SOURCE - Paix Liturgique, lettre 241 - 30 juillet 2010
Nous remercions la rédaction de l'excellent bi-mensuel catholique "L'Homme Nouveau" de nous avoir donné l'autorisation de reproduire cet excellent article de l'Abbé Claude Barthe.
L’Homme nouveau, 24 avril 2010 – l’abbé Claude Barthe
Le sens de l’élection de Benoît XVI
Vatican II : « Oui, mais… »
«
D’une fois à l’autre à mes retours de Rome, je trouvais l’atmosphère de plus en plus effervescente dans l’Église et parmi les théologiens. On avait l’impression que rien n’était stable dans l’Église, que tout était à revoir », se souvenait Joseph Ratzinger, qui avait été conseiller théologique du cardinal Frings, archevêque de Cologne, un des ténors de la majorité conciliaire (Ma vie, Fayard, 1998). C’est à l’intérieur des débats propres à la majorité conciliaire que le futur Benoît XVI, alors jeune théologien allemand renommé, a fait alors entendre une voix prudente, très vite inquiète, globalement
réformiste.
Le cardinal Frings l’avait fait nommer expert dès la fin de la première session, en 1962. Il n’était nullement de l’école romaine – le personnel théologique de Pie XII – mais s’il était un homme du monde théologique nouveau, c’était avec nuance de « oui, mais… » Ce « mais », il l’exprima très vite à sa manière propre, celle de conférences professorales : il donna un premier signal d’alarme, à Münster, en 1963, sur « le vrai et le faux renouveau dans l’Église » ; mais surtout, il intervint au Katholikentag de Bamberg, en 1966, de manière si alarmiste, au sujet de la nouvelle théologie et de la nouvelle liturgie, qu’un soupçon de « conservatisme » pèsera désormais sur lui.
Professeur à Ratisbonne en 1969, il était nommé à la Commission théologique internationale, en même temps qu’il participait au lancement de la revue internationale elle aussi,
Communio, avec ses amis Balthasar, Lubac, Bouyer, Medina, Le Guillou. Ces deux instances, la Commission et la revue, en soi tout à fait distinctes, mais très proches en réalité, très proches en tout cas à l’origine, devaient servir de barrage à la « mauvaise interprétation » du Concile. Ce combat contre le « faux esprit du Concile » va dès lors devenir le combat essentiel, pour ainsi dire substantiel, de Joseph Ratzinger, comme théologien, comme cardinal, comme pape. Il est d’ailleurs très important de retenir que par Hans Urs von Balthasar, il a connu dès l’origine l’un de ces nombreux mouvements qui, sous des aspects divers, vont représenter une réaction à la crise de l’Église, le mouvement
Communion et Libération, fondé par l’Italien Don Giussani. Proche de CL, mais avec des amitiés allemandes plus traditionnelles encore, celle du philosophe Robert Spaemann, par exemple. A Ratisbonne, très proche de Mgr Gamber, il vécut très mal la réforme liturgique : « On démolit le vieil édifice pour en construire un autre… »
C’est ce Joseph Ratzinger-là, une des personnalités les plus marquantes, et les plus marquées « à droite », à l’intérieur de la tendance que représentait la revue
Communio et annexes, qui fut appelé par Paul VI à devenir archevêque de Munich en 1977. Consacré le 28 mai, il devint cardinal le 27 juin 1977, un an avant la mort de Paul VI (le 6 août 1978). Il avait connu au Concile l’évêque auxiliaire puis archevêque de Cracovie, Karol Wojtyla, autre personnalité marquante de sa tendance. Lors du premier conclave de l’été 1978, qui devait élire l’éphémère pape Luciani, Jean-Paul Ier, le cardinal Ratzinger fit partie de ceux qui lancèrent « l’hypothèse Wojtyla », avec les cardinaux Koenig, de Vienne, et Hoeffner, de Cologne. Et lors du conclave d’octobre, ils repassèrent les plats, cette fois avec succès.
