dit, le thomisme d’un Maritain et d’un Journet dont était nourri le pape Paul VI [13], est également très présent dans l’inspiration des plus grands documents conciliaires alors que, par ailleurs, la postérité d’un père de Lubac est loin d’être uniforme. D’aucuns se réclament de lui, dans lesquels il ne se reconnaîtrait assurément pas. En outre un colloque aussi riche ─ historiquement et doctrinalement ─ que celui qui s’est tenu en 2000 à Toulouse par la volonté des responsables de la Revue thomiste, sur la réception de Surnaturel et les problèmes théologiques qu’elle soulève quant aux rapports de la nature et de la grâce, montre la capacité de l’école thomiste ─ qui reste, pour des raisons que Jean-Paul II a on ne peut plus clairement développées dans son encyclique Fides et Ratio, la référence privilégiée du Magistère ─ à intégrer l’apport considérable de l’œuvre du cardinal Henri de Lubac [14].
C’est dire à quel point la discussion théologique qui s’ouvre actuellement avec la Fraternité saint Pie X selon la volonté expresse de Benoît XVI, est complexe et, en même temps, riche de toutes sortes de fruits possibles, précieux pour tous. Elle pourrait, par exemple, stimuler de manière heureuse les facultés canoniques de philosophie pour que, au lieu de chercher à concurrencer les facultés d’État sur leur propre terrain, elles redonnent enfin à un enseignement doctrinal (et pas seulement historique) de la métaphysique de l’être inspiré de l’Aquinate, la place prépondérante réclamée par le Saint-Siège.
Les fidèles et les aventuriers
Gérard Leclerc, qui soutient intégralement l’entreprise du pontife actuellement régnant, est en tout état de cause convaincu, comme Benoît XVI lui-même, que les questions posées par la mouvance de Mgr Lefebvre ne manquent pas de pertinence :
« Nous n’entendons pas insinuer que les traditionalistes sont sans mérites ni sans intelligence. Nous avons eu à maintes reprises le plaisir de converser avec eux. Et, en dépit de nos désaccords certains, nous avons pu apprécier leur ténacité, leur volonté d’être absolument fidèles au dépôt transmis. La révolte de leur leader principal s’explique aussi par de justes causes. Il n’est pas niable que l’Église a été emportée, dans les années soixante et suivantes, dans une tempête où beaucoup de choses essentielles ont sombré. C’est Paul VI qui a parlé d’autodestruction de l’Église. Ce sont des inspirateurs de Vatican II comme Daniélou, Balthasar, Bouyer, Lubac qui ont dénoncé avec tristesse et colère “les assassins de la foi”, “la trahison du concile”. Beaucoup d’entre eux approuvèrent Maurice Clavel lorsqu’il lança sa terrible invective : “Vous n’êtes pas allés au monde, vous vous êtes rendus au monde” » (p. 79-80).
Les questions posées par les lefebvristes devront donc être prises en compte dans une pleine fidélité à la continuité de l’enseignement magistériel à travers Vatican II et au-delà (rappelons à cet égard que jamais Mgr Lefebvre n’a été tenté par le « sédévacantisme » [15]), mais avec un amour de l’Église susceptible de surmonter les divisions et en s’efforçant même d’apporter certaines précisions ou développements profitables à tous. Benoît XVI y est très ouvert et l’actuel supérieur de la Fraternité saint Pie X, Mgr Bernard Fellay, également. L’esprit de « réforme de la réforme » introduit dans le domaine liturgique pourrait avoir un champ plus large d’application. Il vaut aussi pour tout un champ d’interrogations légitimes qui, si elles n’étaient accueillies avec toute la bienveillance et la rigueur requises, rejetteraient à tort dans un schisme définitif d’authentiques fidèles de la foi catholique qui reconnaissent le souverain pontife comme le légitime successeur de Pierre.
