SOURCE - Jean Madiran - Présent - 30 avril 2011
J’avais cinquante-huit ans, comme lui, quand le cardinal Wojtyla, élu pape, prit le nom de Jean-Paul II, soit pour honorer son prédécesseur immédiat, prématurément décédé, soit pour marquer lui aussi une filiation dynastique avec les deux papes du Concile, Jean XXIII et Paul VI. La presse communiste internationale et le parti communiste français ne cessaient depuis des années de s’exprimer sur le Saint-Siège en termes troublants. Sept jours avant l’élection du 16 octobre 1978, le secrétaire général du parti communiste en France Georges Marchais déclarait : « Si le nouveau pape continue ce qu’a été l’œuvre de Jean XXIII et de Paul VI, on ne pourra que s’en féliciter. » Le secrétaire du comité central du parti chargé des affaires religieuses Maxime Gremetz proclamait en février 1980 : « Nous portons une appréciation positive sur Jean-Paul II. » C’était pourtant huit mois après le premier voyage de Jean-Paul II en Pologne. Les communistes n’avaient pas encore compris ce qui se passait. Ils y voyaient, selon Gremetz, l’acceptation de « la réalité du monde socialiste », comme si le Pape avait « dit aux masses chrétiennes : vous devez contribuer à la construction de cette société ». Gremetz allait jusqu’à estimer que la « définition » donnée par Jean-Paul II des droits de l’homme « rejoint la nôtre ». Ce sont d’ailleurs les communistes qui avaient mis en circulation le surnom de « pape des droits de l’homme », couramment répété durant les premières années du pontificat. Un tel langage n’avait bien entendu, dans la pensée communiste, aucune portée « doctrinale », il ne relevait que de la praxis marxiste-léniniste consistant à entraîner les chrétiens dans sa pratique de la dialectique, alors nommée « lutte de classes », que l’effondrement en Europe du communisme soviétique nous a laissée en héritage sous le nom désormais de « lutte contre toute discrimination ».
Les conséquences réelles de ce premier voyage en Pologne n’apparurent au communisme soviétique que bien après coup. Il fut alors définitivement détrompé de l’espoir de manipulation qu’il avait placé en Karol Wojtyla depuis une quinzaine d’années. C’est sa déception furieuse qui se traduisit par la tentative d’assassinat du 13 mai 1981.
II
Mais l’année précédant l’attentat, Jean-Paul II avait déjà gagné nos cœurs au Bourget, le 1er juin 1980, par sa triple interpellation de la France «fille aînée de l’Eglise» et «éducatrice des nations»:
— Es-tu fidèle aux promesses de ton baptême?
La France existait donc encore. Ou plutôt, à l’appel du Pape, elle ressuscitait. On commençait cependant à entendre dire que les acclamations des jeunes, notamment lorsqu’ils applaudissaient à tout rompre les injonctions pontificales de virginité jusqu’au mariage, adhéraient au chanteur plutôt qu’à sa chanson. Et de fait, l’appel à la France a été tout à fait effacé par les Français. On ne l’aperçoit plus dans les tonnes d’hagiographies provoquées par la béatification prévue pour le 1er mai. Pourtant j’en trouve tout de même une petite mention, gentiment faite par une personne très pieuse dans une publication très recommandable, mais voici ce que cela donne :
«France, souviens-toi des promesses de ton baptême!»
La «fille aînée» et « l’«éducatrice des nations» ont disparu.
Jean-Paul II avait pourtant répété trois fois : « fille aînée de l’Eglise », ce dont personne ne semble s’être souvenu dans le récent débat officiel, et avorté, sur notre identité nationale. Cette identité de «fille aînée » est aujourd’hui refusée par nos autorités politiques et religieuses, c’est pourtant la seule qui soit spécifique à la France. Il y en a tout de même quelques-uns, relevant plus ou moins de l’école catholique contre-révolutionnaire, qui ont toujours gardé présentes à l’esprit la triple interpellation de Jean-Paul II et la gratitude profonde qui lui en est due. Due d’abord à Jésus notre Seigneur, dont le message à la France ne nous était pas apporté cette fois par la voie surnaturelle de sainte Jeanne d’Arc, de sainte Marguerite-Marie, de Notre-Dame de l’Ile Bouchard. Son message nous était apporté par la voie naturelle, mais temporellement officielle, de son Vicaire sur la terre, comme il l’avait été au début du même siècle par saint Pie X.