Tout naturellement, Jean-Paul II appela près de lui celui qui était devenu son ami. Il lui confia le poste de confiance par excellence, celui de Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, le 25 novembre 1981. Dès lors, durant pratiquement un quart de siècle, ce Préfet, du fait de sa personnalité et de l’épais brouillard doctrinal qui s’était abattu sur l’Église, fut le véritable numéro deux de l’Église romaine, ayant de fait plus d’importance morale que le Secrétaire d’État, Casaroli puis Sodano. Il orchestra, Jean-Paul II régnant (et participant, surtout dans le domaine moral), une colossale tentative de « bonne interprétation » de Vatican II : dans le domaine moral, avec l’instruction
Donum vitae, du 22 février 1987, l’encyclique
Veritatis splendor, du 6 août 1993, sur les fondements de la morale catholique, l’encyclique
Evangelium vitae, du 25 mars 1995 ; dans le domaine de l’œcuménisme, avec l’encyclique
Ut unum sint, du 25 mai 1995 ; mais aussi, l’encyclique
Fides et Ratio, du 14 septembre 1998, sur les rapports de la foi et de la raison ; et encore l’encyclique
Ecclesia de Eucharistia, du 17 avril 2003. Sans parler d’une série d’instructions « restauratrices » publiées par la Congrégation de la Doctrine de la foi ou en collaboration avec d’autres congrégations, comme l’instruction sur les synodes diocésains (1997), l’instruction « sur quelques questions concernant la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres » (1997), le
motu proprio Apostolos suos sur la nature théologique et juridique des conférences épiscopales (21 mai 1998).
Il mena en première ligne la bataille doctrinale – car il y eut aussi une bataille « politique » - avec la théologie de la libération, qui de 1968 à la Chute du Mur fut très virulente en Amérique latine (« Instruction sur la liberté chrétienne et la libération », du 22 mars 1986 ; « Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération », du 6 août 1984). Il y eut aussi la guerre d’usure avec les revendications ultralibérales en faveur de la structure démocratique de l’Église, du sacerdoce des femmes, de la libéralisation morale, scandées de « sanctions » nouveau style, c'est-à-dire fort bénignes, contre Drewermann, Curran, Knitter, Guindon, Küng, Schillebeecks, etc. D’où la
Profession de foi et le
Serment de fidélité (25 février 1989), l’« instruction sur la vocation ecclésiale du théologien » (24 mai 1990), et la lettre apostolique
Ad tuendam fidem (1998), qui insère dans le Code de Droit canonique des précisions concernant l’autorité des actes magistériels.
Et au sommet de cette tentative – une
utopie, au meilleur sens – de remise en ordre : la lettre apostolique
Ordinatio sacerdotalis, du 22 mai 1994, sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes, le
Catéchisme de l’Église catholique, promulgué le 11 octobre 1992, et l’instruction
Dominus Jesus, sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, du 6 septembre 2000.
Devant une telle masse de documents, dont la note dominante est indubitablement la volonté d’encadrer l’interprétation du Concile, ne peut-on pas parler de
pré-pontificat ratzinguérien.
Le recours
Mais c’est avec l’
Entretien sur la foi, en 1985, qu’a commencé le chemin qui l’a mené à l’élection de 2005 : « Si par
restauration on entend la recherche d’un nouvel équilibre, après les interprétations trop positives d’un monde agnostique et athée, eh bien alors, une restauration entendue en ce sens-là, c'est-à-dire un équilibre renouvelé des orientations et des valeurs à l’intérieur de la catholicité tout entière, serait tout à fait souhaitable ». Concrètement, cet ouvrage est devenu le vecteur du projet de « remontée de l’intérieur », selon une expression très ratzinguérienne.
Lequel va s’appuyer sur et être appuyé par – c’est ce qui l’a distingué des Lubac, Baltasar – le monde traditionaliste, héritier de la minorité conciliaire, et dont le refus s’était cristallisé dès la fin des années soixante en un rejet de la réforme liturgique de Paul VI. On sait aujourd’hui que le nouveau Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi avait organisé dès 1982 (le 16 novembre) une réunion au Palais du Saint-Office « au sujet des questions liturgiques », c'est-à-dire portant à la fois sur la question liturgique en elle-même et sur la question lefebvriste. Le cardinal Ratzinger avait obtenu que tous les participants sans exception (le cardinal Baggio, Préfet de la Congrégation des Évêques, le cardinal Baum, archevêque de Washington, le cardinal Casaroli, Secrétaire d’État, le cardinal Oddi, Préfet de la Congrégation du Clergé, Mgr Casoria, pro-Préfet de la Congrégation pour le Culte et les Sacrements) affirment que le missel romain « ancien » devait être « admis par le Saint Siège dans toute l’Église pour les messes célébrées en langue latine ». 25 ans exactement avant le Motu Proprio
Summorum Pontificum : ce long temps pour parvenir au but, c’est tout Joseph Ratzinger.
