SOURCE - Paix Liturgique - lettre n°628 - 18 janvier 2018
du Depuis le 1er janvier 2018, les fidèles de Budapest attachés à la forme extraordinaire du rite romain bénéficient officiellement d’un lieu de culte et d’un prêtre le desservant. L’église Saint-Michel, située au cœur du Vieux-Pest, a en effet été confiée par le cardinal Erdö, archevêque d’Esztergom-Budapest, aux chanoines prémontrés, avec pour mission particulière de répondre aux besoins de la communauté Summorum Pontificum locale. En soi, cela n'implique aucun changement logistique pour les fidèles puisque Saint-Michel était déjà leur lieu de culte depuis 2014 et que leur célébrant est d’ores et déjà un prémontré. Mais cela représente un important changement de statut puisque celui-ci relevait jusqu'ici plus du motu proprio Ecclesia Dei – donc d’une reconnaissance limitée par le bon-vouloir de l’autorité ecclésiastique – que du motu proprio Summorum Pontificum, donc d’une installation stable dans le contexte paroissial et diocésain. Nous aurons l’occasion de revenir dans une prochaine lettre sur l’histoire de ce groupe stable et l’œuvre du Capitulum Laicorum Sancti Michaelis Archangeli (
CLSMA) qui le représente, mais il nous faut auparavant présenter la figure singulière de celui qui en a inspiré la création, le musicien Laszlo Dobszay (1935-2011).
I – UN SPÉCIALISTE DE LA TRADITION LITURGIQUE ROMAINE FACE À LA RÉFORME DE PAUL VI
C’est fort de sa science historique, liturgique et musicologique que Laszlo Dobszay condamnait la réforme Bugnini, la jugeant en rupture avec l’ensemble de la tradition liturgique romaine. Pour autant, et ce n’est pas le moindre aspect de sa personnalité singulière, si Dobszay est un champion de la tradition romaine c’est en spécialiste des usages liturgiques hongrois, à la manière de Mgr Klaus Gamber, spécialiste des sacramentaires ottoniens, ou de Mgr Juan Miguel Ferrer Grenesche, spécialiste des textes liturgiques wisigothiques.
« Il n’y a aucun doute qu’une réforme liturgique était nécessaire mais il n’est guère évident que ce soit de cette réforme-ci que l’Église ait eu besoin. » Cette phrase, qui figure dans l’introduction de l’ouvrage de Laszlo Dobszay, The Bugnini-Liturgy and the Reform of the Reform [La liturgie de Bugnini et la réforme de la réforme] – publié en 2003 par la Church Music Association of America – représente bien la position de l’auteur quant à la réforme liturgique. Très différemment comprise selon les auteurs et les publics, cette notion de « réforme de la réforme » mérite d'être précisée car la visée de l’auteur n'est pas de réformer le Novus Ordo mais de repartir de la situation liturgique de 1962, en proposant son enrichissement par la remise à jour de trésors oubliés, notamment ceux de la liturgie latine hongroise.
Incontestablement, Dobszay s’inscrit dans la ligne du cardinal Ratzinger auquel l’ouvrage est dédicacé : ce n'est pas l'idée ni même le principe de la réforme qu'il rejette mais le caractère défectueux des innovations apportées par la réforme Bugnini. Du reste, Dobszay étaient de ceux qui estimaient, à tort ou à raison, que la réforme de Paul VI a été introduite « après, et non par, le Concile ». Musicien et musicologue de haut niveau, il a œuvré toute sa vie pour la redécouverte de textes et de musiques liturgiques anciens, spécialement issus du patrimoine hongrois. Son aversion pour le saccage accompli par l’équipe de Bugnini aux dépens de l'ultime version du missel romain, celle de 1962, est semblable à celle d’un autre spécialiste de même niveau, le liturgiste allemand Klaus Gamber.
« Laszlo Dobszay était un réformiste », explique Miklós Földvary, le fondateur du CLSMA.« Son idée, poursuit-il, était qu'il fallait recommencer la réforme à partir de la situation liturgique de 1962 et retrouver ainsi le chemin de la vraie réforme ». Il faut bien comprendre en effet que le sens du mot réforme n’avait rien à voir pour Dobszay avec celui de l'aggiornamento issu de Vatican II.
