SOURCE - Paix Liturgique n°302 - 29 septembre 2011
L’histoire de la sainte Église catholique est riche de mystères, dans le domaine du bien comme dans celui du mal. Ce n’est pas sans raison que saint Paul parle du mysterium iniquitatis - Le mystère d’iniquité. À travers les siècles, la question de ce qu’on appelle la théodicée est demeurée brûlante : pourquoi le mal est-il présent au sein d’une création divine fondamentalement bonne ? Saint Paul a su condenser en une formule l’angoisse profonde que provoque l’existence du mal, mais il a refusé d’y apporter une réponse.
Le mystère dont je vous entretiendrai appartient-il au bien, au mal, ou à un mélange inextricable des deux ? Je me garderai de le dire, tant il est vrai que les conséquences de chaque événement historique se répercutent au long des siècles, en changeant sans cesse d’aspect. Ce qui apparaît comme une malédiction à une époque donnée sera plus tard perçu comme une bénédiction. Toutefois, il existe également des maladies qui traversent les âges et dont seuls les symptômes varient.
La liturgie, œuvre de Dieu
Ce n’est pas à la légère et sans un serrement de cœur que j’en viens à mon sujet. J’aimerais vous entretenir du formidable bouleversement survenu dans l’histoire de l’Église après le second concile du Vatican. Il s’agit de quelque chose d’absolument nouveau, que personne n’aurait naguère cru possible. Lorsqu’il entend le mot « nouveauté », à propos de l’Église, un catholique doit se méfier.
La seule véritable nouveauté de l’histoire universelle – l’Incarnation – s’est déjà produite. Pourtant, l’Incarnation ne cesse d’être une nouveauté si radicale que nous ne la comprendrons jamais complètement. Elle annonce la nouvelle création du monde, à la fin des temps. Mais, en attendant, l’Incarnation agit comme un aiguillon d’inquiétude et de colère, planté dans la chair du monde. Rien ne peut être considéré comme une nouveauté en comparaison du Christ, à moins d’être imprégné de Sa Présence. Bien au contraire, tout ce qui prétend modifier, augmenter, diminuer ou surpasser ce qui fut révélé une fois pour toutes ; tout ce qui – si intéressant et brillant qu’il paraisse - tente de renchérir sur la Révélation, doit être accueilli avec méfiance, voire avec crainte.
La sagesse des nations professe que seul ce qui est ancien est bon. Chaque civilisation en fait l’expérience. La culture est toujours liée à la foi dans une tradition. La culture n’est autre chose que l’insertion d’une vie humaine, si brève soit-elle, dans l’immensité du passé et de l’avenir. La culture offre à l’homme la possibilité de s’approprier l’expérience des générations qui le précédèrent et de la transmettre aux générations qui le suivront. L’expérience des générations disparues nous apprend comment planter des arbres, dont les fruits mûriront pour nos descendants. Ce qui est ancien a fourni la preuve de sa capacité à franchir plusieurs générations. Ce qui est ancien n’est pas tombé dans l’oubli, comme l’aurait fait ce qui est éphémère et dépourvu de valeur ; mais au contraire a donné du fruit au long des siècles, voire des millénaires, et comme l’a remarqué Goethe, le grand poète allemand : « Seul est vrai ce qui porte des fruits ». Ce qui est ancien et demeure une réalité vivante constitue une forme de vérité à la fois passée et à venir.
Les chrétiens ont encore une autre raison, de chérir ce qui est ancien et s’inscrit dans une tradition. La foi en la divinité du Christ n’est pas comparable à la croyance aux mythes païens, qui se déployaient dans l’éternel présent d’un monde hors de l’Histoire. Les chrétiens professent que le Créateur du ciel et de la terre s’est incarné à un moment bien précis de l’Histoire (les premières décennies de l’Empire romain), au cœur de la province la plus décriée de cet Empire. Dans un texte parmi les plus sacrés, le Credo, les chrétiens mentionnent, après les noms du Fils de Dieu et de sa sainte mère, celui d’un fonctionnaire romain obscur et médiocre, un certain Ponce Pilate, qui doit à sa lâcheté d’être devenu immortel, lorsque les Pères du concile de Nicée établirent que le Christ était un personnage historique et que cette affirmation ferait partie intégrante de la doctrine chrétienne. Dieu s’est incarné et cela s’est produit dans un pays précis, une langue donnée, des traditions précises. Le Christ est né homme dans une situation politique et culturelle donnée. Jésus était à la fois fils d’Israél et sujet de Rome. Par la suite, lorsque son Église incorpora des éléments israélite et des éléments romains, elle prolongea – au sens littéral – l’Incarnation de Dieu. Telle est, jusqu’à la fin des temps, sa mission.