III
La génération catholique contre-révolutionnaire qui était contemporaine de Karol Wojtyla avait, parmi ses caractéristiques intellectuelles les plus manifestes, celle d’étudier beaucoup, notamment sous l’influence de Jean Ousset, les documents pontificaux, surtout sous l’angle social et politique ; elle vivait dans une grande familiarité filiale avec « la doctrine sociale de Léon XIIII à Pie XII ». Elle supporta le choc, à partir de 1958, d’une discontinuité dont on découvrait peu à peu qu’elle était moins superficielle qu’on ne s’était d’abord efforcé de l’espérer. Un courant moderniste qui n’avait jamais été tari devenait dominant par une interprétation relativiste de l’Écriture, du catéchisme, de la messe. Après vingt années de filiale familiarité disparue, Jean-Paul II apparaissait comme en continuité avec la discontinuité de 1958-1978. On écrivait de lui dès juillet 1980 : « Lorsqu’il parle de ses grands prédécesseurs, c’est Paul VI et Jean XXIII qu’il nomme, ce n’est ni Pie X ni Pie XII. » Il s’opposa pourtant très vite à la « théologie de la libération » qui s’était emparée de l’Amérique latine. Il le fit par un acte doctrinal intitulé : « Instruction sur la liberté chrétienne et la libération » (23 mars 1986). Rédigée par la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi, elle était approuvée par le Souverain Pontife qui avait ordonné sa publication. Certes, il y avait eu son encyclique Laborem exercens qui était sans doute une « encyclique sociale » mais qui prévenait qu’elle ne se voulait pas « doctrinale ». L’« Instruction » au contraire se chargeait de « mettre en évidence les principaux éléments de la doctrine chrétienne sur la liberté et la libération » (§ 2). La plupart n’y aperçurent, pour s’en féliciter ou pour le regretter, que la critique des erreurs latino-américaines. Mais elle était le premier document, sous le règne de Jean-Paul II, formulant didactiquement une nouvelle manière de concevoir et d’exposer la doctrine sociale catholique. Il y apparaissait, souvent avec les mêmes mots, une rupture de continuité avec les « enseignements de Léon XIII à Pie XII ». Cette rupture est analysée dans le premier chapitre de La révolution copernicienne dans l’Église. Je me permets d’y renvoyer le lecteur car je ne tente pas ici d’écrire une synthèse récapitulative et critique de l’ensemble du pontificat, mais simplement quelques ruminations fragmentaires, partielles, en marge et forcément incomplètes, comme peut le faire un chroniqueur.
IV
Tout à coup, sept ans plus tard, et tout à fait inattendue, la familiarité filiale est intellectuellement retrouvée avec l’encyclique Veritatis splendor. Nous l’avons reçue, nous l’avons lue, nous l’avons relue en versant des larmes de joie et avec l’envie de crier au miracle. Avions-nous donc oublié que l’Église, malgré ses maladies temporelles, est un miracle permanent ? mais aussi un mystère, celui d’une Présence réelle qui est voilée. Dans l’encyclique il y avait le ton, la manière, la substance, la force de la vérité, il y avait à la fois l’allure et le contenu. Il y avait ce que les contemporains de Karol Wojtyla n’avaient plus rencontré depuis une trentaine d’années. Par un mot insuffisant mais fortement expressif, on pouvait dire que cette encyclique était « thomiste ». À contre-courant de l’exégèse dominante, l’encyclique citait avec une assurance tranquille les commentaires scripturaires des Pères de l’Église et des grands docteurs médiévaux, saint Augustin, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome, saint Cyrille d’Alexandrie, saint Grégoire le Grand, elle citait même, comble d’anti-modernisme exégétique, le In duo praecepta et le In Epistulam ad Romanos de saint Thomas. Elle citait aussi 58 fois Vatican II, mais si l’on y regardait de près, on voyait que chaque fois, c’était dans un effort rectificatif, parfois à peine esquissé. Et puis cette encyclique Veritatis splendor fut bientôt suivie d’une encyclique Fides et ratio également « thomiste ». Il me revenait à la mémoire une pensée de notre grand et vénéré ami Gustave Corçaô (mort sous Paul VI) : «Je sais reconnaître la voix de ma Mère l’Église, je sais reconnaître ce qui n’est pas la voix de ma Mère.»