La suite de ce grand projet concernant la liturgie ancienne et ses pratiquants, dans les deux domaines distincts et imbriqués, est connue : d’une part, la lettre circulaire
Quattuor abhinc annos, de la Congrégation pour le Culte divin, dite « indult » du 3 octobre 1984, permettra la célébration du missel ancien ; elle sera suivie, en 1988, du Motu Proprio
Ecclesia Dei qui l’amplifiera. Entre temps, le cardinal Ratzinger et Mgr Lefebvre étaient parvenus à un accord, le 5 mai 1988, lequel fut dénoncé après bien des hésitations par Mgr Lefebvre qui procéda à la consécration autonome de quatre évêques, à Écône, le 30 juin 1988, suivie d’une sentence d’excommunication.
En vérité, à partir de 1988, c’est le Préfet de l’ex-Saint-Office qui supervisa la Commission Ecclesia Dei, créée à cette occasion pour prendre en charge l’ensemble de ce problème, moins directement après 2000, lorsqu’il lui fit donner pour Président son ami le très actif cardinal Castrillón, Préfet de la Congrégation du Clergé. Dans le même temps, ses critiques plus ou moins frontales de la nouvelle liturgie se multiplient :
La célébration de la foi (Téqui, 1985),
Ma vie (Fayard, 1998) ;
L'Esprit de la liturgie (Ad Solem, 2001) ;
Un chant nouveau pour le Seigneur (Desclée, 2002).
En fait, c’est bien au-delà des cercles traditionnels proprement dits que l’ensemble de cette posture – résumée par le
Catéchisme de l’Église Catholique et la critique des abus liturgiques et même d’une liturgie
abusive – va accroître la popularité du cardinal en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, et dans le reste du monde. Ainsi à Paris, la foule se pressait, le 6 novembre 1992, autour de l’Institut lors de la réception du cardinal à l’Académie des sciences morales et politiques, à l’initiative de Jean Foyer. Et lorsque le 23 janvier 1995, il revint y prononcer une conférence sur « La théologie de l’Alliance dans le Nouveau Testament », assurément bien bâtie mais dont le sujet restait très académique, on entendit Jean Guitton résumer l’étonnante émotion de ses confères : «
Nunc dimittis... J’ai vécu aujourd’hui le plus beau jour de ma vie ».
En Italie, où il n’existait pas de mouvement traditionaliste au sens strict, le cardinal se montrait à l’unisson des prêtres et laïcs du mouvement
Communion et Libération. Je citerai deux moments particulièrement intenses de cette fusion autour du Préfet de la Foi. Le 1er septembre 1990, lors du meeting annuel grandiose organisé par CL à Rimini, devant une foule chauffée à blanc par son propre enthousiasme, Joseph Ratzinger avait prononcé un étonnant « discours programme » sur l’Église « toujours à réformer », dans lequel, sans évoquer une seule fois Vatican II, il avait traité de la réforme, non pas à continuer, non pas à appliquer, non pas à réactiver, mais de la réforme à faire, et même « à découvrir », stigmatisant « la réforme inutile » - suivez son regard –, celle intégrant le modèle de la liberté des Lumières et dont la liturgie est refabriquée en permanence par les communautés vivantes, etc.
L’autre grand moment fut lors des obsèques de Don Giussani, qui eurent lieu le 24 février 2005, très peu avant la mort de Jean-Paul II (2 avril), dans la cathédrale de Milan : le cardinal Ratzinger présidait aux côtés du cardinal Tettamanzi, archevêque de la ville. Il se trouvait que, notoirement, l’un et l’autre étaient les deux premiers « papables » (du moins Tettamanzi le croyait-il de lui-même). Chacun prononça une homélie. La foule des ciellini acclama Ratzinger à tout rompre et resta de glace pour Tettamanzi.