Tous les chrétiens doivent donc regarder vers l’avenir, vers le retour du Seigneur, mais, pour savoir qui Il est, ils doivent regarder vers le passé : non point les ténèbres infinies de la préhistoire, mais les années pendant lesquelles vécurent Auguste et Tibère. En ces temps-là, ceux qui avaient vu de leurs yeux la gloire du Christ et en avaient porté témoignage furent suppliciés en raison de leur foi. Pour eux, toutefois, il s’agissait moins d’une croyance que d’une certitude. Aucun prêtre, aucun laïc, sommé de défendre sa foi, ne peut formuler mieux que saint Paul les raisons qui le portent à croire : « C’est du Seigneur que j’ai appris ce que je vous ai aussi enseigné » (1 Cor 11, 23).
Les chrétiens qui professent leur foi sont les maillons d’une chaîne, qui relie le passé au présent. Le geste de l’imposition des mains, qu’aucune pratique de type spiritualiste ne saurait remplacer, les rapproche des tout premiers Apôtres. Ceux-ci nous ont enseigné que la présence du Christ donne vie à son Église, non par autosuggestion, méditation ou une quelconque transmission interne, mais grâce à la figure du Christ, qui s’est incarné et a imposé les mains ; grâce au Christ, dont les vêtements irradiaient une énergie miraculeuse ; grâce au Christ, dont les pieds furent lavés par une pécheresse, puis transpercés de clous ; grâce au Christ, qui pleura Lazare et fit rôtir un poisson pour ses disciples. Le Christ ordonna aux Apôtres de sans cesse Le rendre à nouveau présent, parce que Sa présence est bien plus importante que Son enseignement, puisqu’elle inclut tout Son enseignement, et davantage encore, qu’on peut appréhender par la contemplation, et non par l’intelligence discursive.
Ses Apôtres reçurent pour mission de Le rendre à nouveau présent, dans le moment le plus intense et le plus dramatique de Son existence terrestre : Son sacrifice sur la Croix. De telle sorte que les premiers chrétiens comprirent fort bien que la célébration instituée par le Seigneur était bien plus que la répétition de la Cène ; ils savaient que cet ultime repas n’était lui-même que le signe de l’œuvre rédemptrice, dont le supplice de la Croix constituait l’accomplissement. Pour cette raison, les premiers chrétiens embellirent leur culte à l’aide des formes les plus nobles et les plus belles, que l’humanité avait élaborées pour prier et offrir des sacrifices, au cours des millénaires précédant la venue du Sauveur. Ces formes n’avaient pas d’auteur désigné ; elles ne furent pas créées par des sages, mais modelées par la sensibilité de tous les hommes qui adorèrent jamais la divinité. Un seul point distinguait ce nouveau sacrifice chrétien, des sacrifices qui existaient auparavant parmi les différentes religions : parce qu’il rendait présent Jésus en tant que victime, il n’était pas seulement l’œuvre d’hommes pieux, mais bien l’œuvre de Dieu Lui-même. Il s’agissait d’une œuvre accomplie par Dieu et pour les hommes; une œuvre que des hommes, même d’une piété exemplaire, n’eussent jamais pu accomplir eux-mêmes, sans le secours de la Grâce. Ce point forme un élément essentiel de l’adoration chrétienne. Si on le néglige, on ne peut vraiment la comprendre : elle n’est pas une œuvre humaine, et par conséquent elle ne doit pas non plus apparaître comme une œuvre humaine. Il faut considérer qu’elle ne prend pas son origine dans la volonté des hommes, mais dans celle de Dieu.
La Messe comme Révélation
Pour tous les catholiques, ce que je viens d’énoncer devrait aller de soi. Nous constatons néanmoins que, dans de nombreux endroits du monde catholique, y compris dans les pays où l’Église est établie depuis le plus longtemps, ce n’est plus évident. Après cette longue entrée en matière, je reviens aux développements qui suivirent le second concile du Vatican, lorsque se produisirent des choses nouvelles, si nouvelles que les catholiques ne purent que les contempler avec effroi.