V
Dans son premier voyage pontifical en France, Jean-Paul II avait déclaré que « liberté-égalité-fraternité » sont des idées chrétiennes. Ce n’était pas tout à fait une nouveauté. Paul VI, dix-sept ans plus tôt, l’avait déjà dit, et André Charlier notait alors : « Je crois qu’il a appris l’histoire dans Maritain. Comme il est tout de même indispensable qu’il sache l’histoire vraie, j’ai peur que la Providence ne nous ménage des événements capables de la lui apprendre.»
C’est toute la question, délicate et inexpliquée, du ralliement verbal de l’Église à cette Révolution française dont Paul VI disait que « bien qu’elle apparût comme une protestation (sic !) contre l’Eglise, ses raisons étaient profondément chrétiennes ». On peut tirer des nombreux discours de Jean-Paul II une solide réfutation d’un tel ralliement, mais on peut y trouver aussi ce ralliement en œuvre ; en œuvre au moins verbale. Et s’agissant d’Assise, on entend bien Marc Tosatti nous assurer que la Déclaration Dominus Jesus en contredit tous les défauts et tous les dangers : là comme ailleurs, ces contradictions ne nous expliquent rien, elles ne suscitent que des incertitudes.
Le langage des Droits de l’Homme ne serait chez Jean-Paul II, selon Joël-Benoît d’Onorio, qu’un lexique de la modernité utilisé pour mieux en subvertir la subversion. La Déclaration des Droits de 1948 serait invoquée « non comme un acte de perfection mais comme un élément de réflexion, non comme un point d’arrivée mais comme un point de départ ». Si c’est bien cela qu’a voulu tenter Jean-Paul II, valait-il la peine d’un détour aussi compliqué, aussi acrobatique, aussi inefficace ? Il n’a porté remède ni à la sécularisation crapuleuse des grandes démocraties occidentales, ni à l’apostasie immanente contaminant le clergé et sa hiérarchie. Le nombre des catholiques pratiquants était passé en France de 25 % de la population en 1965, à l’issue du Concile, à 15 % lors de l’élection de Jean-Paul II. Au bout de son pontificat il était tombé à 5 % (et à 4 % aujourd’hui). Sans doute les chiffres ne disent pas tout, mais ils disent quand même quelque chose et, comme le fait observer l’abbé Claude Barthe, « des églises remplies et des séminaires florissants seraient préférables pour la mission du Christ ». L’Eglise ne connaît d’ailleurs pas seulement un affaiblissement social et moral : sillonnée par les autorités parallèles et anonymes des comités, commissions et conférences, elle est en somme humainement ingouvernable. Remarque profonde de l’abbé Guillaume de Tanoüarn : « La nouvelle évangélisation, lancée à son de trompe, n’est pas vraiment crédible. Aujourd’hui le dialogue et la quête du consensus l’emportent toujours sur le témoignage et la conversion. »
Le cardinal Angelo Amato, préfet de la congrégation romaine pour la cause des saints, est allé rassurer Le Figaro en lui révélant que le procès en béatification a examiné la « liste des éléments à éclaircir » et que « dans le cas de Jean-Paul II toutes les questions qui pouvaient laisser une zone d’ombre ont trouvé une réponse claire ». On la connaîtra peut-être un jour, cette réponse claire, quand les archives du procès pourront être consultées. Il est probable qu’elles ne seront pas ouvertes avant la conclusion d’un éventuel procès de canonisation. Celui-ci sera en quelque sorte ce que nous autres journalistes appelons une « contre-enquête ». Mais la canonisation comporte en outre la note d’infaillibilité, selon l’opinion tenue pour certaine par la quasi-totalité des théologiens. La béatification, elle, n’est pas infaillible, elle doit cependant être accueillie avec respect, et il est ordinairement considéré comme téméraire de la critiquer en public. La « contre-enquête », si elle a lieu, pourra lever aussi les incertitudes supplémentaires provoquées par la déclaration du Cardinal dans la même interview :
« Sur des sujets importants, il [Jean-Paul II] ne s’attachait pas aux limites et allait à l’essentiel. Et ce fut le cas pour Assise. »
Si telle était vraiment la justification d’Assise, et si désormais il était admis par principe que « les limites » ne valent que pour les choses de moindre importance, on assisterait vite à de drôles de danses dans les églises. Il est vrai que l’on en a déjà vu pas mal, mais la « dé-limitation » n’était pas encore aussi solennellement devenue un critère officiel de sainteté.
