D’aucuns
auraient pu s’étonner que le cardinal Cañizares, Préfet de la
Congrégation pour le Culte divin (sur la photo avec le Pape), en charge
de la liturgie léguée par Vatican II, célébrât la messe en forme
extraordinaire, et qu’il le fît à Saint-Pierre de Rome. « C’est une manière de faire comprendre que l’usage du missel de 1962 est normal », expliquait hier le cardinal au vaticaniste Andrea Tornielli. Tout simplement. Et d’appuyer : « J’ai déjà célébré avec le missel du Bx Jean XXIII, et je le ferai volontiers cette fois encore ».
Le cardinal Cañizares avait d’ailleurs fait une déclaration de principe dans un document très construit servant de prologue à La reforma de Benedicto XVI – La liturgia entre la innovación y la tradición (Ciudadela Libros, 2009), édition espagnole du livre de Nicola Bux, La réforme de Benoît XVI. La liturgie entre innovation et tradition (Tempora,
2009). Compte tenu de l’importance de ce texte émanant du « Ministre de
la Liturgie » de Benoît XVI, nous le publions intégralement.
Il pourrait se résumer en ces deux affirmations cardinales :
- Sur la réforme liturgique telle qu’elle s’est déroulée concrètement : « Il y a eu un changement dans les formes, une réforme, mais non une vraie rénovation comme le demandaient les Pères conciliaires ».
- Sur le Motu Proprio : « Geste d’un extraordinaire sens ecclésial par lequel a été reconnue la validité d’un rite qui a nourri spirituellement l’Église occidentale pendant des siècles [… il] a une signification plus vaste qui dépasse l’existence ou non de conflits ».
-----[Le texte entier]-----
Peu de mois se sont écoulés depuis la publication de ce livre jusqu’à la présente édition espagnole. Pourtant certains faits sont intervenus dans ce court laps de temps qui, par leur importance, ont modifié de façon sensible le « climat » entourant la question, en particulier l’atmosphère relevant de la controverse suscitée par la levée des excommunications des quatre évêques ordonnés il y a vingt ans par Monseigneur Lefebvre. Ce geste de miséricorde gratuite du Saint Père en vue de permettre leur pleine insertion ecclésiale qui concrètement montre que l’Église ne renie pas sa tradition, semble avoir signifié que la « Messe traditionnelle » demeurait liée à un problème disciplinaire ou, pire, politique.
Par la même, un risque existe de défigurer le sens profond du Motu Proprio du 7 juillet 2007 ; geste d’un extraordinaire sens ecclésial par lequel a été reconnue la validité d’un rite qui a nourri spirituellement l’Église occidentale pendant des siècles.
Indubitablement, un approfondissement et une rénovation de la liturgie étaient nécessaires. Mais cela n’a pas toujours été, loin de là, une opération parfaitement réussie. La première partie de la constitution Sacrosantum Concilium n’est pas rentrée dans le cœur du peuple chrétien. Il y a eu un changement dans les formes, une réforme, mais non une vraie rénovation comme le demandaient les Pères conciliaires. Parfois même on a changé pour le plaisir de changer par rapport à un passé perçu comme complètement négatif et dépassé, en concevant la réforme comme une rupture et non comme un développement organique de la Tradition. Dès le début, cela provoqua réactions et résistances, se cristallisant dans certains cas en des positions et des attitudes aboutissant à des solutions extrêmes, voire en des actions concrètes qui impliquaient des sanctions canoniques. De ce fait, il est urgent de distinguer le problème disciplinaire, issu d’attitudes de désobéissance d’un groupe, du problème doctrinal et liturgique.
Si l’on croit véritablement à l’Eucharistie comme vraie « source et sommet de la vie chrétienne » –comme nous le rappelle le Concile Vatican II–, nous ne pouvons pas admettre qu’elle soit célébrée d’une façon indigne. Pour beaucoup, accepter la réforme conciliaire a consisté à célébrer une Messe qui d’une manière ou d’une autre devait être « désacralisée ». Combien de prêtres ont été traités de « rétrogrades » ou « anti-conciliaires » par le seul fait de célébrer d’une façon solennelle, pieuse, ou simplement de respecter fidèlement les rubriques ! Il est urgent de sortir de cette dialectique.