J’ai essayé de décrire l’attitude de l’Église vis-à-vis de sa liturgie qui, pendant près de deux mille ans, fut considérée comme la présence corporelle de Jésus, de la tête et du corps visibles de l’Église. Pour un catholique, cette visibilité n’était pas une qualité secondaire, qui eût été subordonnée à un monde supérieur invisible, puisque Dieu Lui-même s’était incarné dans un corps humain et avait emmené Ses blessures dans Sa Gloire. Depuis que Dieu fait homme a vu et entendu avec les yeux et les oreilles d’un être humain, nos sens, par nature si faciles à abuser, sont devenus fondamentalement capables de percevoir la vérité. Grâce à l’Incarnation du Christ, le monde sensible n’est plus le domaine de l’illusion ; la matière peut à nouveau être envisagée comme la pensée de Dieu rendue tangible.
De cette considération découle la gravité absolue avec laquelle l’Église accomplit tous les actes de la liturgie : chaque geste de la main, chaque inclinaison du corps, chaque génuflexion, chaque baiser aux objets sacrés ; les cierges, les vases, les espèces du Pain et du Vin, mais également la langue dans laquelle les pensées divines sont exprimées, tout cela fut considéré comme faisant littéralement partie intégrante de la Révélation. Saint Basile de Césarée, un des Pères d’Orient, déclara expressément que la Messe est un aspect de la Révélation, au même titre que les Saintes Écritures.
Un exemple sera le bienvenu pour illustrer l’attitude de l’Église envers les objets dont elle se servait pour les sacrements, avant le second concile du Vatican. Au Moyen Âge, les Cisterciens gravaient sur leurs calices dorés le nom de Marie car, de la même manière que le corps de Marie avait porté Dieu fait homme, le calice contient le sang de Dieu. Toute l’histoire du salut aboutit ainsi aux objets utilisés pour célébrer l’Eucharistie. Le second concile du Vatican reprit avec clarté et énergie la théologie de la messe la plus traditionnelle. Il reconnut solennellement l’existence d’une langue sacrée, d’une musique sacrée (le chant grégorien, trait d’union entre l’Orient et l’Occident et qui n’appartient exclusivement à aucune de ces deux aires culturelles) ; il ne préconisa qu’une révision prudente des livres liturgiques, comme il convient de le faire tous les quelques siècles, pour éviter que des erreurs ne s’y glissent.
Représentons-nous à nouveau tout ce que la liturgie catholique avait à ce moment-là accompli. Venue d’Asie mineure, elle avait conquis Rome et la Grèce ; triomphé du monde païen, mais survécu à son effondrement ; subjugué les peuples païens du Nord et de l’Est. Elle fut l’outil d’une réussite missionnaire qui n’a pas d’autre exemple dans l’histoire du monde. À combien de ruptures, de bouleversements, n’a-t-elle pas survécu ? Elle a franchi les frontières de l’Europe, elle est arrivée en Asie, en Afrique, en Amérique. Elle fut partout, au commencement, un corps étranger. Elle fut portée aux Germains, aux Irlandais, aussi bien qu’aux Indiens, aux Cinghalais et aux Chinois. Les Germains ne comprenaient pas le latin et ne savaient pas davantage lire, lorsque saint Boniface, un grand évangélisateur, leur fit connaître la Messe. Cela se passa longtemps ainsi, en particulier durant les périodes les plus brillantes que connut l’Église, quand les fidèles percevaient intuitivement que, dans la célébration de la Messe, l’essentiel n’était pas de comprendre chaque mot, mais bien d’éprouver la présence du Sauveur. Celui qui comprenait chaque mot, mais qui ne ressentait pas cette présence, n’avait – strictement parlant – rien compris à la Messe.
Les révolutions bouleversèrent le monde, les dictatures apparurent et disparurent, mais la Messe demeura toujours identique à elle-même. Aux yeux du monde entier, elle symbolisait l’immuabilité de l’Église à travers les âges. Même ses adversaires reconnaissaient que son caractère intempestif, intemporel, faisait sa force ; non pas au sens où elle eût été démodée, mais dans la mesure où la liturgie ne pouvait être complètement rapportée à une époque ou à une culture particulière. À toutes les périodes, elle eut toujours un pied hors du temps. On ne la célébrait pas dans le moment présent, mais per omnia saecula saeculorum, pour toutes les époques, depuis la Création du monde jusqu’à sa consommation, et ensuite dans l’éternité, laquelle a déjà commencé et forme comme l’arrière-plan doré du tableau devant lequel se déploie le temps de l’Histoire. C’est ainsi que la liturgie – que l’Apocalypse appelle les Noces de l’Agneau » – a été célébrée et devra toujours être célébrée.
