Aletheia n°77 - 22 juin 2005
L'affaire Dehon
Le Père Léon Dehon (1843-1925), fondateur de la Congrégation des Prêtres du Sacré-Cœur (aujourd’hui plus de 2.000 religieux, présents dans trente-six pays), devait être béatifié le 24 avril dernier. La mort de Jean-Paul II, le 2 avril, semblait n’avoir fait que retarder la cérémonie. Puis, elle a disparu des célébrations programmées dans les premières semaines du pontificat de Benoît XVI, avant que le Saint-Siège fasse savoir, début juin, qu’une Commission, sous l’autorité de la Secrétairerie d’Etat, était chargée de réexaminer le dossier.
Le principal texte en cause
L’arrêt de la procédure de béatification est dû à des “ écrits antisémites ” du P. Dehon. Le Monde (10 juin) et La Croix (9 juin) en citent, presque à l’identique, de courts extraits. Des écrits du P. Dehon – mais qui les a lus ? – ne sont retenus par la presse que quelques bouts de phrase tirés de leur contexte.
Les ouvrages importants du P. Dehon marquent à la fois son souci premier de réforme sociale selon la doctrine catholique (Catéchisme social, 1898, 312 pages) et la spiritualité spécifique de la congrégation qu’il a fondée (Etudes sur le Sacré-Cœur ou Contribution à la préparation d’une somme doctrinale du Sacré-Cœur de Jésus, 1922 et 1923, 234 et 244 pages). Ces ouvrages sont-ils vraiment marqués d’une “ ardente haine antisémite ” comme l’écrit Le Monde ?
Si l’on se reporte au Catéchisme social (Paris, Bloud et Barral, 1898), on voit que la question juive n’y occupe qu’une place très réduite (un peu plus d’une page sur un total de trois cent douze). Dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, le P. Dehon dressait un “ sommaire d’une histoire sociale de l’Eglise ”, qui allait du “ monde romain ” jusqu’au “ réveil ” qu’il voyait poindre de son temps.
Ce “ réveil ” il le décrivait en huit paragraphes : “ L’intervention de Léon XIII ”, “ L’esprit d’association ”, “ La démocratie chrétienne ”, etc. “ La réaction antisémite ” n’était qu’un des éléments, parmi d’autres, de ce “ réveil ” (le sixième des huit signes que le P. Dehon relevait).
Voici le texte en son intégralité.
VIe. La réaction antisémite
Eh oui ! C’est encore là un signe d’espérance. Il peut y avoir un peu d’exagération dans ce mouvement, il y en a toujours quand une force ou une liberté comprimée réagissent et se relèvent.
Il est certain que le juif et le chrétien ne sont pas à armes égales, puisque le talmud met au large la conscience des juifs et des chrétiens. Il faut donc, pour rétablir l’équilibre, quelques restrictions aux libertés des juifs. Les états chrétiens l’ont toujours compris. La France a même encore quelques lois existantes pour les contenir, mais elle ne les applique plus.
Le peuple juif a des instincts inéluctables. Il a la soif de l’or, il a le Christ pour ennemi. Laissé libre et doué d’un grand talent pour la spéculation, il a conquis notre or et il nous tient asservis. Il tient la presse et l’opinion. il remplit nos grandes écoles publiques et vise à s’emparer de l’administration et de la magistrature. C’est une conquête entamée et déjà bien avancée. Nos gouvernements sont esclaves de la Haute Banque. Ils ne peuvent plus prendre une mesure qui déplaise aux milliardaires, sans que ceux-ci élèvent la voix et menacent de provoquer une crise à la Bourse. Nous sommes esclaves, c’est entendu. Mais enfin nous l’avons compris, particulièrement en France et en Autriche, et l’on dit qu’un homme averti en vaut deux. L’alarme est donnée. La question est soulevée, l’attention est éveillée, il faudra bien qu’une solution vienne et ce sera encore un triomphe pour les vieux principes de l’Eglise.
Sans préjuger du résultat des travaux de la Commission romaine qui est en train de réexaminer le “ cas Dehon ”, on peut faire quelques remarques :
• L’ antisémitisme qu’exprime ce texte du P. Dehon n’est pas un antisémitisme racial. Le P. Dehon ne récuse pas l’épithète “ antisémite ”. Mais c’est un antisémitisme social et économique. Le Juif est réputé accaparer “ l’or ” français, et dominer “ la presse et l’opinion ”. Est-ce une vision historique fausse, ou exagérée, pour la France de 1898 ? Les historiens ont déjà répondu à cette question. En tout cas, ce n’est pas, chez le P. Dehon, un antisémitisme racial.