Entre-temps, il m’avait été donné d’assister, en
prima fila, à une conférence donnée par le Préfet de la Congrégation de la Doctrine de la foi, le 15 décembre 1998, dans un amphithéâtre de l’Institut Jean-Paul II, à l’Université du Latran, sur « la fin du monde ». Le sujet était certes intéressant, mais il n’expliquait pas que l’aula Paolo VI fût pleine à craquer, et que la conférence fût suivie grâce à un circuit interne de télévision dans un autre grand amphithéâtre tout aussi rempli, et fût en outre retransmise en direct au Chili, en Argentine, à Madrid. La conférence follement applaudie s’acheva par une indescriptible bousculade, chacun voulant obtenir un
baciomano ou à tout le moins toucher la frange de la soutane du Cardinal Salut de l’Eglise…
Ce qui explique que, m’accueillant au Saint-Office, en novembre 2000, où je venais recueillir de lui un entretien pour
Spectacle du Monde, il me prévenait en souriant : « Monsieur l’Abbé, nous ne parlerons pas de "programme de pontificat" » (le thème d’un de mes précédents articles dans la revue
Catholica avait été : à la différence du cardinal Martini, les ratzinguériens ne proposent pas de « programme de pontificat »). Et d’ajouter splendidement : « Notre programme, c’est le magistère ! » En fin d’entretien, lui posant ma dernière question, très journalistique j’en conviens : « Vous savez, Eminence, que vous êtes un
cardinal très populaire : un sondage Internet vous donne, sur cinquante sept mille réponses, 28 % d’opinions favorables, etc. », je commis un fâcheux lapsus : « Vous savez Eminence que vous êtes un
candidat très populaire… ». Le cardinal-candidat éclata de rire, mais sa réponse fut celle d’un homme prêt très modestement à répondre à l’appel de Dieu : « Pour ce qui est de ces candidatures et de ces sondages, je trouve cela tout à fait ridicule : nous avons un pape et c’est le Seigneur qui décide en tout du quand, du comment. Mais c’est vrai qu’être pasteur aujourd’hui dans l’Eglise exige un grand courage. Avec notre faiblesse – je suis un homme faible – nous pourrons tout de même prendre le risque de faire notre devoir de pasteurs. Parce que c’est le Seigneur qui agit et qu’il a dit à ses apôtres qu’à l’heure de la confrontation ils ne réfléchissent pas avec inquiétude comment se défendre et que dire, mais que l’Esprit leur enseignera ce qu’il faut dire. Cela aussi est pour moi une chose très réaliste. Même avec mon peu de force, et je dirais même à cause de cela, le Seigneur pourra faire en moi ce qu’il voudra ».
Le seul pape possible
Cinq années passèrent, ou presque. Tel prélat de Curie, qui avait imaginé une élection presque par acclamation – un cardinal se lèverait dans le Conclave, et dirait : « Je propose d’élever le cardinal Ratzinger au trône de Pierre » – n’y croyait plus. Le fidèle secrétaire, Mgr Clemens, non plus semble-t-il, qui demanda un autre poste, en prévision de la retraite définitive du cardinal.
Au reste, la faveur de l’ensemble du catholicisme « identitaire » ne pouvait pas suffire à faire un pape. Les élections pontificales nécessitent les deux tiers des voix du collège des cardinaux électeurs (ceux de moins de 80 ans), et comme toutes les élections du monde, celles de la Sixtine se jouent au centre. Le centre du collège s’était, il est vrai, considérablement déplacé vers la droite au cours du pontificat de Jean-Paul II. Et la signification de l’élection pontificale s’était modifiée. Celle de 1963 (Paul VI), la première de 1978 (Jean-Paul Ier) et la deuxième de 1978 (Jean-Paul II) avaient vu, en effet, s’opposer trois tendances : d’un côté, les traditionalistes issus de la minorité conciliaire (Siri en 1963 et 1978) ; de l’autre, le centre gauche (Lercaro en 1963, Pignedoli en 1978) ; et le centre droit qui l’avait emporté à chaque élection (Montini en 1963 ; Luciani en 1978, puis Wojtyla, toujours en 1978 en raison de l’échec de Benelli). Autrement dit, pour sauver le « vrai » Concile tant contre les « progressistes » que contre les « intégristes », les cardinaux de centre-droit avaient choisi des « hypothèses » toujours plus conservatrices (Montini, Luciani, Wojtyla). Mais en 2005, le traditionalisme (Siri, Oddi, Palazzini, etc.) n’étant plus représenté chez les cardinaux électeurs, et les « progressistes » étant de poids négligeable, c’était l’explosion de l’Église qu’on veut éviter et non plus celle du Concile.