La réforme a été appliquée et principalement vécue comme un changement radical, comme s’il fallait créer un abîme entre l’avant et l’après Concile, dans un contexte où le terme « préconciliaire » était utilisé comme une insulte. On remarqua aussi ce phénomène observé par le Pape dans sa lettre récente aux évêques (10 mars 2009) : « Parfois on a comme l’impression que notre société a besoin d’un groupe au moins pour lequel elle n’aie aucune tolérance, contre lequel elle puisse s’en prendre avec haine ». Pendant des années cela a été pour une bonne mesure le cas des prêtres et des fidèles attachés à cette forme de la Messe reçue d’un héritage séculaire, qui furent maintes fois traités « tels des lépreux », comme le dira de façon incisive le cardinal Ratzinger qu’il était alors.
Aujourd’hui, grâce au Motu Proprio, cette situation est notoirement en train de changer. Et cela se réalise en grande mesure parce que la volonté du Pape n’a pas été uniquement celle de satisfaire les fidèles de Mgr. Lefebvre, pas plus qu’elle ne s’est limité à répondre aux justes désirs des fidèles se sentant attachés, pour des motifs variés, à l’héritage liturgique représenté par le rite romain, mais aussi et d’une façon spéciale, elle s’est exprimée pour ouvrir à tous les fidèles la richesse liturgique de l’Église, rendant ainsi possible la découverte des trésors du patrimoine liturgique de l’Église aux personnes qui l’ignorent encore. Combien de fois l’attitude de ceux qui méprisent ce patrimoine n’est pas due à autre chose qu’à la méconnaissance de celui-ci ! Pour cela, au vu de ce dernier aspect, le Motu Proprio a une signification plus vaste qui dépasse l’existence ou non de conflits. Même s’il n’existait aucun « traditionaliste » à satisfaire, cette découverte aurait été suffisante pour justifier les dispositions du Pape.
Il a été aussi prétendu que ces dispositions seraient un « attentat » contre le Concile. Mais cela manifeste une méconnaissance du Concile lui-même dont l’intention, ardemment désirée par l’assemblée des Pères, était d’offrir à tous les fidèles l’occasion de connaître et d’apprécier les multiples trésors de la liturgie de l’Église : « le saint Concile déclare que la sainte Mère l’Église considère comme égaux en droit et en dignité tous les rites légitimement reconnus, et qu’elle veut, à l’avenir, les conserver et les favoriser de toutes manières » (SC, 4).
D’ailleurs, ces dispositions ne sont pas une nouveauté : l’Église les a toujours maintenues ; et lorsque, occasionnellement cela n’en a pas été ainsi, les conséquences ont été tragiques. Non seulement les rites d’Orient ont été respectés, mais en Occident des diocèses comme Milan, Lyon, Cologne ou Braga ainsi que différents ordres religieux ont pacifiquement conservé leurs différents rites à travers les siècles. Mais le précédent sans doute le plus évident de la situation actuelle est le cas de l’Archidiocèse de Tolède. Le cardinal Cisneros mit tous les moyens pour conserver comme « extraordinaire » dans l’Archidiocèse le rite mozarabe qui était en voie d’extinction : il ne fit pas seulement imprimer le Missel et le Bréviaire, mais il créa une chapelle spéciale dans l’église Cathédrale, où encore aujourd’hui ce rite est quotidiennement célébré.
Cette variété de rites n’a jamais signifié, ni ne peut le faire, une différence doctrinale mais, au contraire, révèle une profonde identité de fond. Parmi les rites actuellement en usage, il est nécessaire que se retrouve cette même unité. La tâche actuelle, comme l’indique le présent ouvrage de don Nicola Bux, est de mettre en évidence l’identité théologique entre la liturgie des différents rites qui se sont célébrés à travers les siècles et la nouvelle liturgie, fruit de la réforme ; ou bien, si cette identité s’est estompée, de la récupérer.
La réforme de Benoît XVI est donc un livre riche en données, réflexions et idées. Parmi les nombreuses matières qui y sont traitées, je voudrais relever quelques points :
Le premier, à propos du nom par lequel appeler cette Messe. L’auteur propose de l’appeler, selon le style oriental, « liturgie de Saint Grégoire le Grand ». Cela semble préférable que de l’appeler simplement « grégorienne », qui peut induire une double équivoque, pouvant néanmoins être évitée par la dénomination « damaso-grégorienne ». Cela est également préférable à « Messe traditionnelle » où l’adjectif court le risque d’une connotation soit polémique, soit « folklorique » ; ou que « mode extraordinaire », qui est une dénomination trop extrinsèque. « Usus antiquior » présente le défaut de n’être qu’une simple référence chronologique. D’autre part, « usus receptus » serait trop technique. « Missel de Saint Pie V » ou « du Bienheureux Jean XXIII » sont des termes trop limités. Le seul inconvénient tient au fait que dans le rite byzantin, il existe déjà une liturgie de Saint Grégoire, Pape de Rome : celle de la Liturgie des Saints Dons Présanctifiés, utilisée pendant le Carême.