(1) Häresie der Formlosigkeit, Liturgiereform (2002, Karolinger-Verlag).
(2) http://www.ceremoniaire.net/depuis1969/docs/mosebach_katholikentag.html
Du 1er au 3 septembre 2010 s’est tenu à Colombo (Sri Lanka) un colloque sur la liturgie, organisé par Monseigneur Malcolm Ranjith, l’archevêque du diocèse, qui est aussi le président de la conférence épiscopale de Ceylan, qui a aussi été appelé depuis à la pourpre cardinalice par Benoît XVI. Lors de ce colloque, réunissant les prêtres de l’archidiocèse, tous en soutane, l’écrivain allemand Martin Mosebach, auteur de La Liturgie et son Ennemie (1) (Hora Decima 2005), y a prononcé une importante communication, que nous sommes heureux de vous proposer aujourd’hui dans une traduction originale à partir du texte allemand que nous a faite parvenir Gilles Banderier.LE DOCUMENT
La personnalité de l’auteur, romancier et essayiste réputé outre-Rhin, - il a écrit aussi de nombreux récits, poèmes, pièces de théâtre, articles sur l’art et la littérature, scénarios de films, livret d’opéras, et a été honoré d’un certain nombre de prix littéraires-, marié à une luthérienne convertie, est importante car son parcours n’est pas sans similitudes avec celui de GK Chesterton : il ne s’agit pas d’un exégète chrétien publié pour le petit nombre, mais bien d’un écrivain de premier plan ressentant le besoin de mieux comprendre et illustrer sa foi catholique. A cause de cette personnalité, son livre sur la liturgie avait représenté un véritable événement Outre-Rhin, au point que Martin Mosebach fut invité à prononcer une conférence sur ses idées liturgiques devant l’assemblée du catholicisme allemand, de tendance très progressiste, le Katholikentag de 2004 (2) : « La crise de la liturgie n’est pas pour moi une forme de décadence : elle est quelque chose d’infiniment plus grave. Elle représente à mes yeux une catastrophe inédite, une catastrophe spirituelle et culturelle ».
En outre, dans un pays dont l’Église est malade des tensions progressistes qui ne cessent de l’affaiblir, Martin Mosebach représente l’un des principaux relais de la pensée et de la parole de Benoît XVI. Il est notoire que son livre sur la liturgie, étincelante apologie de la liturgie catholique traditionnelle, avec de piquantes invectives contre l’attitude iconoclaste qui règne aujourd’hui dans l’Église de l’après-Concile, a été très apprécié par Benoît XVI. Martin Mosebach a fait partie des artistes reçus par le Pape dans la Chapelle Sixtine, le 21 novembre 2009. Auparavant, lui-même, avec des personnalités telle que Nikos Salingaros, Steven J. Schloeder, Steen Heidemann, Duncan G. Stroik, Pietro De Marco, Martin Mosebach, Enrico Maria Radaelli, avaient signé un appel « plein de tristesse la plus poignante préoccupation quant à la terrible situation actuelle de tous les arts qui ont toujours accompagné la liturgie sacrée ».
Le texte qui suit constitue la première partie de sa conférence à Colombo et traite des origines de la liturgie, de sa singularité comme œuvre de Dieu et non comme création des hommes et, par conséquence, de la nature de la messe, avant tout révélation divine plus qu’assemblée communautaire.
L’histoire de la sainte Église catholique est riche de mystères, dans le domaine du bien comme dans celui du mal. Ce n’est pas sans raison que saint Paul parle du mysterium iniquitatis - Le mystère d’iniquité. À travers les siècles, la question de ce qu’on appelle la théodicée est demeurée brûlante : pourquoi le mal est-il présent au sein d’une création divine fondamentalement bonne ? Saint Paul a su condenser en une formule l’angoisse profonde que provoque l’existence du mal, mais il a refusé d’y apporter une réponse.