Le samedi 16 avril, deux jours avant l’ouverture du conclave, avant l’heure du
pranzo, je me suis faufilé pour saluer le cardinal doyen du Sacré-Collège, Joseph Ratzinger, qui rentrait à son domicile, place Ste-Anne, escorté d’un appareil policier de chef d’État, car je voulais « prendre la température » de son entourage. Les « aides de camp » ecclésiastiques étaient d’ores et déjà jubilants : tous les comptes de voix faits et refaits par les spécialistes donnaient à Joseph Ratzinger une très large avance (on racontait que l’austère cardinal Ruini, le principal grand électeur de Joseph Ratzinger, était rentré dans ses appartements du Vicariat, au Latran, en esquissant des pas de danse…). La tension qui persistait venait du fait qu’on savait aussi que Joseph Ratzinger se désisterait si l’élection n’était pas très rapide, à défaut de quoi l’Église serait encore plus ingouvernable qu’elle n’était. Il fallait donc qu’en quelques tours de scrutin, 77 voix se portent sur son nom. Or, il n’était pas exclu que les opposants cimentent durant un certain temps la fameuse « minorité de blocage » (39 voix pour cette fois), pour obliger ensuite les partisans du cardinal Ratzinger à transiger sur un nom de compromis, comme par exemple celui du cardinal Antonelli, archevêque de Florence.
La force des ratzinguériens était dans les personnalités restauratrices qui entouraient le Préfet de la Congrégation de la Foi : Ruini, le cardinal vicaire de Rome, Scola, patriarche de Venise, Biffi, ancien cardinal de Bologne, Bertone de Gênes, le pieux Herranz de l’Opus Dei qui s’était chargé de lancer la « candidature », etc. S’ajoutaient des grands électeurs qui dépassaient ce cercle restaurationiste : le cardinal Lustiger de Paris, le mouvant cardinal Schönborn de Vienne.
En face, les libéraux (des libéraux très modérés, mais qui avaient l’appui de la « gauche », notamment celle du clan Silvestrini, qui ne votait pas en raison de l’âge tout en conservant une grande influence) ont été pris de court par la montée de Ratzinger, ou plus exactement par le fait que le cardinal jésuite Martini, ancien archevêque de Milan, était devenu trop malade pour prétendre au Souverain Pontificat. Les prétendants de remplacement ne pesaient pas, loin de là, le même poids : Dionigi Tettamanzi, archevêque du plus gros diocèse de la chrétienté, Milan, dont tout le monde savait qu’il « en voulait » parce qu’il l’avait dit à tout le monde ; Angelo Sodano, 77 ans, Secrétaire d’État de Jean-Paul II, de couleur plus conservatrice que le précédent, qui s’imaginait curieusement être populaire ; Giovanni Battista Re, 71 ans, qui d’abord à la Secrétairerie d’État, puis comme Préfet de la Congrégation des Évêques, s’était imposé (avec le cardinal Sepe, préfet de l’Évangélisation des peuples) comme l’un des personnages indispensables et incontournables de la fin du pontificat précédent, faiseur d’évêques, de nonces, de cardinaux.
Mais pendant ce temps, les millions de pèlerins venus à Rome pour saluer la dépouille de Jean-Paul II désignaient en quelque sorte aux cardinaux électeurs par leurs acclamations le doyen du Sacré Collège qui présidait les funérailles. Le climat émotionnel aidant, il apparaissait comme le seul possible. Le seul qui semblait apte à « faire du ménage », alors que les rapports plus qu’alarmants sur l’état du sacerdoce circulaient entre cardinaux, cristallisant une formidable et très légitime inquiétude. Lors du Chemin de Croix au Colisée qui avait précédé la mort de Jean-Paul II, le 25 mars 2005, il avait dit : « Que de souillures dans l’Église, et particulièrement parmi ceux qui, dans le sacerdoce, devraient lui appartenir totalement ! Combien d’orgueil et d’autosuffisance ! » (méditation de la 9ème station). Le seul qui paraissait capable de prendre en main une Église exsangue, qui malgré le formidable charisme de Jean-Paul II, voyait s’accélérer, se nourrissant lui-même, l’effondrement historique du catholicisme d’Occident (vocations, fidèles, catéchismes, etc.) Toujours, lors du Chemin de Croix du 25 mars : « Seigneur, ton Église nous semble une barque prête à couler, une barque qui prend l’eau de toute part. Et dans ton champ, nous voyons plus d’ivraie que de bon grain. Les vêtements et le visage si sales de ton Église nous effraient. Mais c’est nous-mêmes qui les salissons ! » (prière de la 9ème station). Le seul dont on pouvait croire qu’il avait des chances de redresser l’image morale et ecclésiale du prêtre en Amérique, en Afrique, aux Philippines, et de réchauffer peut-être un peu la foi refroidie de l’Occident. « Comme s’il n’y avait plus eu d’autres candidats envisageables ! », s’exclamera plus tard le cardinal anonyme interrogé par Olivier Le Gendre dans
la Confession d’un cardinal (J.C. Lattès, 2007).