JEAN MADIRAN
J’avais cinquante-huit ans, comme lui, quand le cardinal Wojtyla, élu pape, prit le nom de Jean-Paul II, soit pour honorer son prédécesseur immédiat, prématurément décédé, soit pour marquer lui aussi une filiation dynastique avec les deux papes du Concile, Jean XXIII et Paul VI. La presse communiste internationale et le parti communiste français ne cessaient depuis des années de s’exprimer sur le Saint-Siège en termes troublants. Sept jours avant l’élection du 16 octobre 1978, le secrétaire général du parti communiste en France Georges Marchais déclarait : « Si le nouveau pape continue ce qu’a été l’œuvre de Jean XXIII et de Paul VI, on ne pourra que s’en féliciter. » Le secrétaire du comité central du parti chargé des affaires religieuses Maxime Gremetz proclamait en février 1980 : « Nous portons une appréciation positive sur Jean-Paul II. » C’était pourtant huit mois après le premier voyage de Jean-Paul II en Pologne. Les communistes n’avaient pas encore compris ce qui se passait. Ils y voyaient, selon Gremetz, l’acceptation de « la réalité du monde socialiste », comme si le Pape avait « dit aux masses chrétiennes : vous devez contribuer à la construction de cette société ». Gremetz allait jusqu’à estimer que la « définition » donnée par Jean-Paul II des droits de l’homme « rejoint la nôtre ». Ce sont d’ailleurs les communistes qui avaient mis en circulation le surnom de « pape des droits de l’homme », couramment répété durant les premières années du pontificat. Un tel langage n’avait bien entendu, dans la pensée communiste, aucune portée « doctrinale », il ne relevait que de la praxis marxiste-léniniste consistant à entraîner les chrétiens dans sa pratique de la dialectique, alors nommée « lutte de classes », que l’effondrement en Europe du communisme soviétique nous a laissée en héritage sous le nom désormais de « lutte contre toute discrimination ».
Les conséquences réelles de ce premier voyage en Pologne n’apparurent au communisme soviétique que bien après coup. Il fut alors définitivement détrompé de l’espoir de manipulation qu’il avait placé en Karol Wojtyla depuis une quinzaine d’années. C’est sa déception furieuse qui se traduisit par la tentative d’assassinat du 13 mai 1981.
II
Mais l’année précédant l’attentat, Jean-Paul II avait déjà gagné nos cœurs au Bourget, le 1er juin 1980, par sa triple interpellation de la France «fille aînée de l’Eglise» et «éducatrice des nations»:
— Es-tu fidèle aux promesses de ton baptême?
La France existait donc encore. Ou plutôt, à l’appel du Pape, elle ressuscitait. On commençait cependant à entendre dire que les acclamations des jeunes, notamment lorsqu’ils applaudissaient à tout rompre les injonctions pontificales de virginité jusqu’au mariage, adhéraient au chanteur plutôt qu’à sa chanson. Et de fait, l’appel à la France a été tout à fait effacé par les Français. On ne l’aperçoit plus dans les tonnes d’hagiographies provoquées par la béatification prévue pour le 1er mai. Pourtant j’en trouve tout de même une petite mention, gentiment faite par une personne très pieuse dans une publication très recommandable, mais voici ce que cela donne :
«France, souviens-toi des promesses de ton baptême!»
La «fille aînée» et « l’«éducatrice des nations» ont disparu.
Jean-Paul II avait pourtant répété trois fois : « fille aînée de l’Eglise », ce dont personne ne semble s’être souvenu dans le récent débat officiel, et avorté, sur notre identité nationale. Cette identité de «fille aînée » est aujourd’hui refusée par nos autorités politiques et religieuses, c’est pourtant la seule qui soit spécifique à la France. Il y en a tout de même quelques-uns, relevant plus ou moins de l’école catholique contre-révolutionnaire, qui ont toujours gardé présentes à l’esprit la triple interpellation de Jean-Paul II et la gratitude profonde qui lui en est due. Due d’abord à Jésus notre Seigneur, dont le message à la France ne nous était pas apporté cette fois par la voie surnaturelle de sainte Jeanne d’Arc, de sainte Marguerite-Marie, de Notre-Dame de l’Ile Bouchard. Son message nous était apporté par la voie naturelle, mais temporellement officielle, de son Vicaire sur la terre, comme il l’avait été au début du même siècle par saint Pie X.