Le mystère dont je vous entretiendrai appartient-il au bien, au mal, ou à un mélange inextricable des deux ? Je me garderai de le dire, tant il est vrai que les conséquences de chaque événement historique se répercutent au long des siècles, en changeant sans cesse d’aspect. Ce qui apparaît comme une malédiction à une époque donnée sera plus tard perçu comme une bénédiction. Toutefois, il existe également des maladies qui traversent les âges et dont seuls les symptômes varient.
La liturgie, œuvre de Dieu
Ce n’est pas à la légère et sans un serrement de cœur que j’en viens à mon sujet. J’aimerais vous entretenir du formidable bouleversement survenu dans l’histoire de l’Église après le second concile du Vatican. Il s’agit de quelque chose d’absolument nouveau, que personne n’aurait naguère cru possible. Lorsqu’il entend le mot « nouveauté », à propos de l’Église, un catholique doit se méfier.
La seule véritable nouveauté de l’histoire universelle – l’Incarnation – s’est déjà produite. Pourtant, l’Incarnation ne cesse d’être une nouveauté si radicale que nous ne la comprendrons jamais complètement. Elle annonce la nouvelle création du monde, à la fin des temps. Mais, en attendant, l’Incarnation agit comme un aiguillon d’inquiétude et de colère, planté dans la chair du monde. Rien ne peut être considéré comme une nouveauté en comparaison du Christ, à moins d’être imprégné de Sa Présence. Bien au contraire, tout ce qui prétend modifier, augmenter, diminuer ou surpasser ce qui fut révélé une fois pour toutes ; tout ce qui – si intéressant et brillant qu’il paraisse - tente de renchérir sur la Révélation, doit être accueilli avec méfiance, voire avec crainte.
La sagesse des nations professe que seul ce qui est ancien est bon. Chaque civilisation en fait l’expérience. La culture est toujours liée à la foi dans une tradition. La culture n’est autre chose que l’insertion d’une vie humaine, si brève soit-elle, dans l’immensité du passé et de l’avenir. La culture offre à l’homme la possibilité de s’approprier l’expérience des générations qui le précédèrent et de la transmettre aux générations qui le suivront. L’expérience des générations disparues nous apprend comment planter des arbres, dont les fruits mûriront pour nos descendants. Ce qui est ancien a fourni la preuve de sa capacité à franchir plusieurs générations. Ce qui est ancien n’est pas tombé dans l’oubli, comme l’aurait fait ce qui est éphémère et dépourvu de valeur ; mais au contraire a donné du fruit au long des siècles, voire des millénaires, et comme l’a remarqué Goethe, le grand poète allemand : « Seul est vrai ce qui porte des fruits ». Ce qui est ancien et demeure une réalité vivante constitue une forme de vérité à la fois passée et à venir.
Les chrétiens ont encore une autre raison, de chérir ce qui est ancien et s’inscrit dans une tradition. La foi en la divinité du Christ n’est pas comparable à la croyance aux mythes païens, qui se déployaient dans l’éternel présent d’un monde hors de l’Histoire. Les chrétiens professent que le Créateur du ciel et de la terre s’est incarné à un moment bien précis de l’Histoire (les premières décennies de l’Empire romain), au cœur de la province la plus décriée de cet Empire. Dans un texte parmi les plus sacrés, le Credo, les chrétiens mentionnent, après les noms du Fils de Dieu et de sa sainte mère, celui d’un fonctionnaire romain obscur et médiocre, un certain Ponce Pilate, qui doit à sa lâcheté d’être devenu immortel, lorsque les Pères du concile de Nicée établirent que le Christ était un personnage historique et que cette affirmation ferait partie intégrante de la doctrine chrétienne. Dieu s’est incarné et cela s’est produit dans un pays précis, une langue donnée, des traditions précises. Le Christ est né homme dans une situation politique et culturelle donnée. Jésus était à la fois fils d’Israél et sujet de Rome. Par la suite, lorsque son Église incorpora des éléments israélite et des éléments romains, elle prolongea – au sens littéral – l’Incarnation de Dieu. Telle est, jusqu’à la fin des temps, sa mission.