Il ne faudrait tout de même pas oublier, dans cette discussion qui s’engage, que ceux que Maritain, avec sa verve polémique, appelait dans Le Paysan de la Garonne les « ruminants de la Sainte-Alliance », reconnaissent tous les dogmes proclamés par l’Église. On n’en pourrait dire autant de ceux qu’il qualifiait de « moutons de Panurge » et qui ont joui (et jouissent encore) au sein de l’institution ecclésiale, à défaut d’être d’authentiques théologiens, de postes non négligeables de professeurs de théologie [16].
Sans doute la crise la plus grave pour l’Église vient-elle encore aujourd’hui de ces aventuriers d’un concile imaginaire. Leurs propositions de réforme ont fait leur chemin délétère dans la conscience de nombreux catholiques, mais il est d’autant moins aisé de les pointer du doigt – comme on peut le faire pour la Fraternité saint Pie X – que les contours de leur flou doctrinal sont par définition difficilement repérables. Leurs ardeurs « pétitionnistes » et l’idée qu’ils s’évertuent à répandre – dont Gérard Leclerc montre magistralement l’inconsistance – d’un Joseph Ratzinger progressiste lors du concile et devenu par la suite réactionnaire, seront en tout cas impuissantes à briser le vigoureux élan vers la nécessaire réconciliation avec les lefebvristes imprimé par le pape depuis son accession au Siège de Pierre.
Comment ne pas saluer par conséquent, avec l’éditorialiste de France catholique, la lucidité et la hauteur de vue de Benoît XVI, poursuivant le travail inlassable du cardinal Ratzinger afin de réintégrer, dans la pleine communion de l’Église, les disciples du fondateur de la Fraternité saint Pie X grâce au nouveau climat « favorisé par la bonne volonté des uns et des autres » (p. 85) ? Ce nouveau livre de Gérard Leclerc, derrière la modestie de ses dimensions, ne peut qu’y contribuer puissamment par la pénétration et la pertinence de son analyse.
Y. FL.
Gérard Leclerc
Rome et les lefebvristes
Salvator, 24 août 2008, 96 pages, 12 € franco de port
[2] Rappelons que Mgr Richard Nelson Williamson a été sanctionné comme il convenait pour ses propos négationnistes ineptes et indignes, par l’actuel supérieur de la Fraternité saint Pie X, Mgr Bernard Fellay.
[3] Sur ce qu’Émile Poulat se refuse à appeler « en rigueur de termes » une condamnation, on se reportera à son excellente mise au point, très précisément argumentée, « Le Saint-Siège et l’Action française. Retour sur une condamnation », dans Yves Chiron et Émile Poulat, Pourquoi Pie XI a-t-il condamné l’Action française ?, Niherne, Éditions BCM, 2009, p. 15-68.
[4] Cf., sur cette question les pages très éclairantes d’Émile Poulat, dans son dernier livre : Aux Carrefours stratégiques de l’Église de France – XXe siècle, Paris, Berg International, 2009, p. 71-88.
[5] Il avait exposé magistralement son point de vue dans son tout premier essai, très original et fort précieux, Un autre Maurras, IPN, 1974, p. 59-75.
[6] Sur le parcours politique, philosophique et religieux de Jean d’Azémar de Fabrègues, cf. Véronique Auzépy-Chavagnac, Jean de Fabrègues et la Jeune Droite catholique. Aux sources de la Révolution nationale, Presses Universitaires du Septentrion, 2002.
[7] Le thomisme romain avait sans doute ses limites, mais on sait gré à Gérard Leclerc d’en parler avec nuances et respect.
[8] Cf. Henri de Lubac, Carnets du Concile, Introduit et annoté par Loïc Figoureux, Avant-propos de François-Xavier Dumortier, s.j. et Jacques de Larosière, Préface de Jacques Prévotat, Paris, Cerf, 2007.