III
La génération catholique contre-révolutionnaire qui était contemporaine de Karol Wojtyla avait, parmi ses caractéristiques intellectuelles les plus manifestes, celle d’étudier beaucoup, notamment sous l’influence de Jean Ousset, les documents pontificaux, surtout sous l’angle social et politique ; elle vivait dans une grande familiarité filiale avec « la doctrine sociale de Léon XIIII à Pie XII ». Elle supporta le choc, à partir de 1958, d’une discontinuité dont on découvrait peu à peu qu’elle était moins superficielle qu’on ne s’était d’abord efforcé de l’espérer. Un courant moderniste qui n’avait jamais été tari devenait dominant par une interprétation relativiste de l’Écriture, du catéchisme, de la messe. Après vingt années de filiale familiarité disparue, Jean-Paul II apparaissait comme en continuité avec la discontinuité de 1958-1978. On écrivait de lui dès juillet 1980 : « Lorsqu’il parle de ses grands prédécesseurs, c’est Paul VI et Jean XXIII qu’il nomme, ce n’est ni Pie X ni Pie XII. » Il s’opposa pourtant très vite à la « théologie de la libération » qui s’était emparée de l’Amérique latine. Il le fit par un acte doctrinal intitulé : « Instruction sur la liberté chrétienne et la libération » (23 mars 1986). Rédigée par la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi, elle était approuvée par le Souverain Pontife qui avait ordonné sa publication. Certes, il y avait eu son encyclique Laborem exercens qui était sans doute une « encyclique sociale » mais qui prévenait qu’elle ne se voulait pas « doctrinale ». L’« Instruction » au contraire se chargeait de « mettre en évidence les principaux éléments de la doctrine chrétienne sur la liberté et la libération » (§ 2). La plupart n’y aperçurent, pour s’en féliciter ou pour le regretter, que la critique des erreurs latino-américaines. Mais elle était le premier document, sous le règne de Jean-Paul II, formulant didactiquement une nouvelle manière de concevoir et d’exposer la doctrine sociale catholique. Il y apparaissait, souvent avec les mêmes mots, une rupture de continuité avec les « enseignements de Léon XIII à Pie XII ». Cette rupture est analysée dans le premier chapitre de La révolution copernicienne dans l’Église. Je me permets d’y renvoyer le lecteur car je ne tente pas ici d’écrire une synthèse récapitulative et critique de l’ensemble du pontificat, mais simplement quelques ruminations fragmentaires, partielles, en marge et forcément incomplètes, comme peut le faire un chroniqueur.
IV
Tout à coup, sept ans plus tard, et tout à fait inattendue, la familiarité filiale est intellectuellement retrouvée avec l’encyclique Veritatis splendor. Nous l’avons reçue, nous l’avons lue, nous l’avons relue en versant des larmes de joie et avec l’envie de crier au miracle. Avions-nous donc oublié que l’Église, malgré ses maladies temporelles, est un miracle permanent ? mais aussi un mystère, celui d’une Présence réelle qui est voilée. Dans l’encyclique il y avait le ton, la manière, la substance, la force de la vérité, il y avait à la fois l’allure et le contenu. Il y avait ce que les contemporains de Karol Wojtyla n’avaient plus rencontré depuis une trentaine d’années. Par un mot insuffisant mais fortement expressif, on pouvait dire que cette encyclique était « thomiste ». À contre-courant de l’exégèse dominante, l’encyclique citait avec une assurance tranquille les commentaires scripturaires des Pères de l’Église et des grands docteurs médiévaux, saint Augustin, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome, saint Cyrille d’Alexandrie, saint Grégoire le Grand, elle citait même, comble d’anti-modernisme exégétique, le In duo praecepta et le In Epistulam ad Romanos de saint Thomas. Elle citait aussi 58 fois Vatican II, mais si l’on y regardait de près, on voyait que chaque fois, c’était dans un effort rectificatif, parfois à peine esquissé. Et puis cette encyclique Veritatis splendor fut bientôt suivie d’une encyclique Fides et ratio également « thomiste ». Il me revenait à la mémoire une pensée de notre grand et vénéré ami Gustave Corçaô (mort sous Paul VI) : «Je sais reconnaître la voix de ma Mère l’Église, je sais reconnaître ce qui n’est pas la voix de ma Mère.»