Tous les chrétiens doivent donc regarder vers l’avenir, vers le retour du Seigneur, mais, pour savoir qui Il est, ils doivent regarder vers le passé : non point les ténèbres infinies de la préhistoire, mais les années pendant lesquelles vécurent Auguste et Tibère. En ces temps-là, ceux qui avaient vu de leurs yeux la gloire du Christ et en avaient porté témoignage furent suppliciés en raison de leur foi. Pour eux, toutefois, il s’agissait moins d’une croyance que d’une certitude. Aucun prêtre, aucun laïc, sommé de défendre sa foi, ne peut formuler mieux que saint Paul les raisons qui le portent à croire : « C’est du Seigneur que j’ai appris ce que je vous ai aussi enseigné » (1 Cor 11, 23).
Les chrétiens qui professent leur foi sont les maillons d’une chaîne, qui relie le passé au présent. Le geste de l’imposition des mains, qu’aucune pratique de type spiritualiste ne saurait remplacer, les rapproche des tout premiers Apôtres. Ceux-ci nous ont enseigné que la présence du Christ donne vie à son Église, non par autosuggestion, méditation ou une quelconque transmission interne, mais grâce à la figure du Christ, qui s’est incarné et a imposé les mains ; grâce au Christ, dont les vêtements irradiaient une énergie miraculeuse ; grâce au Christ, dont les pieds furent lavés par une pécheresse, puis transpercés de clous ; grâce au Christ, qui pleura Lazare et fit rôtir un poisson pour ses disciples. Le Christ ordonna aux Apôtres de sans cesse Le rendre à nouveau présent, parce que Sa présence est bien plus importante que Son enseignement, puisqu’elle inclut tout Son enseignement, et davantage encore, qu’on peut appréhender par la contemplation, et non par l’intelligence discursive.
Ses Apôtres reçurent pour mission de Le rendre à nouveau présent, dans le moment le plus intense et le plus dramatique de Son existence terrestre : Son sacrifice sur la Croix. De telle sorte que les premiers chrétiens comprirent fort bien que la célébration instituée par le Seigneur était bien plus que la répétition de la Cène ; ils savaient que cet ultime repas n’était lui-même que le signe de l’œuvre rédemptrice, dont le supplice de la Croix constituait l’accomplissement. Pour cette raison, les premiers chrétiens embellirent leur culte à l’aide des formes les plus nobles et les plus belles, que l’humanité avait élaborées pour prier et offrir des sacrifices, au cours des millénaires précédant la venue du Sauveur. Ces formes n’avaient pas d’auteur désigné ; elles ne furent pas créées par des sages, mais modelées par la sensibilité de tous les hommes qui adorèrent jamais la divinité. Un seul point distinguait ce nouveau sacrifice chrétien, des sacrifices qui existaient auparavant parmi les différentes religions : parce qu’il rendait présent Jésus en tant que victime, il n’était pas seulement l’œuvre d’hommes pieux, mais bien l’œuvre de Dieu Lui-même. Il s’agissait d’une œuvre accomplie par Dieu et pour les hommes; une œuvre que des hommes, même d’une piété exemplaire, n’eussent jamais pu accomplir eux-mêmes, sans le secours de la Grâce. Ce point forme un élément essentiel de l’adoration chrétienne. Si on le néglige, on ne peut vraiment la comprendre : elle n’est pas une œuvre humaine, et par conséquent elle ne doit pas non plus apparaître comme une œuvre humaine. Il faut considérer qu’elle ne prend pas son origine dans la volonté des hommes, mais dans celle de Dieu.
La Messe comme Révélation
Pour tous les catholiques, ce que je viens d’énoncer devrait aller de soi. Nous constatons néanmoins que, dans de nombreux endroits du monde catholique, y compris dans les pays où l’Église est établie depuis le plus longtemps, ce n’est plus évident. Après cette longue entrée en matière, je reviens aux développements qui suivirent le second concile du Vatican, lorsque se produisirent des choses nouvelles, si nouvelles que les catholiques ne purent que les contempler avec effroi.
J’ai essayé de décrire l’attitude de l’Église vis-à-vis de sa liturgie qui, pendant près de deux mille ans, fut considérée comme la présence corporelle de Jésus, de la tête et du corps visibles de l’Église. Pour un catholique, cette visibilité n’était pas une qualité secondaire, qui eût été subordonnée à un monde supérieur invisible, puisque Dieu Lui-même s’était incarné dans un corps humain et avait emmené Ses blessures dans Sa Gloire. Depuis que Dieu fait homme a vu et entendu avec les yeux et les oreilles d’un être humain, nos sens, par nature si faciles à abuser, sont devenus fondamentalement capables de percevoir la vérité. Grâce à l’Incarnation du Christ, le monde sensible n’est plus le domaine de l’illusion ; la matière peut à nouveau être envisagée comme la pensée de Dieu rendue tangible.