Méthodologiquement, Dobszay cantonne sa critique au point de vue « de la "vérité liturgique" particulière et non au point de vue théologique, même si, sur certains points (par exemple les rites des sacrements) la solution liturgique adoptée soulève la question d’une dogmatique problématique » (Introduction à The Bugnini Liturgy). En se coupant volontairement de la tradition liturgique romaine, dite tridentine parce que la Contre-Réforme l’avait canonisée, Bugnini a produit « un patchwork arbitraire » qui ne répond pas aux attentes de la constitution conciliaire sur la liturgie. « La liturgie nouvelle, précise-t-il dans son introduction, n'est pas une forme récente du rite romain, ni une nouvelle étape d'un développement organique, mais une invention fabriquée et volontariste, dans laquelle les idées et les ambitions individuelles ont joué un rôle dominant et décisif. Et ceci, même si le contenu avait reçu une approbation légale. »
L'originalité de la critique de Dobszay est d'embrasser tous les aspects de la réforme post-conciliaire, accordant autant d'importance au démantèlement de la Semaine Sainte et aux chamboulements du Bréviaire qu'à la réforme du Missel.
Par son travail, Dobszay a contribué à poser les jalons pour un retour, dans des temps futurs, à une vie organique du rite romain, stérilisé par la réforme Bugnini. En repartant de son état témoin de 1962, le rite romain pourrait revivre en renouant avec ses foisonnantes richesses. C’est ce qu’il écrira en 2005 en appuyant la demande du CLSMA de rejoindre la Fédération internationale Una Voce (FIUV) : « Si nous considérons nécessaire de revenir à la situation de 1962, c’est avec la volonté de préparer la réforme authentique, celle qui nous a été volée et qui ne consiste ni à détruire le rite romain traditionnel ni à l’enfermer dans une réserve mais à permettre de nouveau son développement organique, sans rupture, en le restaurant, avec la variété de ses formes légales, comme l’unique rite de l’Église catholique. »
II – L'EXEMPLE DE LA SCHOLA HUNGARICA
Musicien et médiéviste, Laszlo Dobszay a travaillé toute sa vie à redécouvrir et valoriser le patrimoine liturgique latin de Hongrie. Cela donne d’autant plus de poids à sa réfutation de l’argumentation des promoteurs de la liturgie réformée qui entendaient justifier la rupture avec la liturgie tridentine par un prétendu retour à la tradition liturgique romaine « des origines », en réalité pratiquement inconnue comme tel à l’état pur. Pour lui, loin d’être une simple parenthèse baroque dans l’histoire de l’Église, la liturgie tridentine, « comparée aux liturgies extérieures à la sphère romaine ou à la liturgie de Bugnini », est bel et bien l’une des expressions du rite romain, « alors que la liturgie de Bugnini n’appartient pas à la grande famille des liturgies romaines ».
« Si la liturgie "tridentine", dans son aspect essentiel, n’est rien d’autre que la liturgie romaine elle-même, elle ne saurait être rejetée sous prétexte qu’elle serait datée de la Renaissance ou de l’époque baroque ou "conditionnée par son temps" [Dobszay écrit "zeitbedingt"]. En conséquence, la vérité est que les innovations récentes n’ont pas simplement supplanté une coutume vieille de 300 ans, mais qu'elles ont, en fait, rompu avec toute la tradition de l’Église romaine telle qu'il nous est donné de la connaître. » (Chapitre 6 de The Bugnini-Liturgy)
Le jugement de Dobszay est d’autant plus significatif qu’il vient d’une personne qui fut associée à la traduction et à l’adaptation en hongrois des livres liturgiques réformés.Comme dans de nombreux pays communistes, il faut avoir à l’esprit que la mise en œuvre de la réforme liturgique fut souvent l’occasion pour le clergé et les fidèles de manifester leur insoumission au régime en collant aux nouveautés romaines.
Après avoir réalisé un recueil de chants à l’usage des paroisses, dont la hiérarchie ecclésiastique décida finalement de bloquer la diffusion (1), Dobszay se replia sur ses propres activités scientifiques et musicales, à commencer par le développement de la Schola Hungarica, créée en 1969 avec sa consœur Janka Szendrei.