[9] On trouvera ces documents concernant le cardinal Journet dans l’édition de sa Correspondance avec Jacques Maritain, Éd. Saint-Augustin, 2008, Vol. VI (1965-1973), p. 72-76 et p. 901-904. Dans ce volume, on lira aussi (p. 789-899), sous le titre « Cahier de Rome », les notes rédigées par le cardinal Journet durant la quatrième session conciliaire. Au-delà de leur caractère parfois succinct et allusif, elles sont fort précieuses, car elles font bien apparaître les inquiétudes du cardinal face à certaines revendications affichées, et sa préoccupation devant la profondeur du combat spirituel alors engagé. On méditera ce propos du pape Paul VI lors d’une conversation qu’il eut avec Charles Journet au matin du 18 janvier 1967 : « Le Concile a réussi ! J’avais cru que ce serait un printemps pour l’Église, c’est une lutte » (ibid. p. 879). Voir aussi les remarques informées et suggestives de Guillaume de Thieulloy, La Théologie politique de Charles Journet, « Questions disputées », Paris, Téqui, 2009, particulièrement la IIIe partie, p. 113-163.
[10] Cf. la lettre du P. de Lubac à J. Maritain, du 13 mars 1967, reproduite dans la récente réédition du Paysan de la Garonne sous le titre « Le Feu nouveau », avec une préface et un dossier critique de Michel Fourcade, Paris, Ad Solem, 2007, p. 502 : « C’est pour ce que vous avez dit de plus juste que vous êtes le plus critiqué. À mon humble avis, votre diagnostic sur la crise actuelle n’est même pas assez rigoureux : il s’agit de quelque chose de bien plus grave que tant de “sottises” et de “folies”. Il existe une vague de fond, qui, si l’on y cédait, nous conduirait en peu de temps à l’apostasie collective. »
[11] La Commission théologique internationale l’a fortement réaffirmé dans son récent document : À la Recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, Paris, Cerf, 2009, p. 107-119. Cf. notamment n. 96, p. 117 : « Si l’ordre politique n’est pas le domaine de la vérité ultime, il doit cependant rester ouvert à la recherche perpétuelle de Dieu, de la vérité et de la justice. La “légitime et saine laïcité de l’État” (Pie XII) consiste dans la distinction de l’ordre surnaturel de la foi théologale et de l’ordre politique. Ce dernier ne peut jamais se confondre avec l’ordre de la grâce auquel les hommes sont appelés à adhérer librement. Il est plutôt lié à l’éthique humaine universelle inscrite dans la nature humaine. » Ibid., n. 97, p. 118 : « Si Dieu et toute transcendance devaient être bannis de l’horizon du politique, il ne resterait que le pouvoir de l’homme sur l’homme. De fait, l’ordre politique s’est parfois donné lui-même comme le dernier horizon du sens pour l’humanité. Les idéologies et les régimes totalitaires ont démontré qu’un tel ordre politique, sans un horizon de transcendance, n’est pas humainement acceptable. Cette transcendance est liée à ce que nous appelons la loi naturelle. »
[12] Dans une étude de 1930 sur « la pensée catholique et sa mission », Jacques Maritain envisageait déjà que la « restauration métaphysique sans laquelle l’intelligence de notre époque risque de bâtir sur le sable » ne devait pas se faire sans intégrer la contribution de l’effort « remarquable » de « penseurs comme Guardini ou Przywara, avec leur sens aigu des besoins de l’esprit moderne ». Cf. Œuvres complètes, Fribourg-Paris, vol. IV, 1983, p. 1130 (1115-1131).
[13] Cf. « Montini, Journet, Maritain : une famille d’esprit », Istituto Paolo VI, n° 22, Brescia, 2000.
[14] Cf. Surnaturel. Une controverse au cœur du thomisme au XXe siècle, Actes du colloque organisé par l’Institut Saint-Thomas-d’Aquin les 26-27 mai 2000 à Toulouse, Revue thomiste (2001), T. CI, janvier-juin 2001.
[15] On désigne ainsi la position de ceux qui considèrent que, depuis le pape Pie XII, le Siège de Pierre est vacant.
[16] Cf. J. Maritain, Le Feu nouveau. Le Paysan de la Garonne, op. cit., p. 61-65.