En deuxième lieu, le fait que son utilisation soit « extraordinaire » ne veut pas dire qu’elle doive être utilisée uniquement par les prêtres et les fidèles qui ont recours habituellement au mode extraordinaire. Comme le propose le père Bux, il serait très positif que celui qui célèbre habituellement dans le mode « ordinaire » le fasse aussi, extraordinairement, dans le mode extraordinaire. Il s’agit là d’un trésor qui est un héritage de tous et auquel, d’une façon ou d’une autre, tous devraient avoir accès. C’est pour cela qu’il devrait être possible de le proposer notamment aux occasions où une richesse particulière de l’ancien Missel peut être mise à profit (surtout si rien n’est prévu dans l’autre calendrier): par exemple, pour le temps de la Septuagésime, les Quatre Temps ou la Vigile de la Pentecôte, ainsi que, peut-être, dans le cas de certaines communautés particulières, tant de vie consacrée comme confréries ou fraternités. La célébration « extraordinaire » serait aussi de grande utilité pour les offices de la Semaine Sainte, au moins pour quelques-uns d’entre eux, car tous les rites conservent dans le Triduum Sacré des cérémonies et des prières qui remontent aux époques les plus anciennes de l’Église.
Un autre point nous semble nécessaire d’être souligné, c’est l’attitude de Benoît XVI : elle ne constitue pas tant une nouveauté ou un changement de cap dans le gouvernement. Elle concrétise ce que Jean-Paul II avait déjà entrepris avec des initiatives telles que le document papal Quattuor abhinc annos, la consultation à la Commission des Cardinaux, le Motu Proprio Ecclesia Dei et la création de la Commission du même nom, ou les propos dirigés à la Congrégation pour le Culte Divin en 2003.
Il y a quelque chose d’urgent à prendre en compte, c’est la répercussion œcuménique de ces questions : les critiques dirigées contre le rite reçu de la tradition romaine atteignent aussi les autres traditions, surtout celles de nos frères orthodoxes. Presque toutes les attaques de ceux qui s’opposent à la réintroduction de l’ancien Missel affectent précisément les points que nous avons en commun avec les Orientaux ! Un signe confirmant ce fait est exprimé dans les appréciations positives du Patriarche de Moscou –récemment décédé– à l’occasion de la publication du Motu Proprio.
Ce n’est pas l’un des aspects les moins importants de ce livre, le fait qu’il nous aide à prendre conscience des divers aspects de la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Notre génération s’affronte à de grands défis en matière liturgique : aider toute l’Église à suivre pleinement ce que disent à propos de la liturgie le Concile Vatican II dans la Constitution Sacrosantum Concilium et le Catéchisme de l’Église Catholique ; recueillir en le valorisant ce que le Saint Père –quand il était encore le cardinal Ratzinger– a écrit à ce sujet, spécialement dans son beau livre L’Esprit de la liturgie ; s’enrichir de la façon avec laquelle le Saint Père –assisté par l’Office des célébrations liturgiques, présidé par Mgr. Guido Marini, et dont l’auteur du livre est consulteur– célèbre la liturgie. Ces liturgies pontificales sont des exemples pour tout le monde catholique.
Pour finir, j’ajoute que ce serait de grande importance que tout cela soit exposé en profondeur dans les séminaires comme partie intégrante de la formation au sacerdoce, pour fournir une connaissance théorico-pratique des richesses liturgiques, non seulement du rite romain, mais aussi, dans la mesure du possible, des divers rites d’Orient et d’Occident, et créer ainsi une nouvelle génération de prêtres libres de préjugés dialectiques.
Il est à espérer que ce livre estimable de don Nicola Bux puisse servir à mieux connaître les intentions du Saint Père et à découvrir les richesses de l’héritage reçu et, par là même, nous illuminer dans notre action. Pour cela, demandons au Seigneur de savoir interpréter, comme le disait Paul VI, les « signes des temps ».
+ Antonio, cardinal Cañizares, Préfet de la Sacrée Congrégation pour le Culte Divin