• Le P. Dehon n’a pas fait de l’antisémitisme le fond de sa doctrine sociale. Le texte n’occupe qu’un peu plus d’une page de son Catéchisme social. Sa vision économique et sociale de la question juive ne lui est pas propre, ni même particulière à certains milieux catholiques ou nationalistes du temps. On trouverait aisément une analyse et une argumentation semblables sous certaines plumes socialistes du temps (Jules Guesde, par exemple).
• Pendant longtemps, les quelques pages “ antisémites ” du P. Dehon, dans la mesure où il n’a jamais appelé au progrom ou même à l’expulsion des Juifs, n’ont pas constitué, finalement, un obstacle à sa cause de béatification. Si on se rapporte à l’état des causes en cours auprès de la Congrégation des Causes des saints, on relève les étapes suivantes [1] :
- double Decretum super scriptis, les 20 juillet 1960 puis 19 novembre 1971, attestant que “les écrits du serviteur de Dieu ne contiennent rien qui soit contraire à la foi et aux bonnes mœurs”.
- nomination d’un Rapporteur en 1984.
- “Décret sur la validité de la procédure”, le 21 octobre 1988.
- Decretum super virtutibus le 8 avril 1897, décret de la Congrégation des Causes des Saints, approuvé par le Saint-Père, qui reconnaît que le P. Dehon a exercé les vertus chrétiennes de manière héroïque.
• Le report ou l’ajournement (?) sine die d’une béatification, déjà programmée, est un fait sans précédent dans l’histoire des béatifications et canonisations. Mais beaucoup d’autres causes ont été interrompues dans le passé. Parfois pour des motifs très proches : en 1991, au lieu de la proclamation de l’héroïcité des vertus de la reine Isabelle la Catholique (1451-1504), qui était jugée imminente, fut annoncé, de manière officieuse, l’ajournement sine die de la procédure. Des protestations étaient parvenues au Saint-Siège qui mettaient en cause le décret d’expulsion des juifs d’Espagne signé par la reine en 1492. Ces protestations émanaient de milieux catholiques et d’organisations juives. Avait été décisif, semble-t-il, dans la décision romaine d’interrompre la procédure, un rapport établi par le P. Jean Dujardin, secrétaire du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme ; un rapport de huit pages envoyé le 19 octobre 1990.
Dans le cas du P. Dehon, c’est l’historien Jean-Dominique Durand qui a alerté l’épiscopat français. Les cardinaux Lustiger et Barbarin et Mgr Ricard, président de la Conférence épiscopale française, ont fait part de leur inquiétude et de leur désaccord au Saint-Siège. Le changement de pontificat a permis d’annuler la cérémonie de béatification prévue.
• L’annonce de l’annulation de la béatification du P. Dehon a été faite peu de jours avant que Benoît XVI reçoive au Vatican, le 9 juin, les représentants des principales institutions juives : le rabbin Israel Singer, président de l’International Jeewish Committee on Interreligious Consultations et Edgar Bronfman, président du Congrès Juif Mondial.
En l’absence de toute affirmation publique de la chose, on n’affirmera pas que la décision du Saint-Siège a répondu à une demande de ces institutions juives (voire à une condition posée à leur visite). En revanche, elle peut être interprétée comme un signe fait en direction du judaïsme. Au cours de l’audience accordée aux représentants cités, Benoît XVI a réaffirmé sa détermination à poursuivre le “ dialogue avec l’hébraïsme ”, dans le sens d’une “ compréhension ” et d’une “ estime plus grandes entre juifs et chrétiens ” et dans la volonté de “ condamner aussi la haine, la persécution et l’antisémitisme ”.
• Sans qu’il faille, cette fois, établir un lien direct avec la non-béatification du P. Dehon, on remarquera aussi que Benoît XVI ne poursuivra sans doute pas la “ politique ” de béatifications et de canonisations menée par son prédécesseur. Déjà, pour mieux marquer la différence entre béatification et canonisation, le Pape ne préside plus les cérémonies de béatification, même quand elles ont lieu à Rome. Le 14 mai dernier, c’est le cardinal José Saraiva Martins, Préfet de la Congrégation pour les Causes des saints, qui a présidé la cérémonie de béatification de deux religieuses, Mère Marianne de Molokaï et Mère Ascension du Cœur de Jésus. Benoît XVI, même s’il engage toujours son autorité dans l’approbation de tous les décrets de la Congrégation, se réserve désormais uniquement les cérémonies de canonisation.
[1] Congregatio de Causis sanctorum, Index ac status causarum, Città del Vaticano, 1999, p. 226