V
Dans son premier voyage pontifical en France, Jean-Paul II avait déclaré que « liberté-égalité-fraternité » sont des idées chrétiennes. Ce n’était pas tout à fait une nouveauté. Paul VI, dix-sept ans plus tôt, l’avait déjà dit, et André Charlier notait alors : « Je crois qu’il a appris l’histoire dans Maritain. Comme il est tout de même indispensable qu’il sache l’histoire vraie, j’ai peur que la Providence ne nous ménage des événements capables de la lui apprendre.»
C’est toute la question, délicate et inexpliquée, du ralliement verbal de l’Église à cette Révolution française dont Paul VI disait que « bien qu’elle apparût comme une protestation (sic !) contre l’Eglise, ses raisons étaient profondément chrétiennes ». On peut tirer des nombreux discours de Jean-Paul II une solide réfutation d’un tel ralliement, mais on peut y trouver aussi ce ralliement en œuvre ; en œuvre au moins verbale. Et s’agissant d’Assise, on entend bien Marc Tosatti nous assurer que la Déclaration Dominus Jesus en contredit tous les défauts et tous les dangers : là comme ailleurs, ces contradictions ne nous expliquent rien, elles ne suscitent que des incertitudes.
Le langage des Droits de l’Homme ne serait chez Jean-Paul II, selon Joël-Benoît d’Onorio, qu’un lexique de la modernité utilisé pour mieux en subvertir la subversion. La Déclaration des Droits de 1948 serait invoquée « non comme un acte de perfection mais comme un élément de réflexion, non comme un point d’arrivée mais comme un point de départ ». Si c’est bien cela qu’a voulu tenter Jean-Paul II, valait-il la peine d’un détour aussi compliqué, aussi acrobatique, aussi inefficace ? Il n’a porté remède ni à la sécularisation crapuleuse des grandes démocraties occidentales, ni à l’apostasie immanente contaminant le clergé et sa hiérarchie. Le nombre des catholiques pratiquants était passé en France de 25 % de la population en 1965, à l’issue du Concile, à 15 % lors de l’élection de Jean-Paul II. Au bout de son pontificat il était tombé à 5 % (et à 4 % aujourd’hui). Sans doute les chiffres ne disent pas tout, mais ils disent quand même quelque chose et, comme le fait observer l’abbé Claude Barthe, « des églises remplies et des séminaires florissants seraient préférables pour la mission du Christ ». L’Eglise ne connaît d’ailleurs pas seulement un affaiblissement social et moral : sillonnée par les autorités parallèles et anonymes des comités, commissions et conférences, elle est en somme humainement ingouvernable. Remarque profonde de l’abbé Guillaume de Tanoüarn : « La nouvelle évangélisation, lancée à son de trompe, n’est pas vraiment crédible. Aujourd’hui le dialogue et la quête du consensus l’emportent toujours sur le témoignage et la conversion. »
Le cardinal Angelo Amato, préfet de la congrégation romaine pour la cause des saints, est allé rassurer Le Figaro en lui révélant que le procès en béatification a examiné la « liste des éléments à éclaircir » et que « dans le cas de Jean-Paul II toutes les questions qui pouvaient laisser une zone d’ombre ont trouvé une réponse claire ». On la connaîtra peut-être un jour, cette réponse claire, quand les archives du procès pourront être consultées. Il est probable qu’elles ne seront pas ouvertes avant la conclusion d’un éventuel procès de canonisation. Celui-ci sera en quelque sorte ce que nous autres journalistes appelons une « contre-enquête ». Mais la canonisation comporte en outre la note d’infaillibilité, selon l’opinion tenue pour certaine par la quasi-totalité des théologiens. La béatification, elle, n’est pas infaillible, elle doit cependant être accueillie avec respect, et il est ordinairement considéré comme téméraire de la critiquer en public. La « contre-enquête », si elle a lieu, pourra lever aussi les incertitudes supplémentaires provoquées par la déclaration du Cardinal dans la même interview :
« Sur des sujets importants, il [Jean-Paul II] ne s’attachait pas aux limites et allait à l’essentiel. Et ce fut le cas pour Assise. »
Si telle était vraiment la justification d’Assise, et si désormais il était admis par principe que « les limites » ne valent que pour les choses de moindre importance, on assisterait vite à de drôles de danses dans les églises. Il est vrai que l’on en a déjà vu pas mal, mais la « dé-limitation » n’était pas encore aussi solennellement devenue un critère officiel de sainteté.
JEAN MADIRAN