De cette considération découle la gravité absolue avec laquelle l’Église accomplit tous les actes de la liturgie : chaque geste de la main, chaque inclinaison du corps, chaque génuflexion, chaque baiser aux objets sacrés ; les cierges, les vases, les espèces du Pain et du Vin, mais également la langue dans laquelle les pensées divines sont exprimées, tout cela fut considéré comme faisant littéralement partie intégrante de la Révélation. Saint Basile de Césarée, un des Pères d’Orient, déclara expressément que la Messe est un aspect de la Révélation, au même titre que les Saintes Écritures.
Un exemple sera le bienvenu pour illustrer l’attitude de l’Église envers les objets dont elle se servait pour les sacrements, avant le second concile du Vatican. Au Moyen Âge, les Cisterciens gravaient sur leurs calices dorés le nom de Marie car, de la même manière que le corps de Marie avait porté Dieu fait homme, le calice contient le sang de Dieu. Toute l’histoire du salut aboutit ainsi aux objets utilisés pour célébrer l’Eucharistie. Le second concile du Vatican reprit avec clarté et énergie la théologie de la messe la plus traditionnelle. Il reconnut solennellement l’existence d’une langue sacrée, d’une musique sacrée (le chant grégorien, trait d’union entre l’Orient et l’Occident et qui n’appartient exclusivement à aucune de ces deux aires culturelles) ; il ne préconisa qu’une révision prudente des livres liturgiques, comme il convient de le faire tous les quelques siècles, pour éviter que des erreurs ne s’y glissent.
Représentons-nous à nouveau tout ce que la liturgie catholique avait à ce moment-là accompli. Venue d’Asie mineure, elle avait conquis Rome et la Grèce ; triomphé du monde païen, mais survécu à son effondrement ; subjugué les peuples païens du Nord et de l’Est. Elle fut l’outil d’une réussite missionnaire qui n’a pas d’autre exemple dans l’histoire du monde. À combien de ruptures, de bouleversements, n’a-t-elle pas survécu ? Elle a franchi les frontières de l’Europe, elle est arrivée en Asie, en Afrique, en Amérique. Elle fut partout, au commencement, un corps étranger. Elle fut portée aux Germains, aux Irlandais, aussi bien qu’aux Indiens, aux Cinghalais et aux Chinois. Les Germains ne comprenaient pas le latin et ne savaient pas davantage lire, lorsque saint Boniface, un grand évangélisateur, leur fit connaître la Messe. Cela se passa longtemps ainsi, en particulier durant les périodes les plus brillantes que connut l’Église, quand les fidèles percevaient intuitivement que, dans la célébration de la Messe, l’essentiel n’était pas de comprendre chaque mot, mais bien d’éprouver la présence du Sauveur. Celui qui comprenait chaque mot, mais qui ne ressentait pas cette présence, n’avait – strictement parlant – rien compris à la Messe.
Les révolutions bouleversèrent le monde, les dictatures apparurent et disparurent, mais la Messe demeura toujours identique à elle-même. Aux yeux du monde entier, elle symbolisait l’immuabilité de l’Église à travers les âges. Même ses adversaires reconnaissaient que son caractère intempestif, intemporel, faisait sa force ; non pas au sens où elle eût été démodée, mais dans la mesure où la liturgie ne pouvait être complètement rapportée à une époque ou à une culture particulière. À toutes les périodes, elle eut toujours un pied hors du temps. On ne la célébrait pas dans le moment présent, mais per omnia saecula saeculorum, pour toutes les époques, depuis la Création du monde jusqu’à sa consommation, et ensuite dans l’éternité, laquelle a déjà commencé et forme comme l’arrière-plan doré du tableau devant lequel se déploie le temps de l’Histoire. C’est ainsi que la liturgie – que l’Apocalypse appelle les Noces de l’Agneau » – a été célébrée et devra toujours être célébrée.
(1) Häresie der Formlosigkeit, Liturgiereform (2002, Karolinger-Verlag).
(2) http://www.ceremoniaire.net/depuis1969/docs/mosebach_katholikentag.html