En fait c’est sur le cardinal jésuite Bergoglio, archevêque de Buenos-Aires – beaucoup plus « progressiste » qu’il n’y paraissait et véritable continuateur du cardinal Martini –, et non sur les Italiens balayés au premier scrutin, que se reportèrent les voix opposées. Les voix de Bergoglio montèrent à 40 voix au 3ème vote, mais Joseph Ratzinger dépassait déjà les 70 voix. Dans l’après-midi du deuxième jour, le 19 avril, au 4ème vote, quand à 17h 30, le scrutateur annonça pour la 77ème fois : « Ratzinger », l’assemblée, tendue comme un arc, éclata en applaudissements qui se prolongèrent durant toute la fin du dépouillement, lequel donnait à l’élu 84 voix. Peu après, la fumée blanche s’élevait sur l’angle droit de la Place Saint-Pierre et la grosse cloche de bronze de l’
Arco della campana commençait à s’ébranler :
Il papa e fatto !
L’annonce de la « conclusion » du Concile
Peut-on tenter d’imaginer, cinq ans plus tard, les jugements que porteront les historiens du futur ? On a parlé, en 2005 d’élection d’un
pape de transition, comme en 1958, lors de celle de Jean XXIII, non seulement à cause de l’âge avancé de l’un et l’autre pontifes, mais aussi parce ce que l’on sentait, dans les deux cas, que se préparait une évolution importante.
En sens inverse ? Inverse sans aucun doute était le contexte. En 1958, l’Église entrait dans une espèce de bulle d’optimisme, dans laquelle elle allait vivre jusqu’en 68, malgré de nombreux signes annonciateurs d’une déferlante de sécularisation avec ses conséquences internes gravissimes. En 2005 – et aujourd’hui plus encore – le contexte, surtout en Occident, est celui de la continuation de l’effondrement pastoral, sacerdotal, catéchétique,
mémoriel diraient aussi les sociologues, auquel personne ne sait vraiment quelle réponse donner. Le long trou noir de l’enseignement catéchétique inexistant, ou tout comme, depuis le Concile, fait que cette tendance ne pourra être inversée de longtemps.
Un point de convergence cependant étonne. Le cardinal Roncalli avait été élu,
grosso modo parce qu’une part des cardinaux voulaient sortir du « trop de doctrine » du règne de Pie XII. Or, le pape Ratzinger, déjà maître d’œuvre d’une avalanche de textes doctrinaux de « restauration » lorsqu’intervint son élévation au Souverain Pontificat, a semblé s’autocensurer lui-même : depuis son élection, pratiquement plus aucun texte de ce type n’est publié (une encyclique sur la charité, une autre sur l’espérance, une troisième sur les principes les plus élevés de la « doctrine sociale »).
Mais dans cet espèce de grand silence– tout relatif, bien sûr – sont intervenus quelques textes et quelques actes d’apparence modeste, mais cependant possiblement « prophétiques » d’importants ébranlements et développements futurs : le discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005, qui tout en privilégiant une interprétation de Vatican II (l’herméneutique de continuité) dit en définitive officiellement que 40 ans après, la signification de Vatican II est encore à débattre ; la conférence de Ratisbonne, du 17 septembre 2006, qui ébranle les certitudes en matière de dialogue interreligieux ; le Motu Proprio
Summorum Pontificum du 7 juillet 2007, dont la portée dépasse de la même manière son objet propre (affirmer que la messe ancienne n’est pas abolie) en ce qu’il pousse à un remodelage du culte des paroisses ; l’ouverture enfin d’un processus d’« uniatisme » en direction des anglicans qui rebat les cartes en matière d’œcuménisme.
Au fond, l’acte principal du pontificat de Jean XXIII aura été l’annonce de l’ouverture du Concile, faisant de son règne un préalable à la formidable mutation que cette assemblée allait engendrer sous son successeur. L’initiative historique principale de Benoît XVI ne sera-t-elle pas d’annoncer en quelque sorte la « conclusion » à venir de l’événement de Vatican II et de ses suites ?
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