La Schola Hungarica tient un grand rôle dans l’œuvre liturgique de Dobszay. Reconnue dans le monde musical pour son importante production artistique, la Schola Hungarica a permis à Dobszay de conduire un travail unique de redécouverte de la musique sacrée médiévale hongroise. Un travail, dont on peut noter ironiquement qu’il a été produit par Hungaroton, le label de disques officiel du régime communiste de l'époque, auprès duquel Dobszay et Szendrei avaient plaidé avec succès la cause de la remise à l'honneur de la musique populaire nationale...
« Ce travail d’ethnomusicologie mené par Laszlo Dobszay a aidé à préserver quelques pans de la liturgie traditionnelle dans la liturgie ordinaire des paroisses », souligne Miklós Földvary. En particulier en ce qui concerne la structure des vêpres (qui, en Hongrie, a conservé grosso modo celle de l’ancien bréviaire), certains rituels de la Semaine Sainte mais aussi la préservation de chants d’introït et de communion (malheureusement les offertoires sont passés au pilon bugninien). La vision liturgique de Dobszay est en effet profondément motivée par le désir de répondre à l’invitation faite par Pie X dans le motu proprio Tra le sollecitudine de 1903 : « Que l’on ait un soin tout particulier à rétablir l’usage du chant grégorien parmi le peuple, afin que de nouveau les fidèles prennent, comme autrefois, une part plus active dans la célébration des offices. »
« L’ambition de Laszlo Dobszay, explique Miklós Földvary, était de faire du chant des fidèles un chant liturgique et grégorien. Concrètement, si la liturgie doit être chantée comme le voulait saint Pie X et comme devait le permettre la réforme de la liturgie des heures, comment y parvenir ? Pour lui, la solution a consisté à se pénétrer de l’esprit de la composition grégorienne pour offrir aux fidèles la possibilité concrète de chanter l’Office, dans le triple respect du grégorien, du texte et de l’héritage hongrois. » En somme, la participation active par le chant grégorien ! Dobszay a en particulier joué un grand rôle dans l’exhumation de l’ancien rit d’Esztergom – le ritus Strigoniensis – dont les livres liturgiques ont été publiés sous la direction d’un de ses amis, le professeur Balázs Déri, directeur du département d’études latines de l’université de Budapest (ELTE).
III – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE
1) Méconnue pour ne pas dire inconnue dans le monde francophone, l’œuvre liturgique de Laszlo Dobszay mérite d’être étudiée et diffusée. En particulier pour son souci constant d’assumer tout l’héritage liturgique romain et de le rendre accessible aux fidèles par le chant liturgique, un chant liturgique que Dobszay ne réduisait pas à la seule célébration eucharistique mais étendait au chant des laudes et des vêpres de l’Office. Si le recours de Dobszay au vernaculaire pourra choquer quelques puristes, le résultat – tel que nous avons pu l'entrevoir à Budapest – est édifiant. Au-delà de la qualité musicale et de la précision liturgique, la participation de l'assemblée au chant est d'une intensité rare.
2) Le parcours de Dobszay est emblématique du gel et de la sclérose occasionnés par la réforme liturgique de Paul VI. Ostracisé par l'épiscopat hongrois, il n'eut longtemps pour seul appui que l’abbé Robert Skeris, prêtre et théologien américain qui fut Préfet de l’Institut pontifical de musique sacrée à Rome et Président de laChurch Music Association of America. Ce n'est en fait qu'après la publication de son livre de 2003 que son travail commença à être connu et et reconnu. En 2006, il fut notamment l'un des conférenciers du colloque du Centre international d'études liturgiques (CIEL), organisé à Oxford.
3) Vu de France, Dobszay ressemble à un OLNI (un objet liturgique non identifié) par son souci de ne pas être enrôlé dans tel ou tel camp. Ainsi, alors qu'il est convaincu, bien avant le motu proprio de Benoît XVI, de la nécessité de célébrer plus largement selon les livres liturgiques de 1962, il n'assistera quasiment jamais à leur célébration. Cependant, par son action indépendante, voire indifférente, des influences ecclésiastiques, il s'inscrit pleinement dans la grande lignée des laïcs qui se sont dressés pour défendre, au cours du dernier demi siècle, la continuité de la grande tradition liturgique romaine.
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(1) Aujourd’hui, ce recueil est présent dans un grand nombre des paroisses hongroises et contribue grandement au maintien et à la diffusion d’un chant liturgique de qualité.